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18 / 01 / 2016 | 5 vues
Laurent Degousée / Membre
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Nos dimanches et nos nuits ne sont pas à vendre

« Dans toute idée, il faut chercher à qui elle va et de qui elle vient ; alors seulement on comprend son efficacité » (Bertold Brecht).
 
Quel lien peut donc unir des dispositions aussi diverses que l’extension du travail du dimanche et de nuit, l’abaissement des moyens de défense des travailleurs, la marchandisation du sang, des privatisations d’aéroports et l’octroi d’actions gratuites contenues dans la loi Macron ? Satisfaire les injonctions de la Commission européenne (pour qui la France doit rattraper son retard en matière de réformes structurelles) et accentuer la politique « pro-business » menée par le gouvernement, à l’œuvre depuis 2013 via l’ANI et le pacte de compétitivité.
 
Ce « coup de jeune pour la société », selon Hollande, qui assume pleinement son orientation social-libérale au mépris de son engagement de campagne de défense du repos dominical, n’est que la poursuite d’une politique de dérégulation menée depuis une vingtaine d’années qui s’attaque au repos des travailleurs [1] au nom de l’emploi, de la croissance, du tourisme et de la liberté du travail. Le tout pour satisfaire les grandes enseignes commerciales, qui augmentent ainsi substantiellement leurs profits en écrasant la concurrence.

Les jours fériés, premiers congés

Ce sont les seuls jours fériés qui tiendront lieu de repos avant l’instauration des congés payés suite aux grèves de 1936. Au nombre de onze dans notre pays, issus du calendrier religieux de l’Ancien Régime, auxquels viennent s’ajouter, à partir du XIXème siècle, des fêtes civiles, essentiellement commémoratives. Le 1er mai jouit d’un caractère particulier du fait qu’il est le seul jour obligatoirement chômé et payé mais aussi que la fête des travailleurs revêt un caractère international et tire son origine de la manifestation réprimée de Haymarket en 1886, expression du combat du mouvement ouvrier pour la journée de huit heures.
 
En 2004, le gouvernement Raffarin, éclaboussé par le scandale des quinze mille morts de la canicule de 2003, décrète que le lundi de la Pentecôte sera travaillé sans être rémunéré afin d’abonder un fond d’aide à la dépendance, une solidarité qui ne repose que sur les seuls salariés (le dispositif sera modifié en 2008, la Pentecôte retrouvant son caractère chômé, la journée dite de solidarité pouvant être effectuée à une autre date, sa durée être répartie sur d’autres jours ou être déduite d’un congé). Il n’en fallait pas plus pour que le MEDEF, en septembre 2014, réclame lui la suppression de deux jours fériés alors que, pour les employés du commerce, ne restent le plus souvent sanctifiés, outre le 1er mai, que le jour de l’an et de Noël.

Le repos dominical, un acquis laïc et ouvrier

Après un vote unanime de l’Assemblée nationale, c’est le 13 juillet 1906 qu’a été promulguée la loi établissant le repos hebdomadaire en faveur des employés et ouvriers qui précise que « le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche ». Cette règle, dès son origine, souffrait d’exceptions : il existait ainsi des dérogations pour des secteurs tels que l’hôtellerie-restauration, les musées, les stations services, les fleuristes, les hôpitaux ou les transports. Dans cas, le travail dominical est de droit et n’est donc pas ou peu compensé (par exemple, la boulangerie prévoit une majoration de salaire de 20 % et fixe par arrêté un jour de fermeture hebdomadaire autre que le dimanche) et le fait de travailler ce jour-là est consubstantiel à l’embauche. Des spécificités liées à l’obligation de continuité de l’activité ou à la mise en place d’équipes de suppléance existaient aussi dans l’industrie. Enfin, le préfet pouvait l’autoriser lorsqu’il est établi que le repos simultané le dimanche de tous les salariés d’un établissement serait préjudiciable au public ou compromettrait son fonctionnement normal.
 
