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13 / 04 / 2016 | 3 vues
Lest Collectif / Membre
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Projet de loi sur le travail : le mythe des accords gagnant-gagnant

L’un des principaux objectifs affichés par le projet de loi El Khomri est de donner une importance accrue à la négociation d’entreprise, notamment pour la définition des règles qui concernent l’organisation du temps de travail hebdomadaire. Dans l’état actuel du projet, si le principe de la durée légale du temps de travail à 35 heures reste inchangé, ce n’est en revanche plus une règle qui s’impose nécessairement aux entreprises. Il est en effet prévu que les directions d’entreprise pourront porter la durée du travail de 10 à 12 heures par jour, jusqu’à 48 heures par semaine (au maximum pendant 16 semaines), par le moyen d’accords collectif signés par des organisations syndicales majoritaires ou d’une consultation référendaires des salariés. La négociation collective d’entreprise est donc envisagée comme le moyen d’aménager le code du travail, c’est-à-dire de déroger aux dispositions du cadre législatif, pour le motif qu’il faut donner des marges de manœuvre supplémentaires aux entreprises au nom de leur compétitivité. De ce point de vue, ce projet de loi constitue une étape supplémentaire importante dans l’orientation engagée depuis plus de trente ans visant à faire de la négociation d’entreprise le niveau privilégié de production des règles du contrat de travail.

Du grignotage à la mort du « principe de faveur » 

Le projet de loi sur le travail s’inscrit en effet dans la continuité d’une double tendance amorcée depuis les lois Auroux. Celle de la décentralisation de la négociation collective en encourageant le développement du « dialogue social » dans les entreprises. Celle consistant parallèlement à remettre en cause progressivement la hiérarchie traditionnelle des normes, organisée autour du principe de faveur, elle garantissait que, parmi les différentes sources du droit du travail (loi, la convention collective ou accord d’entreprise), c’est la règle la plus favorable pour les salariés qui s’applique. Dans un tel système, les représentants syndicaux n’avaient dès lors pas grand-chose à craindre du développement de la négociation collective : elle ne pouvait qu’aller dans le sens d’une amélioration des droits des salariés. Or, cette logique de la négociation collective n’a eu de cesse d’être remise en cause ces trente dernières années.

En 1982, les lois Auroux opéraient déjà une première entorse au principe de faveur. Pour convaincre le patronat d’accepter l’instauration de négociations obligatoires en entreprise, elles prévoyaient en effet les premières possibilités de déroger à certaines dispositions législatives au moyen de la négociation, notamment en matière d’organisation du temps de travail. D’abord limitées et très encadrées par la loi, ces possibilités d’accords dérogatoires n’ont eu de cesse d’être depuis constamment étendues.

En 2004, c’est ainsi que la loi Fillon a théoriquement étendu à l’ensemble des champs de la négociation collective la possibilité de déroger par accord d’entreprise aux règles fixées par les conventions collectives de branche. Du fait de la résistance syndicale, cette loi prévoyait cependant qu’un accord d’entreprise ne pouvait pas déroger à un accord de branche si, dans ce dernier, une clause l’interdisait. Ce qui a généralement été le cas grâce à la mobilisation des représentants syndicaux au niveau des branches professionnelles.

Le projet de loi El Khomri fait précisément sauter ce verrou juridique de l’accord de branche. Son application aurait immanquablement pour effet de dramatiquement accélérer la transformation des logiques de la négociation collective : d’un instrument de conquête du progrès social, elle deviendrait de plus en plus le moyen de renégocier les avantages sociaux des salariés et de leur imposer une plus grande flexibilité dans leurs horaires de travail. C’est pourquoi, alors que le développement de la négociation d’entreprise a à l’origine été très vivement contesté par le patronat qui y voyait le risque de donner trop de place aux syndicats dans la gouvernance des entreprises, les directions des grandes d’entreprise en sont désormais parmi les principales partisanes.

