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14 / 01 / 2020 | 194 vues
Eugénie Arnaud / Membre
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Transformation et disparition des métiers : des actifs lucides mais désarmés

« La profession d'employé de banque, dont les effectifs ont fondu de 40 % entre 1986 et 2016, pourrait disparaître totalement à l'horizon 2050 ».


Étude après étude, la disparition d’un nombre croissant de métiers est présentée comme inéluctable. Mais qu’en pensent les premiers concernés ? En sont-ils conscients ? En tirent-ils un sentiment de découragement ou de combattivité ? Nous avons voulu répondre à ces questions en menant une enquête d'envergure auprès d’un échantillon représentatif de 3 000 actifs français. Cette étude réalisée par l’IFOP pour le groupe Siaci Saint-Honoré a permis de donner la parole aux salariés, indépendants, agents du secteur public et chômeurs pour mieux cerner leurs perceptions du monde du travail. Plus d’un actif sur trois actifs estime que son métier va « beaucoup » ou « complètement » se transformer et un tiers considère qu’il pourrait disparaître dans les années à venir. Un actif sur six considère même que son métier pourrait disparaître en une décennie, ce qui suscite chez ces derniers des postures allant de la proactivité au découragement total. Au-delà, l’ensemble des actifs disent très majoritairement ne pouvoir compter que sur eux-mêmes lorsqu’il s’agit de répondre à leurs aspirations professionnelles, les responsables des ressources humaines et représentants syndicaux n’apparaissant qu’en bas de classement parmi les interlocuteurs envisagés. Cette enquête révèle ainsi des actifs lucides mais désarmés face aux transformations en cours dans le monde du travail.

 

Des actifs satisfaits de leur situation professionnelle mais inquiets quant à leur capacité à se projeter dans l’avenir

 

Une large majorité des actifs français actuellement en emploi interrogés au cours de cette enquête se dit satisfaite de sa situation professionnelle (78 %), dont 20 % « très satisfaite ».

Ces taux élevés varient néanmoins selon les populations observées. Pour ne retenir que la part des « très satisfaits », les taux diffèrent significativement selon :
 

  • le statut : 36 % de « très satisfaits » parmi les indépendants et employeurs, contre 18 % chez les salariés (17 % dans le public et 18 % dans le privé) ;
  • la profession : 24 % chez les cadres contre 18 % chez les employés et ouvriers, en passant par 16 % dans les professions intermédiaires ;
  • la taille de l’entreprise : 31 % dans les TPE de 1 à 19 salariés, contre 15 % dans les grandes entreprises de plus de 1 000 salariés ;
  • et l’âge : 29 % chez les 18-24 ans contre 16 % chez les plus de 50 ans.
     

Chacune de ces distinctions introduit d’emblée plusieurs problématiques : celle du devenir du salariat et de son rapport à l’entrepreneuriat, celles de l’avenir des professions intermédiaires dans un monde du travail dualisé, celle du bien-être des salariés au sein des grandes structures et enfin celle du maintien dans l’emploi des personnes âgées alors que l’âge de départ à la retraite tend à reculer. Même si le niveau de satisfaction reste élevé dans toutes les strates de la population active, ces enjeux constituent des points de vigilance évidents pour penser le bien-être professionnel. 
 

Au-delà de ces distinctions par catégories d’actifs, les différentes dimensions de la satisfaction professionnelle permettent d’appréhender plus finement ce qui constitue aujourd’hui les forces et faiblesses du monde du travail français. Il ressort clairement que tout ce qui a trait à la réalisation quotidienne des tâches suscite de la satisfaction, qu’il s’agisse du niveau d’autonomie (88 % de satisfaction), du contenu (82 %), de l’intérêt (81 %) ou de la clarté des missions confiées (81 %). De même, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle (77 %) comme l’environnement de travail, ambiance (78 %), conditions matérielles (74 %) ou environnement sonore (69 %), ne génèrent pas de difficultés majeures. De manière significative en revanche, ce qui permet de se projeter dans sa carrière se retrouve en bas de classement, à savoir les possibilités de formation (62 % de satisfaction) et les possibilités d’évolution professionnelle (54 %). La rémunération clôt le tableau avec 53 % de satisfaction et des écarts allant de 60 % chez les cadres à 47 % chez les employés.
 