L’extension continuelle des ouvertures, portée en premier lieu par la droite, est ensuite devenu la règle : passage de trois à cinq dimanches annuels d’ouverture en 1993 ainsi que la création des zones touristiques où seule l’ouverture des commerces de loisirs est permise suite au lobbying de Virgin Mégastore : l’enseigne anglaise de disques, implantée en France depuis 1988, s’affranchit de la loi sur son magasin phare des Champs-Élysées, préférant payer de lourdes astreintes pour finir, à grand renfort de coups médiatiques [2], par la faire rédiger en sa faveur. En 2009, c’est le député UMP Richard Maillé, qui a parachevé l’œuvre : toutes les activités pouvaient désormais ouvrir dans lesdites zones où ni volontariat, ni majoration n'étaient obligatoires et une quarantaine de zones commerciales, qui ouvraient auparavant en toute illégalité ont alors pu le faire en étant classées « périmètre d’usage de consommation exceptionnelle » (PUCE), à commencer par celle de Plan de Campagne près de Marseille, circonscription du député.
 
Les choses ont aussi avancé sur le plan sectoriel : c’est l’amendement « Confokéa », déposé par une sénatrice UMP bien intentionnée, qui a permis aux géants de l’ameublement d’ouvrir le dimanche depuis 2008. Le bricolage, sous prétexte qu’il vend lui aussi des meubles mais aussi de quoi en fabriquer, n'a pas voulu être en reste et s'est lancé à son tour dans des ouvertures illégales tous azimuts malgré des condamnations pouvant atteindre plusieurs millions d’euros. Après une première annulation du décret d’ouverture, le Conseil d'État à légalisé cette situation en mars 2014, avec la bénédiction du gouvernement socialiste qui a alors nommé un ancien président de la Poste de sinistre mémoire pour concocter un rapport sur le sujet qui s'est révélé favorable à davantage d’ouvertures dominicales. La boucle était bouclée.

Le travail de nuit… à la santé !

« Le sommeil, en tant qu’obstacle majeur (c’est lui qui constitue la dernière de ces « barrières naturelles » dont parlait Karl Marx) à la pleine réalisation du capitalisme 24/7, ne saurait être éliminé. Mais il est toujours possible de le fracturer et de le saccager » [3]. La nuit est aussi en passe d'être grignotée : d’abord en 2001 suite à la transposition, sous le gouvernement Jospin, d’une directive européenne qui, au nom de l’égalité hommes/femmes, autorisait le travail de nuit de ces dernières alors qu’il aurait fallu légiférer pour le diminuer pour tous. Légalement, le commerce, milieu fortement féminisé, ne pouvait pour autant prétendre à ouvrir de 21h00 à 6h00 du matin car son activité n’était justifiée ni par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique, ni par un service d’utilité sociale.
 
Dans les faits, cette règle était loin d’être respectée, en particulier à Paris. À partir de 2012, le CLIC-P (collectif intersyndical) a fait condamner successivement les Galeries Lafayette, le BHV, Uniqlo, Apple et Carrefour. Il s’est ensuite attaqué à Sephora qui a fini par être contraint, en septembre 2013, à devoir fermer son magasin des Champs-Élysées dès 21h00 et plus à 2h00 du matin comme elle souhaitait le faire avant cette procédure. Une guérilla judiciaire et médiatique s’en ensuivi dont l’enseigne, propriété de LVMH, a fini perdante… Ce qui n’a pas empêché le milliardaire Bernard Arnault, patron dudit groupe, d’appuyer la création de l’article 81 de la loi Macron, qui permet désormais aux commerces situés dans les nouvelles zones touristiques internationales, décidées par l’exécutif lui-même, d’ouvrir jusqu’à minuit. À noter que la soi-disant mobilisation du personnel contre la décision de fermeture (une centaine de personnes sur les quatre mille cinq cents que compte la société), largement entretenue par la direction, n’a pas empêché les syndicats hostiles au travail de nuit d’obtenir près de 70 % des voix aux dernières élections.
 
