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10 / 12 / 2019 | 206 vues
Marie-Laure Billotte / Abonné
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Insuffisances du rapport de la Cour des comptes sur la gestion des ressources humaines du groupe public ferroviaire

En plein mouvement social, qui s’annonce d’ampleur, sur les retraites, à quelques semaines à peine de la date butoir sonnant la fin des négociations portant sur la nouvelle convention collective qui sera appliquée dès janvier 2020 et alors que les syndicats dénoncent depuis longtemps la politique de la SNCF en matière d’emplois et ses effets sur la sécurité, le niveau de service et la santé des cheminots, la Cour des comptes, avec son rapport sur la gestion des ressources humaines du groupe public ferroviaire et les préconisations qui en émanent, semble vouloir jeter de l’huile sur le feu. On pourrait même la soupçonner d’utiliser la fameuse méthode de la « fenêtre d’Overton », récemment remise au goût du jour par le politologue Clément Viktorovith [1].

 

Au-delà des désidératas de la Cour des comptes qui ne surprendront finalement personne (cf infra), les arguments utilisés, les exemples donnés, la réduction de la gestion des ressources humaines à son strict champ financier et des agents à leur seule qualité de « variable d’ajustement » ainsi que le calendrier choisi pour publier ce rapport rendent caduque notre effort de prêter à ce rapport, le sérieux, la bonne foi, voire l’impartialité qu’on aurait espérés.

 

Pour ce qui est des désidératas des « sages de la rue de Cambon » comme la presse se plaît à les nommer, on pourrait les résumer ainsi :

 

  • la poursuite d’un dégraissage drastique des effectifs ;
  • une révision de l’organisation du temps de travail et un développement de la polyvalence pour lutter contre « la rigidité de l’organisation du travail, l’inadaptation des règles de certains métiers » qui « conduisent à une trop faible productivité » ;
  • une maîtrise plus efficace de la masse salariale en réformant un système de rémunération jugé trop favorable à l’ancienneté et la refonte du modèle social qui pourrait « faire perdre en compétitivité, avec le maintien d’avantages sociaux coûteux et nombreux (médecine de soins, action sociale, logement et facilités de circulation) ».
     

Cette note vise à montrer pour chacune de ces trois recommandations à quel point les arguments de la Cour des comptes peuvent se révéler insuffisants, limités au seul prisme quantitatif et financier, travers qui peut s’avérer dangereux quand on aborde la question de la gestion des ressources humaines.

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La poursuite d’un dégraissage drastique des effectifs

 

  1. Ce que préconise la Cour des comptes

     

La Cour des comptes se félicite de la diminution de 4,6 % des effectifs entre 2013 et 2017 mais regrette que les efforts de réduction d’effectifs aient principalement porté sur SNCF mobilités, les effectifs ayant plutôt augmenté chez réseau. Elle estime en outre que ces diminutions d’effectifs ont été « compensées » par un recours accru à l’intérim, à l’externalisation et aux heures supplémentaires, voire à l’alternance.  Elle préconise de continuer la politique de réduction des effectifs au même rythme que ces dernières années (environ 2 000 ETP par an), « l’ensemble des entreprises du groupe devant y participer ».

 

  1. Nos remarques

     

L’interprétation de la Cour des comptes concernant la trajectoire des effectifs de réseau et de mobilités nous paraît si ce n’est erronée du moins insuffisante. En effet :
 

  • Chez réseau, la Cour des comptes s’étonne que la politique d’externalisation menée n’ait pas permis de contribuer à significativement réduire les effectifs de l’EPIC. C’est oublier que l’externalisation ne répond pas seulement à une volonté de réduire la masse salariale, mais qu’elle répond aussi à un niveau d’activité inédit de l’EPIC en maintenance et travaux, activité liée aux tentatives de rattrapage en cours des défauts d’investissement passés.

 

  • Chez mobilités, la Cour des comptes déplore que peu d’opérations d’externalisation aient été menées. Elle précise que « ce choix peut surprendre car l’EPIC fait appel à de nombreux membres du personnel d’exécution, notamment en gare, dont la qualification est plutôt faible et le taux d’absentéisme élevé ».


