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Les inégalités invisibles : quand le réseau vaut plus que le mérite
Réussir sans réseau ? Oui, c’est possible. Mais c’est souvent bien plus difficile. Je le sais d’expérience. J’ai perdu mon père très jeune, à 9 ans. Dès la classe de seconde, j’ai dû travailler pour financer mes études. Comme beaucoup de gosses issus de milieux modestes, il m’a fallu apprendre à avancer seul, sans capital relationnel ni soutien familial structurant. Et pourtant, j’ai réussi. Pourquoi ? Parce qu’à des moments clés, des personnes ont cru en moi. Parce qu’un professeur, un recruteur, un leader ont su me tendre la main.
Cette expérience m’a appris que la réussite tient souvent à un regard, une confiance accordée au bon moment, à un appui, une recommandation, une porte que l’on vous ouvre…autant qu’à la compétence brute. Et surtout, que l’égalité des chances est un mythe si l’on ne tient pas compte des réalités invisibles qui freinent ou propulsent les parcours.
L’ascenseur social est en panne… et personne ne descend pour le réparer
Il y a quelques décennies encore, il était courant d’entrer par la base dans une entreprise et de gravir les échelons par le mérite et l’effort.
C’était le temps de la promotion interne, du respect de l’engagement, on entrait dans des métiers dits annexes pour rejoindre le cœur de l’activité, à partir du gardiennage, de la maintenance etc on pouvait devenir encadrant. Désormais la sous traitance de ces focntions annexes ne permet plus ces évolutions ascendantes. Les personnes entrent à un poste et y demeure.
C’était le temps d’un système éducatif qui savait encore favoriser les trajectoires ascendantes. Les transfuges de classe, ces personnes qui parviennent à franchir les barrières sociales, incarnaient cette dynamique.
Aujourd’hui, ces parcours sont devenus l’exception. Et leur rareté témoigne d’un problème systémique. Notre société ne croit plus assez au potentiel humain, surtout s’il ne vient pas du "bon" milieu.
Le déterminisme social : ou la fabrique silencieuse des destins
Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- Moins de 1 % des élèves de Polytechnique sont enfants d’ouvriers ou d’employés,
- 6 % seulement à l’ENA devenu Institut National du Service Public ( INSP)
- À peine 3,4 % en écoles de commerce.
C’est un fait : Bourdieu en rougirait de colère, l’origine sociale conditionne toujours et plus que jamais l’avenir. Même les élèves brillants, issus de milieux populaires, peinent sang et eau à franchir les murs invisibles des grandes institutions. En cause : l’absence de réseau, le manque de capital culturel, et surtout une sélection précoce fondée sur une logique élitiste.
Un système scolaire trop rigide qui oublie les vertus de la coopération
Notre modèle éducatif repose sur une compétition intense dès le plus jeune âge ou l’on s’interdit l’erreur. Il valorise les "bons élèves" précoces, ceux qui savent déjà décoder les attendus implicites du système, ceux qui sont aidés par des soutiens massifs qui ont fait la fortune d’officines privées de formation.
Le système oublie ou relègue ceux qui mûrissent plus lentement, à leur rythme. Je peux en témoigner. À 17 ans, j’étais encore un jeune un peu fou, plus préoccupé par la gaudriole que par l’effort. Ce n’est que vers 20 ans que j’ai réellement découvert la valeur du travail assidu, de la formation contre soi-même, de l’autodiscipline. Chacun a son tempo. Mais notre système ne laisse pas le temps donc le droit à l’éclosion des talents, il sanctionne ce qu’il considère comme de l’immaturité. Tous les bébés ne naissent pas sans difficultés, l’obstétrique en cela a permis avec le développement de la connaissance la survie de merveilleux petits garçons et filles, il devrait en être de même avec le système scolaire ce qui suppose sa revalorisation et en particulier une meilleure reconnaissance du statut des enseignants. Sait-on que depuis 1990 ces derniers ont perdu 1/3 de leur pouvoir d’achat ? Sait-on que la réussite de la Corée s’explique aussi en grande partie par l’investissement massif dans l’enseignement et que chez ce dragon asiatique l’enseignant est un poste prestigieux et très bien rémunéré…
Tous les constats le montrent cette sélection précoce exclut durablement. Elle prive l’entreprise, la société, de talents qui ne demandent qu’un peu plus de temps ou d’accompagnement pour s’épanouir et créer de la richesse.