Les attaques anti-ouvrières précitées ont produits les résultats suivants : d’abord l’extension régulière du travail dominical et nocturne qui, selon les dernières études, concernait respectivement 29 % et 15 % des salariés. L’État ne sanctionne plus les infractions mais au contraire leur donne ensuite force de loi ; restent les syndicats obligés de jouer les gendarmes pour faire respecter les interdictions. Elles prospèrent car le secteur est précarisé (faible rémunération, temps partiel imposé) et souffre d’un niveau d’organisation très faible. Dans ce contexte, le doublement du salaire versé le dimanche, qui est pour le moment la règle dans beaucoup d’enseignes, est incitatif et coexiste avec le chantage à l’embauche, aux horaires ou à l’emploi qui font relativiser la portée du volontariat.

Une riposte inédite

Passage de cinq à douze dimanches annuels d’ouverture, création de zones touristiques internationales qui pourront ouvrir cinquante-deux dimanches par an, comme les grandes gares (et ce jusqu’à minuit), facilitation du classement des centres commerciaux en zones commerciales pour pouvoir ouvrir toute l’année : voici les dispositions tant décriées relatives au travail dominical et nocturne inscrites dans la loi Macron. Outre le fait qu’elles constituent une négation complète des engagements du Parti socialiste dans l’opposition et du candidat François Hollande, elles ouvrent la voie à une généralisation rapide du travail dominical et nocturne qui, à terme, nous mènera à la société 24/7 dont rêvent les capitalistes.

Le CLIC-P mène la riposte : les 14 novembre et 16 décembre 2014, deux à trois mille salariés du commerce, issus des grands magasins dont de nombreux démonstrateurs, de la parfumerie, de l’habillement et de la grande distribution, ont fait grève et ont manifesté. L’importance de ces mouvements, à l’échelle de ce secteur, n’est pas étrangère au refus de la Mairie de Paris de soutenir l’extension des ouvertures voulue par le gouvernement.
 
Le Sénat, dominé par la droite, a sans surprise durci les dispositions en question en étendant le travail en soirée aux zones touristiques existantes et en instaurant le recours au référendum en l’absence d’accord syndical permettant l’ouverture dominicale : la même politique somme toute mais à un degré plus élevé. Plus encore, un amendement, voté conjointement par la droite et les socialistes, autorise lui l’ouverture permanente de droit des commerces de biens culturels, c’est-à-dire sans volontariat, ni compensation !

Mobilisations intersyndicales et petites victoires

On peut affirmer que c’est la persistance de cette mobilisation, dans un secteur pourtant faiblement organisé, qui a conduit plusieurs unions régionales franciliennes à organiser une manifestation le 26 janvier 2015 au moment de l’examen de la loi Macron par l’Assemblée. De même pour la journée de mobilisation interprofessionnelle du 9 avril où, à cette occasion, les fédérations CGT et FO du commerce, respectivement première et troisième organisations de la branche, ainsi que la nouvelle fédération SUD commerce ont lancé un appel commun qui a permis une extension limitée de la mobilisation en province.
 
En raison de la décision, en particulier de la CGT, de renvoyer toute nouvelle action interprofessionnelle, seule à même de bloquer l’adoption de cette loi, à la rentrée, le CLIC-P, parfois rejoint par la CNT-SO et FO, a continué de porter la contestation. Pas moins de trois rassemblements ont eu lieu depuis mai dernier, marqués entre autres par la participation de centaines d’employés de magasins de biens culturels dont la FNAC qui a fait grève le 29 mai dernier. Cette agitation a permis le retrait de l’amendement FNAC et de revenir sur les dispositions durcies par le Sénat.

Les patrons avancent, faisons-les reculer !