     
    • Cet extrait en dit long sur la vision que la Cour des comptes a du personnel d’exécution en gare et sur sa prise en compte de la situation du corps social des cheminots : nul besoin d’interroger les raisons d’un absentéisme effectivement élevé. Autant se séparer du problème via l’externalisation.
    • En outre, on s’étonnera que dans une même page, la Cour des comptes salue les efforts d’externalisation de réseau sur des métiers en tension, jugés à forte valeur ajoutée (maintenance et travaux des voies) et présente (pour mobilités) l’externalisation comme un outil de gestion des métiers dont la qualification est considérée comme faible.
    • Rappelons par ailleurs que le rapport de la Cour des comptes s’appuie essentiellement sur des données 2017. L’année 2019 marquée notamment à l’été par une explosion des durées d’attentes en gare, a mis en lumière s’il en était besoin le nécessaire maintien d’agents aux guichets, donc le caractère contre-qualitatif des suppressions massives de postes en gare. Le nouveau PDG du groupe semble d’ailleurs en avoir pris acte : « Il ne faut pas que l'effort de productivité se fasse au détriment des attentes des clients. Je pense par exemple aux files d'attente aux guichets » (Jean-Pierre Farandou, 3 novembre 2019).
    • Enfin, un mot sur l’absentéisme que la Cour des comptes évoque à plusieurs reprises. Sur ce thème, les comparatifs sont parlants (cf. tableau ci-dessous) : l’absentéisme des cheminots est inférieur à l’absentéisme national. Certes, le personnel sédentaire, notamment les agents en gare, affiche des taux d’absentéisme nettement plus élevés que les collègues. Ne faire aucun lien entre ce taux « hors normes » et la situation sociale que les agents en gare subissent (fermetures de guichets et suppressions de postes en continu), comme c’est le cas dans le rapport de la Cour des comptes, démontre une vision parcellaire du sujet.

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Révision d’une organisation du travail jugée inadaptée
 

  1. Ce que préconise la Cour des comptes
     

La Cour des comptes estime que le temps de travail effectif des agents est insuffisant par rapport à la convention collective de branche, au contraire des jours non travaillés qui sont trop nombreux. Afin de lui permettre d'atteindre « les objectifs de performances économiques assignés par l’État », elle encourage la direction de la SNCF à renégocier l’accord d’entreprise sur l’organisation du travail et à développer la polyvalence. Elle recommande aussi de supprimer le dictionnaire des filières et de définir des référentiels de métiers plus larges, ce qui ne manque pas de faire écho aux actuelles négociations sur la future convention collective
 

     2. Nos remarques
 

Un accord temps de travail d’entreprise logiquement plus favorable à celui de la branche
 

La Cour des comptes estime que les cheminots ne travaillent pas assez, comparativement aux standards de la convention collective. Elle juge le RH trop favorable par rapport à l’accord de branche. Faut-il rappeler que jusqu’à récemment (ordonnances Macron de 2017), le respect de la hiérarchie des normes impliquait que les accords de branche ne puissent pas être moins favorables aux salariés que ce que la loi ne disposait. De même, les accords d’entreprises ne pouvaient être moins-disant par rapport à ces accords de branche. Dès lors, constater que des accords d’entreprises puissent être plus favorables qu’un accord de branche relève de la tautologie. En outre, les écarts dénoncés ne semblent pas outranciers :

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Des suggestions de polyvalence parfois caricaturales et peu susceptibles d’attirer les compétences dont le GPF a besoin 
 

C’est sans doute sur la notion de polyvalence que la Cour des comptes va le plus loin dans ses suggestions.
 

Dans la droite ligne des négociateurs UTP, elle déplore un dictionnaire des filières trop rigide et défend un référentiel de métier resserré permettant un certain niveau de polyvalence qui n’existerait pas actuellement.

 

Zoom : la polyvalence au cœur des problématiques RH de mobilités en 2019
 

Il est nécessaire de rappeler ici que 2018 et 2019 ont marqué un mouvement contradictoire en termes de polyvalence chez mobilités.
 

  • Le découpage de l’activé de l’EPIC a mené à l’affectation des agents à un produit fixe (TGV, TER etc) réduisant par là même les possibilités de polyvalence et de parcours professionnels qui existaient jusque-là. À de nombreuses reprises, cette situation a été dénoncée par les organisations syndicales.

  • Le développement de la polyvalence et la création de nouveaux périmètres de métiers pour les ASCT dans certaines régions (cf. organisation en EAS/ANS/EML/ARC) montre que le dictionnaire des filières, aussi « rigide » soit-il, n’a pas empêché ces évolutions au grand dam des organisation syndicales d’ailleurs.

 

Ainsi, la Cour des comptes suggère :
 

  • en citant l’exemple de la Suède (« qui est proche de 100 % de ventes numérisées ou par automates et qui a supprimé la quasi-totalité des guichets »), de faire des actuels vendeurs des agents d’embarquement anti-fraude (tendance déjà lancée à travers les expérimentations LAF menées par mobilités en 2018/2019) ;
  • de confier à la SUGE des missions d’informations et de gestion des flux ;
  • d’envisager (comme le feraient des entreprises concurrentes dont le nom n’est pas cité) un élargissement des missions des conducteurs de train vers certaines opérations d’entretien du train ou vers « la conduite de cars en complément » ;
  • de confier aux aiguilleurs des missions de vente en gare (on se demande dans quel guichet…), des missions d’agent d’escale, des missions d’entretien de la voie et de débroussaillage.

