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19 / 02 / 2013 | 2 vues
Bruno Brochenin / Membre
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Gérer les RPS : une promesse de salut à l'adresse du manager en déshérence ?

Dans sa collection "formation permanent", l'éditeur ESF propose le titre "Gérer les risques psychosociaux : performance et bien-être au travail": comme une promesse de salut à l'adresse du manager en déshérence. Nul doute que la forme même – cas pratiques et exercices d’application compris – facilite l'acte d'achat ... et laisse craindre un cook-book de plus.

Heureuse surprise, le contenu s'inscrit en faux contre le concept de la collection. Les auteurs s'interrogent explicitement "sur la forme que prennent ces nouvelles mesures de prévention [contre les R.P.S.] et notamment sur cette extension du domaine des sciences de gestion appliquée au facteur humain, à une administration de la souffrance qui souhaiterait maîtriser les R.P.S., comme on maîtrise les risques chimiques ou biologiques". (p. 174)

Grâce à un habile caléidoscope de différentes approches possibles, le lecteur en sort mieux outillé pour appréhender sa situation personnelle. Deux points fondateurs retiendront particulièrement son attention :
  • le travail exerce des fonctions dans la construction identitaire de chacun, dont l'importance apparait "essentiellement lorsque le travail vient à manquer" (p. 19) ;
  • l'attitude "d'impuissance acquise" (p. 33) constitue un risque réel pour tous.
A défaut d’une solution globale, le "self-empowerment" semble la voie recommandée par les auteurs vers un mieux-être individuel (p. 32), bien qu'il "demeure parfois indispensable de se faire aider" (p. 37). Or, si la réappropriation par chacun de sa destinée personnelle parait un début de bon aloi, la suggestion peut pourtant laisser le lecteur sur sa faim.

Curieusement, face à l'ampleur du phénomène, et en dépit de leur refus affiché de tout fatalisme, les auteurs semblent envisager une limite aux réactions strictement individuelles. Sans la nommer, il leur paraît utile d'invoquer à la Main Invisible pour nous remettre sur la bonne voie : "L'organisation du travail est loin d'être figée ; elle a su sans cesse se réinventer au cours de l'histoire. Lorsque la critique sociale atteint un certain stade qui menace l'ordre établi, le capitalisme s'en empare et opère une mutation." (p. 143)

Ainsi, le "danger psychosocial encouru (RPS)" devient "opportunité psychosociale, dès lors que l'organisation du travail actuelle se remet en question pour réconcilier bien-être et efficacité du travail". (p. 143) Qui ne voudrait y croire ?

Pourtant, une fois encore, les auteurs semblent douter eux-mêmes de la spontanéité du retournement au sein même de l'entreprise telle qu'elle est constituée aujourd'hui. Sans doute est-ce pourquoi ils nous rassurent dès la page suivante: "Quand la situation de travail porte atteinte à la santé d'un individu, quand la hiérarchie ne prend pas la mesure des problèmes rencontrés et quand l'organisation n'apporte pas de réponses, c'est la société qui s'efforce de prendre le relais." (p. 144)

La solution au problème trouverait donc sa solution dans la bonne compréhension de la critique sociale. Celle-ci est joliment mise en scène par un graphique positionnant cinq "indignations", économique, domestique, symbolique, métaphysique et civique (p. 145)

Que les croyants se rassurent, le salut restera dans l'orthodoxie de la foi : "Tous les anti-modèles ont conduit à des extrémismes bien pires que le modèle critiqué (...) Paradoxalement, le capitalisme doit sa survie aux critiques qui lui ont été adressées et dont il s'est enrichi pour mieux rebondir." (p. 147)

Le paragraphe intitulé "Passer de l'économie néolibérale à l'économie responsable" nous présente enfin l'issue tant espérée (p. 155). Toute ressemblance avec le film de Christian Jacques serait purement fortuite : "Si tous les gars du monde ..."

Une telle vision de l’Histoire interpelle singulièrement : un enfermement dans une dialectique – thèse, antithèse, synthèse – somme toute très marxiste, à ceci près qu’elle devrait mener l’humanité vers une perfection libéralo-capitaliste. Et si le socialisme échouait dans sa critique du capitalisme précisément parce qu'il s'en fait le miroir ? Ne se pourrait-il pas que tous deux finissent ensemble, l'un et l'autre gisant dans le même marbre, unis pour l'Eternité ?

Là encore, les auteurs étonnent en posant fort bien la dimension historique et collective du problème,  lorsqu'ils reprennent une citation de Keynes :"Le capitalisme international et néanmoins individualiste, décadent mais dominant depuis la fin de la guerre, n'est pas une réussite. Il n'est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux, et il ne tient pas ses promesses. En bref, nous ne l'aimons pas et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes".(p. 147) Pourquoi l'homme moderne n'userait-il pas de son aptitude au self-empowerment pour sortir de sa perplexité et trouver par quoi remplacer une idée usée jusqu’à la corde ?

Dans cet ouvrage particulièrement bien construit, c'est la présentation de la critique sociale qui laisse le lecteur perplexe, à commencer par son positionnement sur le registre de l'indignation - c'est à dire de l'émotion. Faudrait-il en induire que la rationalité serait ailleurs, dans la synthèse capitaliste ? Or quel lecteur ne trouverait-t-il pas chaque jour des besoins fondamentaux et pourtant bien mal satisfaits dans le modèle économique actuel : logement, alimentation, santé, éducation, … bonheurs simples et joie de vivre ?