Après un simulacre de consultation, le décret définissant les ZTI, suivi d’arrêtés en délimitant pas moins de douze sur Paris, a été publié le 23 septembre. Parmi ces zones, certains étaient attendues comme celles des Champs-Élysées, dont le périmètre est élargi, ou du boulevard Haussmann. Plus incongrues, celles créées dans des quartiers aussi peu touristiques que les Olympiades, Bercy ou Beaugrenelle… Le ministre a beau s’en défendre, sa volonté de généraliser le travail du dimanche et de nuit est flagrante.
 
Reste, pour autant, à franchir le cap des négociations, à savoir obtenir un accord, qui fixe le niveau des contreparties (y compris salariales) dans chaque entreprise de plus de 11 salariés, pour pouvoir ouvrir tous les dimanches (six gares parisiennes sont également concernées). Pour le travail dit en soirée spécifique à ces zones, il faut nécessairement passer par un accord d’entreprise, la loi fixant entre autre une majoration minimum des heures travaillées entre 21h00 et minuit.

Passage en revue des négociations en cours dans la capitale :

Chez Sephora, un accord sur le travail en soirée a été obtenu suite au ralliement de la CFDT. C’est cette organisation qui a poussé à l’organisation d’un référendum qui s’est traduit par un plébiscite (96,6 % de votes favorables). Un résultat en trompe-l'œil si l'on tient compte de la participation, des quelques votes « non » et d’un corps électoral resserré aux seuls salariés en CDI avec l’enseigne de plus de trois mois d’ancienneté. De surcroît, comme précisé sur les bulletins de vote, « être favorable ne signifie pas être volontaire pour travailler en soirée ».
 
Darty prétend appliquer un accord de 2010 pour ouvrir plusieurs de ses magasins le dimanche, dont deux ne sont même pas situés en ZTI. À la FNAC, la négociation, menée au niveau du groupe, est bloquée du fait de l’axe CGT-FO-SUD, majoritaire. Chez Apple, la médiatisation de la signature imminente, par la CFTC, d’un accord au rabais a permis d’en repousser l’adoption. Des accords ont en revanche été trouvés chez Nature et Découvertes et dans plusieurs enseignes d’habillement (Etam, HM et Zara).
 
Enfin, dans les grands magasins, épicentre de la bataille, le patronat n’a toujours pas réussi à obtenir la moindre signature car il refuse notamment de prendre en compte la situation des nombreux démonstrateurs qui y travaillent. Des négociations au niveau de chaque entreprise s’avèrent aussi risquées après le rejet par référendum d’un projet d’accord au BHV le 22 novembre dernier.
 
En tout état de cause, le Conseil d’État a été saisi par plusieurs fédérations et le CLIC-P afin de faire annuler décret et arrêtés. Le plus précieux dans le rapport de force ainsi mis en œuvre face au gouvernement et aux patrons reste le haut niveau de mobilisation des travailleurs du commerce eux-mêmes : ainsi, le 15 septembre 2015, deux cents militants, rejoints par des représentants d’organisations politiques, féministes et de jeunesse solidaires de notre lutte, se sont rassemblées sous les fenêtres de Bercy. Un mois plus tard, plus de mille salariés, au cri entre autres de « Macron, fais gaffe à ta chemise et à ton pantalon » étaient en grève et manifestaient pour rejoindre le boulevard Haussmann afin de contrer les patrons des grands magasins, protégés par la police, qui se réunissaient en pensant pouvoir nous bafouer en toute tranquillité. Oui vraiment, les salariés n’en ont pas fini avec la loi Macron !

[1] Au risque de ne plus pouvoir reconstituer leur force de travail mais le capitaliste, lui, fait fi du risque.
[2] Dont la venue du chanteur Renaud, alors sous contrat avec le label du même nom, pour qui le dimanche, c’est bon pour les curés. L’aventure Virgin Mégastore s’est mal terminée en 2013.
[3] Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Éditions Zones, 2014.

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Article très intéressant et très bien écrit. J'espère que l'auteur s'applique à lui même la phrase mise en exergue. Cordialement