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01 / 03 / 2011 | 6 vues
Denis Garnier / Membre
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Pour prévenir les risques psychosociaux, révoltez-vous !

La lecture a ceci de formidable, elle permet des rencontres inattendues.

Pile


Tout s’est bien passé. Je sors de mon hôtel, apaisé, rassuré, content d’avoir pu réaliser la mission qui m’était demandée. Je marche tranquillement sur le large trottoir de cette avenue au bout de laquelle se trouve la gare d’Arras. J’entre dans le hall. Je suis en avance. Trente minutes me séparent du départ. Je m’avance vers le kiosque à journaux.

J’ai terminé la lecture de mon dernier livre dans le TGV qui m’a transporté jusqu’ici. C’était le dernier de Marie Pezé : « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés ». Très intéressant. Pour ceux qui s’intéressent et qui veulent comprendre la souffrance au travail dans les entreprises. Je l’ai acheté comme un acte militant parce que Marie Pezé, psychologue clinicienne, docteur en psychologie, psychanalyste et psychosomaticienne, qui a créé à Nanterre la première consultation « souffrance au travail », a été virée de son poste en juillet dernier. Elle a perdu du même coup tous les emplois afférents : ses fonctions de responsable pédagogique, d'experte devant les tribunaux et d'enseignante à l'université. L’apostrophe de son livre s’est-il vérifié ? « Je n’oublie pas que l’enjeu de tout changement de posture professionnelle est aussi le risque de perdre la reconnaissance de ses pairs. Défricher de nouveaux champs cliniques avec des concepts et des pratiques non encore validés peut générer la mise au ban, l’isolement, l’arrêt d’une carrière, la dissolution d’un statut. Les chemins de l’eau ont un prix. C’est ce que je risque aujourd’hui en vous faisant entrer dans cette consultation. » [1] Est-elle victime des raisonnements métalliques d’un hôpital qui renie chaque jour davantage l’humanité ?

Dans son intervention auprès de la mission du Sénat, Marie Pezé a considéré « qu'il est important de rattacher la médecine du travail à une autorité indépendante plutôt qu'aux employeurs et qu'elle doit être l'objet d'une plus grande considération » [2]. Elle ne savait pas, que quelques mois plus tard, son médecin du travail, rattaché à son employeur, la reconnaîtra inapte à l’emploi. Depuis son départ, la consultation est fermée, alors même qu'elle était extrêmement réputée et demandée.

J’ai donc aimé ce livre qui propose en fin d’ouvrage tout le lexique, la méthode, les tableaux cliniques, les indicateurs objectifs de la souffrance au travail, les éléments nécessaires à la compréhension d’un risque qui touche tous les secteurs d’activité. Je l’ai apprécié. Il m’a beaucoup servi pour préparer cette journée d’Arras que je viens d’animer. Une journée pour aborder le problème des risques psychosociaux dans les hôpitaux. Ce ne fut pas facile. Surtout à la seconde table ronde, lorsque le mari d’une infirmière raconta tout le chemin qui a conduit sa femme à la tentative de suicide. Une histoire comme on en rencontre beaucoup dans l’arène du travail. Elle était appréciée, disponible dans son service des urgences. Heureuse en couple avec ses trois enfants. Elle embrassait la vie comme tous les gens qui ont trouvé l’équilibre entre le travail, la famille et la vie sociale. Elle était militante syndicale. Un jour, une douleur aux cervicales. Une menace de cancer qui heureusement sera démentie par les biopsies.