Davantage que les conditions de travail au quotidien, c’est bien la capacité à se projeter professionnellement qui représente la principale source d’insatisfaction parmi les actifs français (la rémunération pouvant être appréhendée à la fois comme une condition de travail et un moyen de se projeter). Penser le bien-être des actifs passe donc nécessairement par une focalisation particulière sur la capacité de chacun à progresser dans sa carrière et à se voir proposer des perspectives. Cette attente de mise en perspective peut d’ailleurs prendre une dimension individuelle (sa carrière) comme collective : quel avenir pour mon entreprise, mon administration ou mon secteur d’activité dans un monde en mutation accélérée ?
 

En adoptant une perspective plus large sur le rapport des actifs français au monde du travail, on constate une logique de frustration née d’un décalage entre l’importance accordée collectivement au travail, vecteur d’intégration, d’épanouissement, de statut social et le manque de reconnaissance professionnelle ressenti sur le plan individuel. Ainsi, si 87 % des actifs interrogés se sentent bien intégrés à leur entreprise ou administration, que 86 % ont le sentiment de faire un travail utile et que 77 % sont fiers d’appartenir à leur entreprise ou administration, ils sont 41 % à penser que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur. Un constat particulièrement flagrant parmi les professions intermédiaires (50 % estiment que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur), déjà identifiées comme moins satisfaites que la moyenne de leur situation professionnelle.
 

S’il est difficile de préciser ce que les gens interrogés associent à cette notion de « reconnaissance », il convient d’envisager au moins deux dimensions : d’un côté, la reconnaissance interne (à savoir la capacité de l’organisation employeuse à valoriser la contribution de chacun, pécuniairement et symboliquement, notamment en permettant une progression professionnelle constante) et, de l’autre, la reconnaissance externe, à savoir la propension d’un emploi à générer un statut social reconnu et respecté par ses proches et au sein de la société. Alors que de nombreuses critiques du monde du travail portent sur la multiplication des « bullshit jobs », ces emplois sans « sens » pour soi ou pour la collectivité, il est intéressant de constater ici que très peu d’actifs estiment faire un métier « inutile » (14 %) et que la question de la reconnaissance semble bien plus centrale.
 

Ces constats rejoignent ceux formulés par Jérôme Fourquet dans une étude publiée en 2018 par la Fondation Jean Jaurès, « inutilité ou absence de reconnaissance : de quoi souffrent les salariés français ? », qui souligne un réel déficit de reconnaissance chez les actifs français par rapport à leurs homologues allemands, britanniques ou américains. En creux, on peut lire dans ces résultats convergeants la marque d’une spécificité française dans la relation des actifs au travail qui est plus fortement qu’ailleurs associée à la réalisation de soi. À noter enfin que ce manque de reconnaissance s’accompagne d’un stress ressenti par la majorité des actifs interrogés dans cette enquête (53 %) sans distinctions marquantes entre les différentes catégories.

 

Au-delà des perspectives professionnelles, le souhait d’un monde du travail qui laisse plus de place à la vie privée et à ses valeurs personnelles
 

Les espoirs des actifs français recoupent la thématique de la progression de carrière, tout en accordant une place importante à d’autres aspects extra-professionnels. Parmi les aspirations exprimées, « avoir un meilleur équilibre vie privée/vie professionnelle » apparaît ainsi en première position (23 % des réponses) et « trouver un emploi qui corresponde à vos valeurs et vos principes » en troisième (14 %). Cette question des principes éthiques dans la sphère professionnelle ne révèle pas de clivage générationnel : cet point recueille 15 % des réponses des moins de 35 ans, contre 14 % de celles des plus de 35 ans (15 % chez les 50 ans et plus).