     

Alors que l’entreprise peine à recruter et à fidéliser tant les conducteurs que les aiguilleurs, offrir des perspectives telles que les opérations de débroussaillage ou la conduite de cars semble pour le moins contre-intuitif. La polyvalence telle que présentée par la Cour des comptes, loin d’épouser les contours d’une approche « positive » (même si contestable) qui la présente comme un outil d’acquisition de compétences ou de renforcement de l’intérêt du salarié pour son poste de travail, ne paraît ici que comme la clef de voûte d’un processus de déqualification.
 

Zoom :  les pénuries de main d’œuvre au GPF
 

En janvier, à grand renfort de campagnes publicitaires sur les réseaux sociaux et d’affichages publics, le groupe ferroviaire a annoncé vouloir recruter 4 500 cheminots en CDI en 2019, dont 2 500 pour la seule région Île-de-France. 
 

Conducteur de train, aiguilleur, ingénieur, mécanicien de maintenance, électricien et agent commercial, constituent autant de métiers recherchés par la SNCF.

 

La refonte d’un système de rémunération et d’un système social jugés trop favorables
 

  1. Ce que préconise la Cour des comptes

     

Revoir les règles de progression pour en réduire l’automaticité, mieux maîtriser la croissance salariale et réduire le périmètre des bénéficiaires des facilités de circulation et le nombre de trains éligibles à ces facilités…
 

  1. Nos remarques

     

Une automaticité de la progression salariale qui est aussi le corollaire à l’ascenseur social que propose le GPF aujourd'hui encore
 

La Cour des comptes déplore l’automaticité des évolutions de carrière donc des rémunérations. En substance, elle met en cause le modèle social public de l’entreprise, qui vise aussi à maintenir un certain ascenseur social. 
 

Le GPF se prévaut légitimement de recruter des débutants à tous les niveaux d’études, et dans tous les métiers : « Lorsque la SNCF recrute un collaborateur, elle ne lui propose pas un job mais un métier. C’est-à-dire un ensemble de compétences, de connaissances professionnelles, de savoir-faire appelés à se développer, à s’enrichir, à évoluer et à s’exprimer dans la durée », peut-on lire sur le site internet de l'entreprise. Les débutants représenteraient toujours plus de 50% des recrutements en 2018.
 

La notion de parcours professionnel semble encore véritable et concrète et avoir un sens dans cette entreprise (75 % des cadres du GPF le sont devenus par promotion interne). Dès lors, l’évolution salariale « automatique » n’est qu’un outil à cet ascenseur social
 

Quant aux salaires, leur évolution a beau émaner d’une certaine automaticité, force est de constater qu’en la matière et contrairement aux préjugés qui ont la vie dure, les cheminots ne sont pas favorisés.
 

La rémunération mensuelle moyenne brute à la SNCF est de 3 173 euros en 2016 [1] (3 052 euros sans les contractuels). Elle est comparable à celle pratiquée dans la fonction publique d’État (2 982 euros bruts mensuels) et supérieure à celle constatée dans la fonction publique territoriale (2 257 euros). Sur cette rémunération brute, 12,1 % sont relatifs à des éléments variables de paye (donc liés à l’organisation du travail (travail de nuit, dimanches et fêtes), astreintes, primes individuelles et collectives). Sous l’effet de la réduction des emplois d’exécution, de la hausse  des qualifications, de l’accroissement du nombre d’agents de 55 ans et plus et du recrutement de cadres supérieurs par voie contractuelle, la structure de rémunération des cheminots a logiquement tendance à être tirée vers le haut ces dernières années mais 33,7 % des cheminots perçoivent  moins de 2 500 euros bruts mensuels tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle, la part des agents touchant un salaire mensuel brut d’au moins 4 000 euros est de 12,9 %. Le salaire moyen des cadres supérieurs est ainsi de 8 504 euros.
 

Par comparaison, la rémunération mensuelle moyenne brute chez Orange, EDF et Renault est nettement supérieure : elle atteint respectivement 3 733 euros, 4 761 euros et 4 071 euros, hors intéressement.
 

L’écart avec l’opérateur public ferroviaire s’explique en grande partie, par la structure des effectifs : Orange et EDF ont ainsi une très faible part des effectifs consacrés à l’« exécution ». Mais on note également des salaires nettement plus importants alloués aux cadres supérieurs et aux dirigeants dans les sociétés privatisées. La grille salariale de la SNCF s’avère donc très « encadrante ».

