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29 / 10 / 2020 | 344 vues
Rodolphe Helderlé / Journaliste
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Qu’est-ce qu’une « transition juste » pour une entreprise ?

Comment les entreprises peuvent-elle anticiper les changements radicaux portés par l’écologie et le numérique ? Comment en faire des « transitions justes » pour les salariés mais aussi aux yeux des investisseurs-actionnaires et des citoyens-consommateurs ? Le 28 février, Oasys Consultants, Vigeo Eiris et Miroir Social organisaient une matinée débat pour croiser des échos diversifiés sur le sens d’une « transition juste » dans une salle comble de 150 personnes, où l’on retrouvait DRH, directeurs financiers, représentants du personnel, militants associatifs et investisseurs.


Préambule Covid-19 
 

  • La crise sanitaire est depuis passée par là en mettant toutes les entreprises à l’épreuve d’une rupture qu’aucune n’avait anticipé. Pour autant, certaines étaient plus prêtes que d’autres. Les témoignages des personnes qui sont intervenues prennent aujourd'hui un sens particulier à la lumière de cette pandémie. 
     

« Cette crise révèle les limites des entreprises qui ont une approche trop court terme et/ou uniquement financière. Se donner des objectifs extra financiers, au-delà de la maîtrise des enjeux technologiques et digitaux, permet de se placer dans les meilleures conditions pour anticiper et gérer la survenance de crise, telle celle du Covid-19. Vigeo Eiris a conduit entre le 30 janvier et le 24 avril une étude auprès de 7700 émetteurs dans le monde ; il en ressort que les pratiques RSE peuvent être des outils puissants pour faire face à une crise d’une telle ampleur » - Sabine Lochmann, présidente de Vigeo Eiris. 


« C’est une épreuve de vérité sur la capacité des entreprises à rester juste face à ce qui est de fait une rupture et non une transition. Licencier en ne prenant en compte que des indicateurs financiers ne suffira pas pour repartir. C’est plus que jamais l’intelligence collective qui permettra aux entreprises de rebondir avec des résultats qui se mesureront d’ici 12 à 18 mois »  - Élisabeth Guy-Duboist, directrice de projet chez Oasys Consultants. 

 

La synthèse des échanges du 28 février 2020
 

Quel accompagnement entre acceptabilité sociale, économique et sociétale ?
 

La définition de ce qu’est une « transition juste » appartient finalement à chacun. C’est dans la diversité des approches qu’il s’agit de trouver l’équilibre du consensus. Une chose est certaine, une transition ne se décrète pas.
 

« Il n’y a pas de recette miracle mais anticiper, c’est se donner les moyens de déboucher sur un diagnostic partagé et co-construit, entre la direction et les syndicats en impliquant pleinement les salariés et en tenant un discours de vérité sur la réalité des situations. Ce n’est qu’à ces conditions qu’un véritable accompagnement est possible et qu’une transition, quelle qu’en soit sa source, peut être perçue comme moins injuste par les salariés », souligne Élisabeth Guy-Duboist, directrice de projet chez Oasys Consultants.
 

Une mobilité écologique accessible au plus grand nombre
 

L’exercice du diagnostic partagé n’est pas facile, à l’image de Renault qui invite l’ensemble des organisations syndicales à participer à un « groupe de réflexion paritaire » en amont des négociations, comme c’est actuellement le cas dans le cadre du nouvel accord de compétitivité. Les enjeux de transformation se trouvent au cœur des propositions. « Il faut satisfaire au besoin d’une mobilité accessible au plus grand nombre tout en répondant aux enjeux sociaux et environnementaux. Or l’obsession des marges pour répondre aux exigences des actionnaires nous conduit sur une fausse route », considère Fabien Gâche, le coordinateur CGT de Renault… Le syndicat propose par exemple de fabriquer un petit véhicule électrique populaire en France, déjà conceptualisé et réalisé par l’ingénierie et qui serait commercialisé au prix de 10 000 € (+ 25 euros par mois pour la location de batterie rechargeable sur une prise basique) avec une autonomie d’environ 120 km. Un véhicule réellement accessible, à la différence d’une Zoé, avec un objectif de 100 000 ventes par an. Un véhicule s’inscrivant dans une complémentarité avec les transports collectifs. Et Fabien Gâche d’expliquer : « À l’inverse du nouveau plan de compétitivité qui est avancé par la direction, il est temps de changer notre regard sur la mobilité quand on sait que 80 % des déplacements en voitures concernent des trajets domicile-travail de moins de 20 kilomètres et que l’âge moyen du parc automobile en France est de plus de neuf ans ». Démontage et recyclage des véhicules sur les chaînes, développement d’une filière batterie en France sont également au cœur des sujets que le syndicat entend porter auprès des salariés en cohérence avec la confédération CGT qui s’est récemment rapprochée de Greenpeace France et d’Attac pour imaginer un pacte social et environnemental. Les syndicats ont pris conscience de l’enjeu. Il y a un an, le 5 mars 2019, le pacte pour le pouvoir de vivre a ainsi été lancé au siège de la CFDT, avec la CFTC, l’UNSA et des associations environnementales et de solidarité pour conjuguer écologie et social.
 

