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06 / 11 / 2020 | 1303 vues
Etienne Dhuit / Membre
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Guerre des chefs chez Unibail : et les salariés dans tout ça ?

Si l’intérêt, pour les actionnaires, du plan de sauvetage proposé par la direction de la foncière immobilière fait l’objet d’un vif débat entre cette dernière et un groupe d’actionnaires activistes menés par Xavier Niel qui appelle à s’y opposer, il n’en est rien pour celui des salariés d’Unibail, qui sont pourtant les premiers concernés par l’avenir de leur employeur. Or, comme bien souvent dans le monde salarial, mieux vaut ne pas être du côté du gendre de Bernard Arnault. 
 

Voici une nouvelle guerre des chefs dont les travailleurs pourraient à nouveau faire les frais. Après l’homérique combat opposant la direction de Suez à celle de Veolia à la fin de l'été, c’est au tour des dirigeants et actionnaires d’Unibail-Rodamco-Westfield (URW) de se livrer bataille. Avec comme théâtre d’opérations, l’assemblée générale du géant de l’immobilier commercial, qui se tiendra le 10 novembre prochain ; comme protagonistes, la direction d’Unibail, représentée par son président du directoire, Christophe Cuvillier, d’un côté, et un consortium d’investisseurs activistes emmenés par Xavier Niel, Léon Bressler et Guillaume Poitrinal, de l'autre ; comme armes, deux plans stratégiques aux visions opposées, baptisés RESET et REFOCUS ; et, comme victimes collatérales, des salariés dont l’avenir semble plus que jamais incertain.

 

C’est qu’URW est dans la tourmente, son modèle économique, reposant sur la location de bureaux et de surfaces commerciales, étant profondément remis en question par la crise sanitaire et ses conséquences sur les habitudes des consommateurs. Pour tenter de rester à flot, la direction de la multinationale a mis une nouvelle stratégie sur pied, RESET, qui doit notamment se traduire par une augmentation de capital de 3,5 milliards d’euros, destinée à renforcer son bilan dans un environnement particulièrement volatil. C’est cette stratégie que le groupe d'activistes conteste avec véhémence, lequel estime que l’acquisition de Westfield était une erreur et qu’Unibail devrait se séparer de ses actifs aux États-Unis pour se concentrer (« refocus », en anglais) sur ses marchés européens.

 

Un plan dicté par le court terme
 

Si le plan présenté par l’actuelle direction d’Unibail peut légitimement être questionné, celui avancé par Xavier Niel et consorts, lui, fait planer de sombres nuages sur l’avenir du groupe, donc sur celui de ses salariés. Véritable saut dans l’inconnu, il table sur une cession des actifs américains à deux ou trois ans, sans que le prix et les conditions de telles opérations ne soient spécifiés à quelque moment que ce soit (et pour cause, bien malin étant celui qui pourrait, en pleine tempête sanitaire et économique, dire de quoi l’avenir sera fait). « L’espoir n’est pas une stratégie », tranche Christophe Cuvillier dans une longue interview accordée au Figaro ; les remords non plus, serait-on tenté d’ajouter, les activistes entrés au capital d’Unibail entre juin et septembre 2019 étant parfaitement au courant du rachat, en 2018, de Westfield, croyant alors au potentiel d’appréciation du titre URW et ayant beau jeu de feindre de regretter aujourd'hui leur entrée au capital, alors que le monde entier est entraîné dans une crise que personne n’aurait pu voir venir.

 

En d’autres termes, Xavier Niel et ses amis de circonstance ont joué et ils ont perdu (et c’est cela qu’en mauvais joueurs, ils n’acceptent pas). Les arguments avancés par les investisseurs activistes pour s’opposer au plan de la direction reposent uniquement sur l’intérêt à court terme des actionnaires et ne sont motivés que par la crainte de voir la valeur de l’action et les dividendes associés diminuer. S’ils l’emportent le 10 novembre, ce sera donc en faisant primer leur intérêt personnel immédiat sur celui de l’entreprise, donc de ses milliers d’employés. Rien de bien étonnant. Ce ne serait en effet pas la première fois que Xavier Niel s’assoie sur les travailleurs pour maximiser ses profits : le milliardaire français, qui jouit par ailleurs d’une réputation de « self-made-man » et de patron modèle savamment bâtie et complaisamment relayée par les (ses) médias, s’est en effet illustré par une gestion toute personnelle des salariés de son empire, Iliad, maison-mère de Free.
 

Le lourd passif social de Xavier Niel

 

Celui qui aurait confessé ne connaître « rien de plus agréable (…) que de se promener dans les couloirs à 23 heures et de voir tout le monde débordé » a ainsi été mis en cause par une enquête du magazine Politis, selon laquelle les salariés du groupe travaillant dans ses centres d’appels étaient (du moins jusqu’en 2016) victimes d’un véritable fichage illégal, de licenciements montés de toutes pièces, d’une féroce répression syndicale et d’un management unanimement dénoncé comme brutal. Des méthodes expéditives, théorisées dans un plan baptisé « Marco Polo », qui se traduisaient notamment par de complexes techniques de harcèlement, le management d’Iliad allant jusqu’à évaluer les pertes aux prud’hommes, préférées à des licenciements en bonne et due forme. Une vraie « machine à broyer », selon l’hebdomadaire, qui faisait des call-centres du groupe de véritables « Germinal des temps modernes »...

 

Non content d’écraser toute contestation en interne, Xavier Niel s’est parfois magistralement trompé de stratégie, même lorsqu’aucune crise ne faisait rage. Contrairement à l’image colportée par sa légende dorée, le patron de Free fait des erreurs, qu’il a par moment l’honnêteté de reconnaître. Ainsi, lorsqu’il concède, après une année noire en 2018 pour Free, qui avait enregistré de nombreux départs d’abonnés et une fonte de 40 % de son titre en bourse, qu’il « n’a pas vu certaines choses qui n’allaient pas, raté des opportunités (qu’il) aurait pu saisir, (qu’il) s’est endormi sur (ses) lauriers ». « Nous avons pu paraître insolents et arrogants. J’en suis le premier responsable et (en tant que premier actionnaire) le premier puni », avouait alors un Xavier Niel dont on serait en droit d’attendre la même lucidité, au milieu d’une crise telle que le monde n’en a pas connue depuis 1929.

 

Deux visions irréconciliables
 

Face à l’impatience et à l’appétit de Xavier Niel, que propose la direction d’Unibail ? Un plan vraisemblablement de long terme, qui prévoit notamment, chose peu courante, un milliard de réduction de dividendes. En d’autres termes, RESET s’inscrit à rebours de l’intérêt courtermiste des actionnaires d’Unibail, pour faire prévaloir l’avenir du groupe (donc finalement des actionnaires) donc celui de ses salariés. D’une certaine manière, la devise de Xavier Niel et de ses acolytes pourrait se résumer à « récupérer un peu tout de suite quitte à perdre beaucoup plus tard », celle de la direction de la foncière consistant, au contraire, à « se serrer la ceinture maintenant pour s’assurer un avenir serein ». Deux stratégies économiques diamétralement opposées, deux visions irréconciliables, deux philosophies entre lesquelles les participants vont devoir arbitrer à l’assemblée générale du 10 novembre, avec l’avenir de milliers de salariés en toile de fond.

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