 

En parallèle de ces attentes « extra-professionnelles », le besoin plus traditionnel d’évolution constitue toujours une préoccupation importante : 20 % des répondants citent « acquérir de nouvelles compétences dans votre métier actuel » comme principale aspiration et 13 % « progresser dans la hiérarchie de votre entreprise / organisation ». Globalement, on constate que si le travail conserve une dimension centrale dans la vie des Français, il doit désormais composer avec la place accordée à la famille, aux loisirs, aux activités non professionnelles et ne peut être associé à une source de rémunération uniquement mais doit offrir adéquation avec ses valeurs et perspectives de progression.

 

Un processus de transformation intégré par les actifs et source d’inquiétudes en termes d’emplois et de rémunération

 

Le principe d’une transformation continue des métiers est acquis pour une immense majorité des actifs français. Ainsi, seuls 13 % des répondants estiment que leur métier ne va « pas du tout » se transformer à l’avenir, contre 51 % qui pensent qu’il va se transformer « un peu », 29 % « beaucoup » et 7 % « complètement ». Globalement, plus d’un tiers des actifs (36 %) anticipent une transformation forte ou complète de leur métier.
 

Les changements sont principalement anticipés concernant les « produits ou services proposés » par son métier (44 % anticipent une transformation forte ou complète en la matière), le « nombre de personnes effectuant ce métier » (43 %) et les « technologies utilisées » (42 %). On comprend ici que la notion de transformation est polysémique aux yeux des actifs français, il s’agit tout autant de faire évoluer son métier, son offre, pour répondre aux attentes des consommateurs, que d’intégrer de nouvelles technologies ou d’anticiper une évolution du nombre d’emplois générés par son activité.
 

Les actifs sont très partagés concernant les conséquences qu'auront les changements liés à la transformation de leur métier sur leur situation professionnelle, signe de difficultés à se projeter dans l’avenir. Ils sont ainsi un peu plus d'un sur deux à penser que ces changements seront positifs concernant leurs performances au travail (59 %), l'intérêt (58 %) et la rapidité (58 %) des tâches confiées, le contenu (58 %) et l'organisation (54 %) du travail ou la simplicité des procédures liées à leur activité (53 %).
 

De manière caractéristique en revanche, les questions liées à l’emploi et à la rémunération suscitent des réactions beaucoup plus partagées : 41 % des répondants pensent que la transformation de leur métier aura des répercussions négatives en matière d’emploi et 38 % anticipent un effet négatif sur leurs rémunérations. Si la transformation de son métier peut être associée à une amélioration de sa productivité et du contenu de son métier, les effets sur les sujets qui, justement, suscitent aujourd’hui de l’insatisfaction (évolution professionnelle, rémunération…) sont appréhendés de manière plutôt négative. Dans la mesure où ces deux dimensions font directement échos aux préoccupations très présentes au sein de la société française que sont le chômage et le pouvoir d’achat, on comprend pourquoi la transformation des métiers suscite de l’anxiété.
 

Une disparition de son métier dans moins de dix ans anticipée par un actif sur six
 

35 % des actifs français estiment que leur métier est susceptible de disparaître dans les années à venir. Cette disparition est anticipée à un horizon de dix ans par 49 % d'entre eux (soit au total un actif sur six) et seuls 22 % estiment que leur métier disparaîtra dans plus de vingt ans.


La disparition serait avant tout imputable aux nouvelles technologies (59 % des citations), à une évolution des besoins des clients (45 %) ou à un manque d'attractivité de la profession auprès de potentiels candidats (42 %). La crainte d'une délocalisation est en revanche moins évoquée (32 %).


Face à la potentielle disparition de leur métier, les actifs sont partagés entre une attitude attentiste et une attitude proactive. Si 36 % indiquent qu'ils chercheraient une solution le moment venu en cas de licenciement ou de non renouvellement et 15 % estiment la situation insurmontable, les répondants sont aussi 49 % à chercher à se renseigner ou former pour pouvoir changer de secteur. On observe ici un clivage générationnel net, les moins de 35 ans étant 66 % à être dans une démarche proactive, contre seulement 42 % des plus de 35 ans et 28 % des plus de 50 ans.  
 