La négociation d’entreprise comme instrument de mise sous pression des salariés et des syndicats

Pour justifier la priorité donnée au niveau de la négociation d’entreprise, les soutiens au projet de loi font valoir que c’est le moyen de produire des règles à la fois plus efficaces et plus légitimes. Négociées par des acteurs de « terrain », au fait des « réalités » de l’entreprise, elles permettraient de concilier la nécessaire adaptation du cadre législatif aux contraintes spécifiques des entreprises avec l’approfondissement de la démocratie sociale en entreprise. Donner plus de place à la négociation collective d’entreprise reviendrait, en somme, à donner plus de pouvoirs aux représentants syndicaux.

Cette représentation enchantée de la négociation en entreprise ne résiste cependant guère à l’observation de ces usages concrets et des contextes de sa mise en œuvre. De fait, le pouvoir réel de négociation des militants syndicaux en entreprise est aujourd’hui très affaibli : par la faiblesse de leur ancrage militant dans les entreprises (5 % d’adhérents dans le secteur privé et moins de 1 % dans les établissements de moins de 50 salariés), mais aussi par l’immense difficulté à s’opposer aux décisions d’un pouvoir actionnarial très volatil, insaisissable qui fait notamment planer la menace permanente de délocaliser les activités productives jugées insuffisamment rentables. Dans un contexte marqué par un taux de chômage élevé les enquêtes indiquent ainsi qu’une partie croissante des négociations d’entreprise se déroulent sur fond de « chantage à l’emploi » (Freyssinet, 2013).

Autrement dit, de plus en plus de négociations d’entreprise servent d’abord et avant tout à imposer aux salariés un ensemble de sacrifices (sur leurs rémunérations, leur temps de travail etc.) en échange de la promesse donnée (mais pas toujours respectée) de maintenir l’emploi. Comme le reconnaissent certains dirigeants d’entreprise eux-mêmes, dès lors qu’on autorise  les entreprises à négocier les modalités d’application du code du travail pour faire baisser leurs coûts, le mécanisme de la concurrence économique contraindra de facto l’ensemble des dirigeants (même les plus vertueux) à entrer dans cette logique de dumping social pour préserver leur compétitivité sur le marché.

La règle de l’accord majoritaire donne certes théoriquement la possibilité aux syndicats les plus représentatifs de s’opposer à ce type d’échange emploi contre conditions de travail. Elle explique d’ailleurs en partie le très faible nombre d’accords « de maintien de l’emploi » conclus depuis l’accord interprofessionnel de 2013. Dans le projet de loi El Khomri, cette capacité de résistance syndicale est précisément remise en cause par l’élargissement des conditions autorisées pour négocier un accord de « maintien de l’emploi ». Mais elle l’est plus encore par la possibilité donnée aux directions de contourner un éventuel véto des syndicats majoritaires en procédant à un référendum auprès des salariés. Or, cette nouvelle disposition pose trois questions essentielles. Quelle est la liberté de choix donnée à des salariés quand l’alternative qui leur est proposée consiste à arbitrer entre l’acceptation de nouveaux sacrifices ou le risque de perdre leur emploi ? Par ailleurs, n’est-il pas paradoxal de prétendre renforcer le pouvoir des syndicats et de prévoir dans le même temps une disposition qui permet de les contourner dès lors qu’ils ne consentent pas à aller dans le sens attendu par les directions d’entreprise ? Autrement dit, ne reconnaît-on une légitimité à l’action des représentants syndicaux qu’à la condition qu’ils acceptent de jouer le jeu de la flexibilité ? Enfin, ces référendums prennent une apparence faussement démocratique quand sont intégrés dans le collège électoral des catégories de salariés (cadres notamment) qui ne sont pas directement touchées par les changements d’organisation du travail proposées alors que d’autres, directement concernées (travailleurs en intérim ou en sous-traitance etc.), se trouvent, exclues de la consultation.

Un instrument d’action publique inefficace, facteur supplémentaire d’inégalités au sein du monde du travail

Bien sûr, la pratique de la négociation recouvre aujourd’hui une grande diversité de thèmes (égalité professionnelle, emplois des seniors, pénibilité, formation) ouvrant théoriquement la possibilité de négocier de nouveaux droits pour les salariés, censés notamment « sécuriser » les parcours professionnels, faciliter le retour à l’emploi ou encore améliorer les conditions de travail des salariés. Mais le constat établi par l’ensemble des enquêtes sont sans équivoque aucune : les résultats des dispositifs de négociation en matière de développement de la formation ou de l’emploi par exemple sont globalement très limités et très variables en fonction des entreprises (Béthou et alii, 2016). Autrement dit, avec le recours systématique à la négociation collective d’entreprise, les salariés sont encore loin d’avoir accès aux nouvelles protections qu’on leur promet en échange de la plus grande flexibilité qu’on attend d’eux.