Six mois d’arrêt de travail. Cela suffit à lui faire perdre son statut de « salariée conforme ».
Six mois d’arrêt de travail. Cela suffit à lui faire perdre son statut de « salariée conforme». Après de multiples démarches, elle revint en service dans un service hostile à l’anormalité. La situation, gérée par deux cadres, qui furent déplacés par la suite, ne fit qu’empirer de jour en jour. Des mesquineries, des changements de plannings, des refus de congés, des déplacements de repos etc. Il faut savoir qu’à l’hôpital, organisé en pôles d’activités, l’anormalité porte atteinte à la performance. Chaque jour, elle venait travailler la peur au ventre jusqu’à ce matin du mois de mai 2010. Son mari est venu raconter cela en expliquant combien depuis ce jour leur vie est perturbée, combien il appréhende la récidive qui emporte plus de 30 % de ceux qui ont tenté une fois « lorsqu’elle m’a dit qu’elle voulait récidiver, alors je luis ai dit que dans ces conditions moi aussi je me suiciderai et que les gosses seraient placés à la DDASS ». Un long silence glaça les directeurs d’hôpital, les DRH, les cadres et les deux cents personnes qui assistaient à cette table ronde.  

Lorsqu’un individu doté d’une vraie colonne vertébrale morale s’aventure dans un cadre maléfique, il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir. 

Devant l’étalage de livre du kiosque, j’avais envie de changer d’ambiance. Mes yeux parcourent les titres des bouquins, des bouquins de boutiques de gare. Alexandre Jardin ! C’est bien ça ? Des gens très bien ! Je regarde le dos de couverture qui ne présente que des mots rassurants : « Tandis que mon père s’endort peu à peu contre moi, je lui parle une dernière fois : Plus tard, tu ne pourras pas vivre avec le secret des Jardin. Tu feras un livre, Le Nain Jaune, pour le camoufler… Dors mon petit papa, dors. »

Un roman de 290 pages. De quoi occuper un aller retour Paris-Bordeaux, mon prochain trajet. Je le prends ! Après les premiers kilomètres qui m’éloignent d’Arras, dès la première page, le roman « apaisant » me transporte en 1942. Le Nain Jaune, n’est autre que le grand-père d’Alexandre Jardin, « le principal collaborateur du plus collabo des hommes d’État français : Pierre Laval, chef du gouvernement du Maréchal Pétain. » [3]

 

  • De page en page des éclairs perturbent ma lecture. Les risques psychosociaux que je croyais enterrer par cette récréation remontent à la surface. Les phrases claquent en échos à ce mal-être que j’étudie depuis quelques mois. « Tôt dans ma vie, j’ai donc flairé avec horreur que des êtres apparemment réglo (et qui le sont sans doute) peuvent être mêlés aux plus viles actions, dès lors qu’ils se coulent dans un contexte qui donne un autre sens à leurs actes. Lorsqu’un individu doté d’une vraie colonne vertébrale morale s’aventure dans un cadre maléfique, il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir. »


Trop tard ! Ce que je considère alors comme un absurde rapprochement, hante mon esprit. Les images, les mots, les comportements, les bouquins de management, les salariés rencontrés, Le triomphe de la cupidité de Stiglitz [4], La trahison des économistes de Gréau [5], L’état prédateur de Galbraith [6], Travailler à en mourir de Moreira et Prolongeau [7] Le monstre doux de Raffaele Simone [8], les livres du Professeur Dejours [9], d'Yves Clot [10] et, bien sûr, celui de Marie Pezé, raisonnent comme le glas qui marque le silence d’une marche coupable vers le néant.

Je relis : « Des êtres réglos qui sont confrontés aux plus viles actions… il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir… » J’étouffe d’un système qui oppresse le peuple sans le traumatiser. Les lumières qu’offrent ces lectures devraient pourtant éclairer le monde. En laissant le livre fermé, l’inertie devient coupable.

Il n’existe que la vérité de son savoir. Chaque certitude devient une source d’erreur.