Économie circulaire ou pollution circulaire ?
 

L’usine Alteo de Gardanne, qui a rejeté des boues rouges (des résidus résultants de la transformation de la bauxite en alumine que l’on retrouve dans des produits de hautes technologies comme les écrans de nos télévisions ou de nos portables) dans la Méditerranée, par 320 mètres de fond dans la fosse de Cassidaigne jusque fin 2015, connaît très bien les enjeux environnementaux. 
 

« La pression des associations écologiques a été forte, parfois excessive. Lors des réunions à la préfecture, il était impossible de se parler avec certaines d’entre elles. Reste que cette pression sociétale a contribué à réduire les délais réglementaires qui ont été imposés à Alteo sur ces rejets », explique François Moreux, délégué national du développement durable et de la RSE à la CFE-CGC, laquelle s’est particulièrement impliquée dans la défense d’une usine employant 500 salariés. Fin 2020, l’usine ne devrait plus rejeter que de l’eau douce en mer. Selon François Moreux, dont la confédération est la seule signataire du Global Compact des Nations-Unies sur la responsabilité sociétale des organisations, « grâce aux investissements réalisés, la production d’alumine à Gardanne affiche un taux de déchets de 0,63, contre une moyenne mondiale de 1,5. Dans une usine concurrente implantée en Hongrie, le ratio de déchets grimpe à 3. C’est un élément à prendre en compte dans la localisation du site de production ». Des résidus que l’usine Alteo, placée en redressement judiciaire depuis début 2020, entend désormais transformer en briques. Du côté de l’association écologique ZEA, on préfère parler de « pollution circulaire » à propos de la potentielle réutilisation de ces résidus tandis que la direction d’Alteo distille ses informations en mode vrai/faux sur un site internet spécialement consacré au volet environnemental de son activité industrielle.
 

Nouvelles frontières de la concertation
 

Aujourd’hui, toute la filière de l’emballage se trouve confrontée au « plastic bashing » (1). Joseph Tayefeh, délégué général du syndicat patronal Plastalliance, considère que « le cadre réglementaire français est le plus contraignant d’Europe et ne laisse pas le temps aux industriels de s’adapter alors que la demande mondiale progresse ». Et d'ajouter : « Il ne faut pas perdre de vue que la France fait partie des très mauvais élèves européens concernant le recyclage des emballages plastiques. Cela bloque les investissements et donc les capacités d’innovation ». Autre conséquence, les entreprises de l’emballage (30 000 salariés) sont beaucoup moins attractives qu’elles n’ont pu l’être en matière de recrutement.



Raison de plus pour réagir. « Progresser dans l’éco-conception des produits passe par la capacité à impliquer les associations environnementales, la recherche, les recycleurs, les acheteurs ou encore les certificateurs. C’est le sens du premier syndicat éco-responsable que nous avons créé début 2020 », affirme le délégué général, par ailleurs directeur général de ce nouveau syndicat ouvert à l’international, baptisé Green Plasturgie. L’association Expédition 7e continent, dont l’objet vise à mieux comprendre pour réduire la pollution plastique dans les océans, vient de rejoindre Green Plasturgie. « Il y a dix ans, les industriels de la plasturgie nous fermaient les portes. C’est dommage mais maintenant que celles-ci s’ouvrent, nous n’allons pas laisser passer l’occasion. Il faut être pragmatique et sortir de la guerre de tranchées entre les associations environnementales et les industriels. Je ne suis pas contre le plastique, je ne veux simplement plus le retrouver dans la mer ou dans les fleuves », explique, Patrick Deixonne, navigateur et fondateur de cette association à objet scientifique en 2009 après la traversée à la rame de l’Atlantique, qui explique que l’alerte lancée en 2016 par 7e continent sur la présence de micro-plastiques dans les fleuves a pu conduire Suez (l’un des partenaires) à l’intégrer dans ses stations d'épuration et d’ainsi en faire un avantage concurrentiel. 