L’une des principales raisons (parmi d’autres) est que, contrairement à une illusion trop souvent entretenue, la pratique de la négociation collective, en dépit d’un développement certain, concerne encore très peu d’établissements. Si le ministère du Travail recense entre 30 à 40 000 accords d’entreprises, l’essentiel se concentre dans les grands établissements. Ils ne concernent qu’à peine 10 % des entreprises qui pourraient théoriquement signer des accords dès lors qu’elles sont dotées de délégués syndicaux ou d’élus du personnel habilités à signer des accords (Bréda, 2015). Dans les établissements de petite taille et dans les secteurs où les relations professionnelles sont les moins institutionnalisées et les droits sociaux des salariés déjà les moins développés, la pratique de la négociation d’entreprise reste ainsi un outil totalement inopérant pour espérer les renforcer. Dans le même temps, le patronat continue de s’opposer à toute mise en place de dispositifs territoriaux de négociation. Le développement de la négociation collective d’entreprise contribue ainsi à creuser les inégalités entre salariés. Entre ceux qui disposent dans leur établissement de représentants capables (par leur expérience et par leur ancrage militant) de défendre au mieux leurs intérêts, et ceux dont les représentants syndicaux sont au contraire beaucoup plus en difficulté pour établir un rapport de force favorable à la prise en compte de leurs revendications. Sans parler de la masse des petites entreprises dépourvues de présence syndicale. Le passage aux 35 heures en constitue un exemple particulièrement éclairant au moment où leur légitimité est aujourd’hui remise en cause. Pour certains salariés, la négociation sur la réduction de leur temps de travail a abouti à des progrès sociaux substantiels, matérialisés notamment par les RTT. Pour d’autres, en revanche, le passage aux 35 heures a d’abord été synonyme d’intensification du temps de travail et de dégradation de leurs conditions de travail.

Sur ce sujet, le projet de loi El Khomri n’agit donc aucunement dans le sens d’une réduction des inégalités entre salariés comme il le prétend. Elle met certes l’ensemble des salariés et de leurs représentants syndicaux sous pression. Mais elle risque aussi d’accentuer encore les écarts entre salariés, selon qu’ils sont plus ou moins organisés et armés collectivement pour résister à la remise en cause de leurs droits.  

Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique.

Pour aller plus loin :
  • Élodie Bethoux, Arnaud Mias et alii, « Dialoguer plus mais sur quoi ? Les régulations d’entreprise en matière d’emploi, de formation et de conditions de travail en temps de crise », Revue de l’IRES, n° 84, 2015 (www.ires-fr.org).
  • Guillaume Gourgues, Jessica Sainty, « Le référendum d’entreprise, une arme patronale contre la négociation collective ? », http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=5553.
  • Thomas Bréda, La réforme du code du travail, http://www.laviedesidees.fr/La-reforme-du-code-du-travail.html.
  • Baptiste Giraud, Rémy Ponge, « Des négociations d’entreprise entravées », Nouvelle Revue du Travail, 2016, à paraître (https://nrt.revues.org/).

Dans le prolongement de leur prise de position collective sur le projet de loi sur le travail, des économistes et des sociologues du Laboratoire d'économie et de sociologie du travail apportent des éléments d'analyse plus spécifiques des enjeux de ce projet de loi, à partir de leur domaine de recherche et d'expertise.

  • Le droit du travail est-il trop contraigant ? L'accès au droit dans les TPE.
  • Temps de travail et conditions de travail.
  • Le dialogue social en entreprise : l'illusion de négociations gagnant-gagnant.
  • La précarité peut-elle faire projet de société ?
  • Le dispoitif garantie jeune : un effet d'annonce ?
  • Les syndicats face au salariat précaire.
  • L'insertion des jeunes sur le marché du travail.

Toutes ces contributions sont disponibles à l'adresse suivante.

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