Je poursuis : « L’exceptionnel dans le crime de masse, suppose le renfort de la normalité. Le pire exigea la mise en place de croyances patriotardes et sacrificielles sincères propres à dissoudre la culpabilité ». Il faut évoluer. J’applique les ordres.. Je fais ça pour le bien de tous etc. Nous y voilà ! Le dilemme du fonctionnaire ! Le droit de désobéissance est-il possible ? »

Je me souviens de cette table ronde à la mutualité, au cours de laquelle était présenté le devoir des hauts fonctionnaires au service de l’État, c'est-à-dire au service de l’ordre donné par le pouvoir politique. Oh, rien à voir avec la rafle du Vél d’Hiv du 16 juillet 1942, juste sur la mise en place de la RGPP dans la fonction publique. Pour rappel, la réforme générale des politiques publiques est celle qui fusionne les administrations entre elles, sans se soucier ni des hommes ni des résultats. Le dogme domine ! Le fonctionnaire exécute ! Il faut économiser un poste sur deux. C’est la seule consigne ! Il faut évoluer. J’applique les ordres. Je fais ça pour le bien de tous etc. 

Et face !

Se pose alors la question de la responsabilité des risques psychosociaux qui conduisent des femmes et des hommes à mourir du travail ! Le regard ne porte que sur des réponses internes et souvent partielles pour n’aborder que très rarement la cause principale qui touche à l’organisation du travail.

Mais la raison essentielle de ces nouveaux maux du travail est externe à l’entreprise, externe à la fonction publique. Il s’agit de la pression exercée sur le monde du travail pour le plus grand profit de quelques uns.

Le coup est parti il y a 40 ans. Le 15 août 1971, les États-Unis suspendent la convertibilité du dollar en or pour éviter l'évaporation de leurs réserves de métal précieux. Cette décision, prise, signe l'arrêt de mort des accords de Bretton Woods, système qui servira de cadre aux Trente Glorieuses, cette période qui, de 1945 à 1974, verra le décollage économique et l'opulence du monde occidental.Il n’y a plus de règles internationales. L’économie sera financiarisée. Depuis, c’est la loi du marché qui domine le monde de l’économie, de la finance et, par voie de conséquence, qui s’impose au monde du travail. C’est le 3 janvier 1973 que la France adopte la loi Pompidou-Giscard d’Estaing qui lui interdit d'emprunter à la Banque de France et l'oblige à le faire auprès des banques privées avec intérêts.

C’est le début de l'ère de la dette. Les marchés ont donc la clef du financement des États. Si l’on en croit André-Jacques Holbecq et Philippe Derudder [11], en moins de 40 ans, le seul paiement des intérêts de la dette de l’État français représente plus de 1 200 milliards d’euros versés aux banques privées. Aujourd’hui ce sont 50 milliards par an, plus que le budget de l’Éducation nationale.

Les conséquences sont dramatiques pour le monde du travail. Le chômage explose. La précarité se développe. Les agences d’intérim fleurissent. La flexibilité génère « le travail sans qualité» [12]. Le stress devient un mode de management des hommes. Le profit devient le seul objectif dans tous les secteurs. Progressivement, les banques et les fonds de pensions capturent les entreprises desquelles elles exigent des rendements toujours plus importants. La recherche du moindre coût pour augmenter les marges, conduit à leur délocalisation vers les pays où la main d’œuvre est bon marché, où les droits sociaux sont inexistants.

Depuis 1980, 10 % de la richesse nationale est passée du travail au capital. En France ce sont 200 milliards par an qui sont ainsi pris à ceux qui ne vivent que de leur travail. Et « le gouvernement du Fouquet's » trouve que cela ne suffit pas. Il veut encore réduire le domaine d’intervention de l’État en privatisant les services publics. En supprimant les moyens de fonctionner de l’hôpital, de la Justice et de l’Éducation nationale qui sont trois piliers importants d’une République qui devrait assurer la Liberté, l’Égalité et la Fraternité entre les citoyens. Cette trilogie républicaine est ringardisée, piétinée par ceux qui soutiennent la course incessante à l’accumulation de richesses, de profits toujours plus grands, sans conscience, sans but.  