Le besoin de nouveaux espaces de concertation est manifeste.  À défaut, les oppositions seront de plus en plus radicales. « Les contraintes réglementaires ne sont pas au niveau. On le voit dans la récente décision de justice qui interdit l’extension de l’aéroport de Heathrow, à Londres. C’est ce qui explique la puissance des mouvement de désobéissance civile et libertaires. Le cadre de la concertation des parties prenantes n’est plus adapté », estime Farid Baddache, président du cabinet de conseil Ksapa qui accompagne les entreprises et les investisseurs dans la transformation de leur modèle économique au regard des enjeux écologiques notamment. Le défi est de taille, confirme le fondateur de Ksapa : « les dirigeants doivent dès maintenant intégrer la trajectoire de réduction de 80 % des émissions carbone en ligne avec les travaux du GIEC. À l’enjeu climatique, il faut aussi qu’ils intègrent les enjeux du numérique. Le tout mène à revisiter les modèles des pactes sociaux territoriaux, avec des responsabilités plus diluées, pour créer de l’emploi et de la valeur dans des zones en profondes transformation »

(1) Le regard porté sur le plastique à usage unique a toutefois considérablement été modifié avec la crise pandémique du Covid-19, notamment sur les emballages alimentaires. 
 

Comment mesurer les efforts et les résultats d’une « transition juste » ?
 

À l’heure où les entreprises et des secteurs d'activités se transforment face aux enjeux environnementaux et numériques, les investisseurs scrutent attentivement les indicateurs extra-financiers (ESG pour environnementaux, sociaux et gouvernance) qui illustrent leur capacité à y faire face.
 

« À la différence de la notation strictement financière qui mesure les risques de solvabilité à court terme depuis plus d’un siècle, la notation ESG appréhende les risques de durabilité à moyen et long terme depuis une vingtaine d’années. Les rating financiers et ESG forment un tout complémentaire pour évaluer les performances des entreprises cotées. La notation ESG appréhende des zones de risques non couvertes par l’évaluation de la solvabilité, en mesurant notamment la capacité des entreprises à prendre les attentes de leurs parties prenantes en compte, qui sont autant de facteurs de risques et d’opportunités. Chez Vigeo Eiris, cette notation se base sur des normes et standards internationaux qui intègrent par exemple les risques numériques et plus particulièrement les nouveaux principes de l’OCDE sur l’intelligence artificielle », explique Sabine Lochmann, présidente de Vigeo Eiris dont l’agence de notation financière Moody’s est devenue l’actionnaire de référence en avril 2019.


Quelles justifications économiques des indicateurs extra-financiers ?
 

La notation extra-financière est une habitude dans toutes les grandes entreprises cotées. Selon Jean-Christophe Sciberras, directeur des relations sociales du groupe Axa, « il faut se donner les moyens d’économiquement justifier la juste combinaison de l’environnemental et du social dans les arbitrages que doit opérer une direction générale. C’est le seul argument pour convaincre. Chez Solvay, par exemple, l’émission de CO2 a été financièrement valorisée pour être prise en compte afin d’arbitrer entre les projets d’investissement. Cela vaut autant pour le social avec, par exemple, la valeur ajoutée d’un recrutement diversifié selon les genres et les origines. La qualité du dialogue social doit aussi pouvoir se mesurer ». Et l’ancien président de l’ANDRH d’affirmer que « pour progresser, l’entreprise a besoin d’être challengée par les différentes parties prenantes que sont les clients, les salariés, les syndicats et les citoyens dans des lieux à inventer pour se rencontrer »


Licenciements, démissions, ruptures conventionnelles, départs à la retraite, liens entre formation et évolution professionnelle sur de nouveaux métiers et ratio de postes pourvus par la mobilité interne représentent autant d’indicateurs susceptibles d’illustrer la transformation d’une entreprise. Mais l’évaluation extra-financière ne concerne désormais plus seulement les grandes entreprises cotées mais tout le tissu des PME et ETI à travers des sociétés de capital-investissement. Ainsi, 14,7 milliards d’euros ont été investis dans 7 500 start-ups, PME et ETI en 2018, avec 210 000 créations d’emploi entre 2012 et 2017. « Nous évaluons d’abord la capacité des dirigeants à anticiper les changements, notamment à travers ses investissements et son adaptation aux nouveaux usages et aux opportunités de marché. C’est une condition nécessaire, a fortiori dans une PME qui doit être adaptable. Nous passons ensuite les indicateurs financiers et extra-financiers en revue avec une grille d’analyse sociale, environnementale et de gouvernance (critères ESG). Il est essentiel que l’entreprise dans laquelle nous investissons pour une durée moyenne de 4 à 5 ans dégage de la valeur à la fois pour nous, ses dirigeants, mais aussi ses salariés à travers l’intéressement, par exemple », explique Olivier Boré, président d’Alliance Entreprendre, une société de capital-investissement figurant au capital de plusieurs PME de l’emballage mais qui exclut en revanche des secteurs comme le tabac et le charbon. Signataire des principes pour l’investissement responsable soutenu par les Nations-Unies, Alliance Entreprendre s’est dotée de sa propre charte ESG.
 