Les conséquences : stagnation, isolement, déclassement
Sans réseau, sans codes, sans figures de légitimation, on reste à la même place, même avec du talent. Et cela touche particulièrement :
- Les jeunes des quartiers populaires,
- Les salariés des métiers dits « non qualifiés »,
- Les femmes, les seniors, les personnes issues de la diversité.
Résultat : une société figée, où les élites se cooptent en huis clos, où la coopération est sacrifiée au profit de la compétition, et où l’égalité des chances devient un slogan vide.
Favoriser la diversité, c’est répondre à la complexité
Notre monde n’a jamais été aussi complexe. Or, la diversité est une réponse stratégique à cette complexité. C’est en rassemblant des expériences, des points de vue, des parcours différents que l’on crée de la richesse, de la résilience, de l’innovation. Ne pas favoriser la diversité, c’est se priver des forces vives dont on a le plus besoin.
C’est ce que j’ai rappelé récemment dans une excellente émission « Peut-on réussir sans réseau » sur Sud Radio animée par l’excellente Cécile de Menibus, à laquelle j’ai eu le plaisir de participer. Nous y avons évoqué ces inégalités invisibles qui minent les dynamiques collectives, mais aussi les pistes concrètes pour redonner des perspectives à celles et ceux que le système oublie trop vite.
Réussir malgré tout : les leviers existent
Heureusement, certains outils permettent d’agir :
- Les plateformes numériques : LinkedIn, les MOOC, les réseaux de mentorat ouvrent des portes.
- La visibilité en ligne : écrire, publier, documenter son parcours peut faire émerger des talents.
- Les collectifs : les syndicats jouent un rôle énorme dans l’intégration et l’ouverture d’échelles de progressions, les groupes d’appartenance régionale peuvent créer aussi des passerelles dans l’entreprise ou à l’extérieur. Chacun connaît la réussite des aveyronnais à Paris ou l’entraide séculaire a permis à nombre d’entre eux l’achat de restaurant…
Mais il ne faut pas se mentir : la vraie clé, ce sont les autres. Un regard, une main tendue, un manager qui y croit. On ne monte jamais seul.
Managers, DRH, décideurs politiques : vous êtes aux commandes réparez l’ascenseur
L’ascenseur social ne se réparera pas tout seul. Il convient de repérer les potentiels invisibles, créer des passerelles entre métiers, ouvrir des parcours de mobilité, même modestes, donner le droit à l’erreur, à l’apprentissage, à l’évolution progressive. C’est un travail de conviction, mais c’est surtout un choix politique, au sens noble du terme.
Redonner du sens, redonner une trajectoire
Quand il n’y a plus de perspective, il n’y a plus d’engagement. Et sans engagement, l’entreprise devient un espace vide, sans souffle. Ce n’est pas une formule, c’est une réalité que j’ai vécue à travers des parcours concrets, comme celui d’un homme avec qui j’ai eu la chance de travailler il y a quelques années.
Il était entré par la petite porte chez Renault, celle de l’apprentissage, sans diplôme prestigieux ni appui familial. Mais avec une volonté tenace, une rigueur exemplaire, et une foi profonde dans le travail bien fait. Année après année, il avait franchi les étapes, gravi les échelons, jusqu’à devenir, nommé par Louis Schweitzer, responsable de la prévention des risques professionnels et des conditions de travail pour l’ensemble du groupe au niveau international.
Ce parcours, c’était plus qu’une réussite individuelle : c’était un symbole vivant. La preuve, pour tous ceux qui l’observaient, qu’il était possible de réussir à force de mérite, d’engagement, et de constance. Le jour de son pot de départ, Louis Schweitzer avait pris la parole au siège de Boulogne. Son discours, simple et habité, portait la reconnaissance de ce parcours, de cette vie de travail, d’une fidélité à l’entreprise, d’une éthique professionnelle. Il avait parlé avec le cœur, devant les salariés, et son hommage avait touché juste. Carlos Ghosn, récemment nommé, était également présent. Mais il semblait ailleurs. Contraint d’assister à la cérémonie par égard pour son prédécesseur, il s’était contenté de quelques mots.
Ce jour-là, j’ai compris une chose essentielle : la reconnaissance n’est pas accessoire – elle est fondatrice. Elle n’est pas une simple politesse de départ. Elle est ce qui donne du sens à toute une vie professionnelle. Et quand elle disparaît, c’est l’engagement de tous qui vacille
Manager, aujourd’hui, c’est redonner de l’horizon. Offrir une trajectoire – même lente, même atypique – c’est redonner du souffle, du lien, de l’envie. C’est croire qu’un jeune un peu perdu à 20 ans peut devenir un acteur-clé à 40, si on lui laisse le temps et l’espace de se construire.