Au centre de l'ouvrage, le chapitre 3 s'affiche rassurant : "Quand l'organisation agit en filet de protection : replacer l'Homme au cœur du dessein de l'entreprise." (p. 111)

Juste après le titre, le lecteur est intrigué par l'invocation de Paul Ricœur : "Est démocratique un Etat qui ne se propose pas d'éliminer les conflits mais d'inventer les procédures leur permettant de s'exprimer et de rester négociables." Les auteurs voudraient-ils voir l'entreprise contemporaine comme une institution démocratique, ou voudraient-il faire intervenir l'Etat dans l'entreprise précisément parce que celle-ci n'est pas une institution démocratique ?

Le reste du chapitre affiche l'intérêt individuel au cœur de la problématique, le rôle affecté à l'organisation étant de canaliser ses excès : le schéma de la page 117 sera compris, même par les esprits les plus simples. Ainsi, "l'entreprise" est appréhendée comme une institution collective autorégulatrice, occultant le rôle du Conseil d'Administration et sa constitution en tant que rassemblement d'intérêts particuliers spécifiques.

Le lecteur sera d'autant plus étonné d'un tel parti pris que les auteurs ont une claire connaissance du don en tant que moteur de l'économie depuis l'aube de l'humanité. Nos auteurs expédient l'affaire ad patres en ces quelques lignes : "L'économie de subsistance a prévalu dans toutes les sociétés humaines jusqu'à l'invention du libéralisme en Angleterre au XIXe siècle (...). Jusqu'alors, la logique du don et du contre-don constituait le modèle dominant. Il n'y avait aucune idée de profit et de désir d'efficience" (p. 147). Faut-il croire que les générations d'hommes qui ont construit l'humanité se soient à ce point trompés et avec une telle constance ?

Le sort réservé par les auteurs à l’objection écologiste laisse également songeur : "L'indignation métaphysique se régénère dans les tentatives de réguler la sphère marchande, en particulier par l'écologie qui constitue actuellement l'une des seules positions où la pluralité et la singularité des êtres (...) soient affectées d'une valeur en soi" (p.157).

N'est-ce pas occulter le fait historique majeur de notre époque : la prise de conscience de la finitude de notre écosystème, et de l’impossibilité où nous sommes d’émigrer ailleurs dans la Voie Lactée, dans un avenir prévisible. Dès lors, l’objection écologiste à l'insatiabilité capitaliste ne se montre-t-elle pas bien plus pratique que métaphysique ?

Alors que l’exaspération de l’avidité par la compétition généralisée risque de transformer la planète globale en Radeau de la Méduse, comment allons-nous inventer une civilisation cultivant son écosystème comme son unique oasis ? La productivité et la guerre furent deux réponses du néolithique à la rareté relative des ressources créé par l’accaparement des terres. L’enjeu d’aujourd’hui est la productivité sans la guerre : Faut-il pour cela compléter le droit de quelques-uns à posséder par le droit de tous à vivre dignement ? Pourquoi pas ?

Tout à l'opposé d'un discours qui voudrait nous convaincre d'une fatalité mathématique en économie, la démonstration est aujourd'hui faite qu'on ne saurait contraindre le futur dans un quelconque plan d'amortissement. Si la parenthèse capitalo-socialiste constitue un exemple de plus de la liberté créative de l'homme dans l'invention des rapports sociaux, y compris celle de s'égarer, le retour au réel n'implique aucun retour en arrière.

L'anthropologie montre a quel point la dette est centrale dans le fait social. De façon traditionnelle, le don constitue la modalité légitime majeure de génération de la dette. En langage chrétien, l'expression "Dieu est Amour" le désigne comme source première du don, qui lie librement les êtres entre eux et constitue la communion. Dans cette pensée, le prêt - et plus encore le prêt contre intérêt  - apparaissait comme contre-nature et impie.

La place prépondérante donnée au crédit en tant que fait générateur de la dette est une invention historiquement récente et intrinsèquement liée à celle du libéralisme. Un des grands symptômes de la crise du capitalisme actuel est l'hypertrophie de la dette issue de l'hypertrophie du crédit ... et du discrédit du don gratuit. L'expérience montre que l'institutionnalisation de la vie à crédit s'avère un pacte proprement faustien : l'emprunteur n'y gagne aucune satiété et s'épuise à un hypothétique remboursement ; si la relation ne s'éteint pas par l'extinction de la créance, elle cessera par l'extinction des parties ! Le cas actuel de la Grèce est évidemment emblématique ; on peut encore espérer que la vie prévaudra par la transmutation de la créance en don.

Pour inventer une nouvelle communion des êtres, le rire pourrait contribuer à la désintoxication de nos sociétés des lubies du capitalisme ; les derniers soviétiques nous en ont montré le chemin, tel le général Wojciech Jaruzelski répondant à Jean-Paul II, qui s'étonnait qu'il fasse le signe de croix à l'entrée d'une église : "à la différence des chrétiens, les communistes sont pratiquants mais pas croyant".

Une société des bonheurs simples et de la joie de vivre se passe du crédit à la consommation et de l'excitation des intérêts individuels. Dans la nécessité, elle préfère le don qui oblige. Pour accéder à cette utopie, l'entreprise n'a probablement pas besoin d'autre transformation que celle de son Conseil d'Administration : que n'est-il constitué des représentants des parties prenantes ?
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