Quelle transparence sur les indicateurs ESG ?
 

À l’instar des indicateurs financiers, les indicateurs de suivi extra-financiers vont de plus en plus être publics. « La loi PACTE vise à apporter un cadre souple de transformation et de développement aux entreprises tandis que le nouveau statut d’entreprise à mission qui s’y intègre permettra à celles qui acceptent de jouer le jeu de la contractualisation des objectifs d’en faire un réel levier de différentiation économique », confirme Didier Baichère, député LREM des Yvelines et ancien DRH qui s’est engagé pour l’inclusion économique et la lutte contre les discriminations. Celui-ci de poursuivre : « la lutte contre les discriminations à l’emploi, directes et indirectes, pose bien la capacité des entreprises à adopter des démarches à la fois plus performantes et plus justes. Cela passe par accepter de rendre compte de leur progrès en la matière en toute transparence. Rien de plus simple ».
 

Afficher les indicateurs est plus facile quand la transition est pleinement assumée comme au Crédit Immobilier de France, entreprise atypique, mise sous garantie d’État, qui, en 2012, a programmé sa fermeture en mode résolution ordonnée pour 2035. C’est la réglementation qui a scellé la fin de cette société qui proposait des prêts d’accession à la propriété sur vingt-cinq ans sans être adossée à un réseau bancaire. Depuis 2012, l’entreprise enchaîne ainsi les PSE et est ainsi passée de 2 500 salariés à moins de 300. Selon France Gielen, à la tête de la direction des relations humaines et des compétences (nouveau nom de la DRH depuis janvier 2020), « une transition est juste quand les salariés ne la subissent pas mais en sont les premiers acteurs. Nous sommes devenus un laboratoire en matière de gestion des risques et d’organisation. Nous allons fermer mais, paradoxalement, les projets fourmillent. De nouveaux métiers ont émergé, comme celui de l’animation de nos prestataires qui sont de plus en plus nombreux. L’employabilité des salariés a progressé ». À partir de là, la direction se fait fort de mettre en avant le taux de reclassement des salariés atteignant les 95 % sur le dernier PSE autant que les parcours de ces derniers via notamment VeryApte, un blog où de vrais ex-salariés racontent comment ils ont rebondi (https://www.veryapte.com/). À tout moment, les salariés peuvent intégrer l’antenne d’emploi animée par une équipe d’Oasys Consultants, même s’ils ne sont pas concernés par le PSE en cours. L’occasion pour le cabinet de décliner son approche de la « transition apprenante ». Avec cette même logique d’anticipation, les salariés ont la possibilité, quand ils le souhaitent, de mobiliser les 15 000 euros de budget de formation dont ils disposent dans le cadre des mesures d’accompagnement du PSE. Globalement, le budget formation représente 10 % de la masse salariale (4 % sur le plan de développement des compétences et 6 % dans le cadre du PSE). « La capacité à accompagner cette transition se mesure aussi par le ratio d’employés des relations humaines qui accompagnent les salariés encore en poste mais aussi en congés de reclassement. On est sur un ratio de 1 responsable des relations humaines pour 125 salariés. Un poste est spécifiquement consacré à la prévention et deux autres à l’accompagnement du changement », précise France Gielen dont l’équipe compte ainsi 13 salariés.
 

Compte personnel de transition

 

Quelles seront les clefs pour suivre la transition à l’échelle d’un secteur d’activité comme celui du nucléaire ? Avec Fessenheim, la fermeture programmée de 15 réacteurs avant 2035 vient de commencer. C’est une véritable GPEC dans une filière de 220 000 salariés dont plus de 73 % travaillent dans la sous-traitance qu’il va falloir mettre en place. Le tout alors que la moitié des effectifs partira à la retraite d’ici l’échéance et qu’il faudra aussi recruter pour préserver des compétences critiques, d’autant que six à huit réacteurs, plus modernes, seront construits dans le même temps. Voilà l’équation posée. « Collectivement, il faut d'abord être en capacité de sécuriser le transfert de tous les salariés et pas juste ceux qui ont des compétences critiques dans le cadre des changements de contrats entre les donneurs d’ordre et les sous-traitants », affirme comme préalable Jean-Pierre Bachmann, le Secrétaire général de l'Union Fédérale des syndicats CFDT du nucléaire et membre du Comité de pilotage stratégique de la filière nucléaire. Et ce dernier de proposer en forme d’ouverture-conclusive : « pour éviter que les salariés vivent la fermeture des centrales comme une vraie rupture, nous portons l’idée d’un compte personnel de transition. C’est aussi, à titre individuel, que chaque salarié doit pouvoir suivre la transition. Il y a beaucoup d’idées reçues sur la capacité à reconvertir les sites au travers du démantèlement et les salariés concernés, eux, ne sont pas dupes ».