SALAIRES MENSUELS BRUTS

Zoom : Les démissions révèlent des salaires trop faibles.
 

Plus de 1 000 démissions ont été répertoriées au GPF en 2018, ce qui constitue une progression de 34 % par rapport à l’exercice antérieur. Si le taux de démission de l’entreprise (0,7 %) demeure nettement inférieur au taux industriel (2,7 %), cela n’enlève rien au fait que la démission constitue un motif de départ « nouveau » à la SNCF. Ces démissions concernent en premier lieu les métiers de la maintenance, c’est-à-dire des métiers en tension sur tout le territoire, notamment chez les « concurrents » et « sous-traitants » du GPF. En cela, la fidélisation de ces profils nécessite notamment un haut niveau de salaire que ne propose pas le groupe ferroviaire. C’est d’ailleurs ce qu’admet la Cour des comptes : « Certains technicentres font état de départs motivés par des rémunérations plus intéressantes offertes dans d’autres branches ».

 

Des facilités de circulation encore et toujours dénoncées, sans qu’un système de suivi ne permette d’en chiffrer sérieusement les effets
 

La Cour des comptes invite le GPF à réduire le nombre d’agents bénéficiant des facilités de circulation (notamment les ascendants) et à limiter ces facilités à certains trains seulement où à les réduire à un plus faible pourcentage de prise en charge.

 

Elle cite l’exemple d’Air France ou d’AccorHotels qui proposent des réductions de 30 % sur les billets d’avion ou les chambres d’hôtels (nous ne relèverons pas les pratiques de Carrefour, également citées en exemple). Cependant, à aucun moment elle ne s’interroge sur la valeur monétaire de ces facilités pour les salariés concernés. Ainsi, en l’absence de dispositif de suivi des facilités de circulation à la SNCF, absence que regrette la Cour des comptes elle-même, on s’interroge.

 

  • Comment est réalisé le calcul du coût pour l’entreprise établi par la Cour des comptes à 220 millions d'euros ?
  • Quelle est la valeur monétaire moyenne de cet avantage pour un cheminot ? Car, à n’en pas douter, peu nombreux sont les cheminots et leur famille qui utilisent à plein ces facilités.

 

Zoom : Le cas allemand
 

À plusieurs reprises, la Cour des comptes prend le cas de la Deutsche Bahn (DB) en exemple, où les conducteurs de train n’ont notamment que 28 jours de congés par an. Nous pouvons en effet citer le cas allemand.
 

  • Sur les trajectoires d’effectifs : le 19 juin 2019, la DB a annoncé un nouveau plan stratégique nommé « un rail fort » dont l’objectif est de doubler le nombre de passagers sur ses grandes lignes d'ici 2030. Pour cela, la DB veut embaucher 100 000 personnes, augmenter ses capacités de 30 % en investissant dans du matériel roulant, fixer les fréquences à 30 minutes entre les 30 plus grandes villes du pays et transformer ses gares en centre muti-modal (correspondance avec les bus, mise à disposition de vélo, covoiturage etc.).

  • Sur la satisfaction client : problèmes de retards, pas assez de personnel, cuisine des wagons-restaurants en rupture de stock, pannes etc. Pendant des décennies, les investissements dans les infrastructures ferroviaires allemandes ont été négligés et les effectifs si drastiquement réduits que les trains allemands ont perdu tous leurs avantages sur les autres modes de transport aux yeux des utilisateurs. Ainsi, dans une étude menée en 2018 par le cabinet Boston Consulting Group, la SNCF obtenait notamment une meilleure note que la Deutsche Bahn sur la qualité de service et la sécurité. En revanche, elle était distancée pour ce qui était de la fréquentation des lignes. Une moindre performance liée notamment à l’organisation territoriale de la France, où les villes petites et moyennes, plus nombreuses qu’outre-Rhin, engendrent naturellement des liaisons où les voyageurs ne se bousculent pas. Le prix à payer pour l’aménagement du territoire.

 

[1] La fenêtre d’Overton (aussi appelée « fenêtre de discours ») est la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. L’utilisation de ce concept par les lobbyistes, quels qu’ils soient, vise à ouvrir la fenêtre de l’acceptable en tenant des propos chocs, provocateurs ou en proposant des mesures incongrues pour relativiser des mesures ou idées radicales qui seront réellement mises en œuvre par la suite. Ce concept a récemment été mis en avant par le politologue Clément Viktorovitch (https://www.franceculture.fr/sociologie/des-lobbyistes-aux-populistes-la-fabrique-de-la-fenetre-doverton).

[2] 2016 nous sert de référence car nous ne disposons pas de données pour les autres entreprises citées en exemples au-delà de cette date.

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