  • Alors j’en viens à la conclusion. J’en viens au titre, J’en viens au rôle que chacun joue dans cette nouvelle cour d’une République décapitée. C’est dans cet état de fait économique que les pires contraintes sont imposées au monde du travail. La mondialisation de l’économie couvre l’humanité de son linceul maléfique.


En France, le pouvoir du Président de la République est décapité par la finance, comme Louis XVI le fut par la guillotine. Les ministres sont soumis, ordonnent, organisent et placent les « nains jaunes » dans les plus viles actions pour assécher la République de ses valeurs fondamentales.

Ainsi les salariés, les fonctionnaires sont menés dans un cadre pernicieux, dans lequel il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir. En tarissant le pouvoir d’achat par le blocage des salaires, par le maintien d’un chômage menaçant, par le développement de la précarité qui contraint 25 % des salariés, c'est-à-dire 6,25 millions de travailleurs, à vivre avec moins de 750 euros par mois [13], c’est un véritable retour à l’esclavage, à la servilité du plus grand nombre que le gouvernement organise. Et les nains jaunes ne manquent pas.

Née de ce pouvoir, misant sur la cupidité des hommes, la rémunération au mérite cherchant des justifications dans des entretiens d’évaluation, isole encore davantage les salariés et met en lambeaux la nécessaire solidarité entre les hommes. L’esprit public et le sens de l’intérêt collectif doivent disparaître. Ils sont un frein aux insatiables profits, à l’enrichissement des assurances privées qui pourraient récupérer par exemple le grand marché de la dépendance et bientôt celui de la retraite. L’entretien d’évaluation ne vise aucunement l’appréciation de la valeur professionnelle des salariés ou des fonctionnaires. Elle ne vise qu’à trier les esclaves des rebelles, qu’à récompenser les pleutres en marginalisant les conquérants d’un monde meilleur. En les plaçant en concurrence les uns contre les autres, les collectifs du travail explosent, les intérêts individuels s’exacerbent et l’infirmière qui n’est plus dans la normalité n’a plus qu’à disparaître.

Le devoir de désobéissance doit s’imposer à tous ceux qui veulent vivre dans un monde libre, berceau d’égalité et de fraternité. Ne soyons pas les « nains jaunes » du XXIème siècle.

Mon TGV arrive en gare de Bordeaux. Le risque psychosocial s’est transformé en révolte sociale. C’est peut-être la meilleure des préventions que j’ai trouvée.

 

[1] Marie Pezé, Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés, Éditions Pearson, 2008, p. 7.
[2] http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20100118/mi_maletre.html  
[3] Alexandre Jardin, Des gens très bien,  Éditions Grasset et Fauquelles et Alexandre jardin, 2010, p. 23.
[4] Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2010, prix Nobel d’économie.
[5] Jean-Luc Gréau, La trahison des économistes, Éditions Gallimard, 2008, ancien conseiller du Medef.
[6] James K Galbraith, L’état prédateur, Éditions Le Seuil, 2009, économiste hétérodoxe américain.
[7] Paul Moreira et Hubert Prolongeau, Travailler à en mourir, Éditions Flammarion 2009, deux journalistes qui ont mené l’enquêtes sur les suicides à Renault.
[8] Raffaele Simone, Le monstre doux, Éditions Gallimard, 2010, Un monstre qui endort les hommes sans les traumatiser.
[9] Christophe Dejours, Souffrance en France, Éditions du Seuil, 1998, « L’évaluation du travail à l’épreuve du réel », critiques des fondements de l’évaluation. Inra éditions, mars 2003 , Christophe  Dejours- Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, Éditions PUF, 2009.  
[10] Yves Clot, Le travail à cœur, Éditions La Découverte, 2010. 
[11] André-Jacques Holbecq et Philippe Derudder, La dette publique une affaire rentable, Éditions Yves Michel, 2008.
[12] Richard Sennett, Le travail sans qualité-Les conséquences humaines de la flexibilité, Éditions Albin Michel, 2000.
[13] FO hebdo, février 2011, repris dans Marianne du 3 février 2011.

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