Organisations
Et si les grands leaders étaient ceux dont on ne raconte pas l’histoire ?
Pour Elucidations managériales, Nicolas Mariotte, Partner, Managerim livre ses réfflexions...
Dans The Unseen Leader – How History Can Help Us Rethink Leadership, l’historien Martin Gutmann (Lucerne School of Business) propose de réexaminer la notion de leadership à la lumière des dynamiques historiques réelles, loin des mythologies héroïques et des modèles managériaux spectaculaires.
L’ouvrage s’appuie sur quatre figures contrastées : Roald Amundsen, Toussaint Louverture, Gertrude Bell et Winston Churchill. Chacun d’eux incarne, selon Martin Gutmann, une forme d’intelligence de l’action qui repose sur la lucidité, la préparation et la maîtrise du contexte plutôt que sur le charisme ou la dramatisation de la décision.
Roald Amundsen, explorateur norvégien, atteint le pôle Sud en 1911 grâce à une planification méticuleuse : choix d’équipements adaptés aux températures extrêmes, connaissance approfondie des techniques inuites, discipline d’équipe sans faille. Aucun éclat, aucun désastre – simplement une mission menée à bien. À l’inverse, l’expédition concurrente menée par Robert Falcon Scott, restée plus célèbre, se solde par un drame. L’histoire, fascinée par le tragique, a longtemps préféré le second explorateur au premier.
Toussaint Louverture, général et homme d’État haïtien, se distingue non par des gestes de bravoure isolés, mais par une capacité rare à articuler stratégie militaire, diplomatie et réforme sociale. Son leadership fut d’abord celui de la patience : il sut attendre le moment où l’équilibre des forces rendait l’indépendance de Saint-Domingue possible.
Gertrude Bell, administratrice et archéologue britannique, œuvre dans les coulisses du pouvoir colonial. Ses cartes, ses analyses ethnographiques et sa compréhension fine des rapports tribaux en Mésopotamie furent déterminantes dans la fondation de l’Irak moderne. Son influence s’exerce sans tribune, sans gloire, mais par la qualité de ses diagnostics et la justesse de ses conseils.
Enfin, Winston Churchill, souvent cité pour son éloquence guerrière, incarne pour Martin Gutmann une figure ambivalente : sa force ne réside pas tant dans la démesure du verbe que dans la capacité à mobiliser des institutions, à lire la conjoncture, à composer avec les contraintes politiques. Le héros charismatique cache un travailleur obstiné de la préparation et du compromis.
Ces portraits convergent vers une même leçon : l’efficacité managériale ne se mesure pas à la visibilité de l’action, mais à sa pertinence dans un contexte donné.
Le biais de l’action
Martin Gutmann mobilise ici un concept central : le biais de l’action (action fallacy).
Les récits historiques comme les théories du management tendent à valoriser les dirigeants qui “font quelque chose”, souvent dans l’urgence, plutôt que ceux qui préviennent les crises avant qu’elles ne deviennent visibles.
Ce biais narratif crée une distorsion profonde : les leaders bruyants, qui réagissent à des crises parfois issues de leurs propres erreurs, paraissent plus courageux que ceux qui ont su les éviter. Martin Gutmann illustre ce renversement par la métaphore suivante.
Deux hommes traversent un fleuve. Le premier se jette à l’eau sans comprendre les courants et lutte désespérément pour ne pas se noyer – spectacle impressionnant, digne d’un récit héroïque. Le second observe, lit la rivière, choisit la bonne trajectoire et la franchit presque sans effort. Le premier incarne le mythe du héros ; le second, l’intelligence situationnelle, cette capacité à interpréter et intégrer les paramètres qui conditionnent l’action.
Ce biais narratif trouve un écho dans les entreprises : les systèmes de gestion valorisent souvent la remédiation visible plutôt que la prévention silencieuse. Le “pompier” qui éteint un incendie attire plus d’attention que celui qui a su, par anticipation, éviter qu’il ne se déclare.
Cette asymétrie de reconnaissance s’explique à la fois par des mécanismes psychologiques (le besoin de récit, de drame, de figures incarnées) et par des logiques organisationnelles : la performance est mesurée sur des indicateurs de court terme, rarement sur la stabilité ou la qualité des fondations construites dans la durée, et moins encore sur le problème évité. On ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure.
De la même façon, dans les entreprises, un plan d’économies spectaculaire est immédiatement lisible, car il donne le sentiment d’une action décisive. Mais les effets pervers – perte de savoir-faire, démotivation, affaiblissement du tissu opérationnel – ne deviennent visibles qu’à long terme. À l’inverse, le dirigeant qui investit dans la formation, la maintenance ou l’amélioration continue n’apparaît pas comme un réformateur, alors même qu’il consolide la résilience du système.
Autrement dit, le gestionnaire spectaculaire capte la reconnaissance immédiate ; le gestionnaire réfléchi produit les conditions de la pérennité.
Les sciences de gestion ont documenté ce phénomène : de nombreuses études sur les comportements de leadership montrent que les organisations tendent à survaloriser la visibilité et la communication de crise, au détriment de la planification, de la délégation et du soin apporté aux routines efficaces.
L’économie comportementale parle à ce sujet d’“effet projecteur” : ce qui est visible semble important, ce qui ne l’est pas paraît secondaire.
Réhabiliter l’invisible
The Unseen Leader nous invite ainsi à repenser le leadership en dehors du schéma du “voyage du héros”, si cher aux manuels de storytelling managérial.
L’histoire n’est pas seulement faite de moments spectaculaires, mais de continuités patientes.
De même, dans les entreprises, le véritable leadership ne consiste pas à inspirer ou à transformer en permanence, mais à créer les conditions pour que les équipes puissent agir avec justesse et autonomie, et à ainsi mieux appréhender les incertitudes clés qui structurent leur activité.
Dans beaucoup d’organisations, chacun sait qui sont les personnes qui “font tourner” la machine : celles qui anticipent les risques, apaisent les tensions, corrigent les erreurs sans bruit. Mais elles ne sont que rarement célébrées, souvent peu promues, parfois même pénalisées pour leur discrétion. Les directions des ressources humaines, en quête de profils “à fort impact”, renforcent souvent cette invisibilité structurelle en valorisant l’acte spectaculaire plutôt que la contribution durable.
Réhabiliter l’efficacité discrète suppose donc de repenser la manière dont on reconnaît, mesure et raconte l’action collective, et plus fondamentalement comment l’on pense les organisations dans leur force réelle. C’est accepter que le leadership ne se voie pas toujours, qu’il ne tienne pas au charisme, mais à la capacité de construire un cadre stable dans lequel d’autres peuvent exceller.
L’histoire, comme le management, gagnerait à apprendre à raconter aussi ce qui n’a pas fait de bruit, car c’est souvent là que se joue le vrai pouvoir d’agir.