Interrogés sur l’avenir de l’ensemble du monde du travail, un actif sur deux cite spontanément le métier de caissier comme étant susceptible de disparaître (48 %). Suivent ensuite les métiers de l'industrie (13 %), de la gestion et de l'administration (10 %), de la logistique (8 %), du transport (8 %), de l'accueil et du renseignement (7 %), de la banque et assurance (6 %) ou encore de la vente (5 %), du commerce (4 %) et de l’agriculture (4 %). On retrouve ici la puissance évocatrice de la transformation du métier de d’agents de caisse, directement menacé par l’installation de caisses automatiques. Cette force symbolique s’explique par la présence d’agents de caisse sur tout le territoire, au cœur de la vie quotidienne des Français et par un traitement médiatique important, qui peut aussi mener à rendre d’autres transformations profondes invisibles, par exemple dans le secteur bancaire.

 

Un recours à la formation lacunaire et socialement clivé, un accompagnement insuffisant

 

Moins d'un actif sur deux a suivi une formation ces deux dernières années (44 %) et seul un tiers en a suivi une au cours de l'année écoulée (34 %). Bien que largement identifié par les actifs (81 %), le compte personnel de formation est en réalité très peu utilisé par ceux qui le connaissent (17 %).
 

Les formations ayant eu lieu ces deux dernières années concernent les cadres à 57 %, contre 30 % des ouvriers, et touchent les salariés du secteur public (57 %) davantage que ceux du secteur privé (40 %) et de grandes entreprises (50 % dans les entreprises de plus de 1 000 salariés) plutôt que de petites (35 % des moins de 50 salariés). Quand la formation a eu lieu, c'est généralement l'intéressé lui-même qui a été à l'origine de cette démarche (50 %) et beaucoup moins le management (29 %) ou la direction des ressources humaines (21 %). Cette disposition fait écho aux résultats d’une autre question : interrogés sur la personne ou la structure la plus à même de les aider à répondre à leur principale aspiration professionnelle, les actifs citent en premier « vous-même » à 45 %, suivie loin derrière de son « supérieur hiérarchique » à 14 %, puis de son entourage personnel à 9 %. Les ressources humaines ne recueillent que 6 % des réponses et les syndicats 4 %. De manière plus générale, les interrogés sont très partagés sur le fait de savoir si leur employeur les prépare bien ou mal aux conséquences des changements technologiques concernant leur métier : 53 % estiment être bien préparés (dont 8 % « très bien »), contre 47 % mal préparées (dont 14 % « très mal »).

Toutefois, les bénéficiaires de formations estiment largement que leurs demandes de formation sont prises en compte (80 %, dont 46 % « oui, souvent »). De nouveau, on observe un clivage social net : les demandes de formation sont « souvent » prises en compte pour 61 % des CSP+, contre 46 % des professions intermédiaires et 37 % des CSP-. Ces prochains mois, une personne interrogée sur deux envisage de suivre une formation professionnelle (51 %). De nouveau, les cadres envisagent bien plus que les ouvriers de se former (63 % contre 39 %).

L’étude révèle une réalité préoccupante : le recours à la formation pour préparer son propre avenir reflète des mises en dynamique très inégalitaires, qui ne compensent pas les déséquilibres actuels mais qui accentuent potentiellement les inégalités futures : les cadres bénéficient de deux fois plus de formation que les ouvriers alors que ces derniers en auraient davantage besoin pour préparer leur évolution professionnelle. Une situation problématique dans la mesure où la formation continue doit être l’occasion d’une vraie seconde chance, a fortiori dans un pays où la formation initiale pèse d’un poids écrasant dans la définition des destins. La formation doit aller à tous, en priorité à ceux qui sont les moins qualifiés.
 

  • Par Myriam El Khomri (ancienne ministre du travail) et David Nguyen (ancien directeur conseil de l'IFOP).
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