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29 / 04 / 2015 | 8 vues
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Bien vivre au travail avec les philosophes

Les philosophes, de Platon à Lacan en passant par Condorcet, Mauss et Bataille, peuvent-ils contribuer à donner du sens au travail ? Est-il possible de mieux vivre au travail avec les philosophes ?

Autant de questions abordées par des philosophes, sociologues, économistes, coaches, praticiens du management et des relations au sein des entreprises et des services, lors du colloque organisé par Technologia et Galilée.sp et dont la première partie s’est déroulée devant un auditoire nombreux et captivé le mardi 7 avril passé. Signalons dès à présent, pour l’inscrire sur nos agendas, que la seconde partie de cette manifestation aura lieu le jeudi 25 juin prochain.

Retourner dans la caverne


Pour la première intervenante de cette « matinale », Catherine Gras, présidente de Galilée.sp, avait choisi de réfléchir sur le mythe de la caverne de Platon, « la pensée philosophique est une ressource pour l’engagement et l’action ». Pour elle, « la lecture des grands textes philosophiques (…) m’a toujours ressourcée : ils me redonnent confiance et la possibilité de ne pas me laisser submerger par la culture managériale taylorienne qui est devenue « monnaie courante » et d’ajouter : « travailler avec un livre de philo dans son sac permet de comprendre que l’on appartient à une longue lignée de personnes qui cherchent comment mettre du sens à l’œuvre ».

Dépassant le sens premier du mot travail, synonyme de torture et de souffrance, Catherine Gras a montré que le travail était également un processus essentiel de l’épanouissement personnel. Toutefois, il ne s’agit là que d’une étape car une fois « extrait » de la caverne et de l’obscurantisme qui y règne, l’individu qui a accédé au savoir et à la connaissance aura soin d’y retourner afin de libérer d’autres « prisonniers »,  de contribuer à leur émancipation en donnant une dimension collective à cette action.

L’émancipation est l’un des mots-clefs de l’œuvre de Condorcet, auteur emblématique du siècle des Lumières. L’émancipation par l’instruction, ainsi que l’a rappelé François Athané, agrégé et docteur en philosophie, dans sa présentation intitulée « Condorcet, le travail et la République ».

Pour Condorcet, le travail ne peut prendre sens que dans un projet collectif, en se fondant sur la complémentarité des individus, la conciliation des rôles du concepteur et de l’exécutant, sur la transversalité, sur le partage des savoirs et des connaissances. Et François Athané d’ajouter en conclusion de son exposé : « en introduisant une bonne dose de démocratie dans le monde du travail » car « lorsqu’on se sent esclave, on ne s’implique pas, on ne participe pas et on souffre ».

« On n'a pas besoin d'être sincère pour se faire confiance »

« Marcel Mauss et la théorie des organisations » constituait le point de départ de l’intervention de Norbert Alter, spécialiste de la sociologie des organisations, professeur à Paris-Dauphine. Avec cet exposé, les participants ont pu prendre la mesure de la complexité des systèmes de relations humaines, qu’il s’agisse des sociétés primitives ou « post-modernes ». Le lien social « non fini », contrairement à l’échange économique « fini », est chargé d’émotions et va bien au-delà du domaine du seul management : la coopération dans le monde du travail est à la fois cognitif, stratégique, affectif. Il est question d’échanges, d’alliances, de reconnaissance, de soutiens. On travaille avec des gens, non avec des fonctions. Des complicités naissent pour mieux faire face à des situations complexes et créer de la compétence collective.

Néanmoins, cette coopération, ces complicités ne font pas disparaître le caractère « agonistique » du lien social : les volontés de puissance, de domination, de manipulation, de prestige continuent d’exister. L’ambivalence est toujours là entre des associés qui s’avèrent être également des rivaux… Sans parler de trahisons toujours possibles…

Pourtant, si l’on en croit La Rochefoucauld, cité par Norbert Alter : « On n’a pas besoin d’être sincère pour se faire confiance ». Pour qu’il y ait échange et coopération durables, il faut recourir à la notion de réciprocité élargie, éprouver le sentiment que l’Autre devient le prolongement de nous-mêmes. C’est cela qui donne le sentiment d’exister, c’est cela qui fait sens et qui aboutit à ce que Mauss appelle « l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui ».

François De March, professeur d'économie-gestion en classe préparatoire à l'ENS de Cachan, nous a fait pénétrer dans l’univers singulier de Georges Bataille, écrivain inclassable, en ciblant son intervention sur les risques psychosociaux sous l’éclairage de la « dépense », de la « souveraineté » et de la « communication », trois termes qui méritent quelques explications.

  • « La « dépense » est une notion phare de la pensée de Bataille. Si les hommes refusent la dépense, par exemple parce qu’ils sont aveuglés par une idéologie de la rareté, elle s’imposera à eux sur un mode catastrophique (chômage, guerre, gaspillage de produits non consommés…) alors qu’ils auraient pu dépenser de manière « humaine » : réduction du temps de travail, augmentation des salaires, développement des pauses et des fêtes d’entreprise… En période d’austérité, de gel des salaires et de chômage massif, la surcharge de travail aboutit fréquemment à l’épuisement professionnel (« burn-out »), voire au suicide.
  • La « souveraineté » est une notion dérivée du concept hégélien de maîtrise dans la dialectique du maître et de l’esclave mais en ayant éliminé la dimension domination. (…) Les modes contemporains du management, tout en combattant la dépense improductive, tendent à supprimer aussi toute souveraineté des hommes au travail : absence de reconnaissance, limitation de l’autonomie individuelle et collective, injonctions paradoxales, harcèlement moral… Le suicide au travail peut représenter une ultime tentative de reconquête de sa souveraineté par le salarié stressé et de recherche d’une gloire posthume. La mise en scène de son suicide va dans le sens du défi adressé au management et aux autres salariés.
  • La « communication » a une signification très différente chez Bataille de celle du sens courant. Elle renvoie à des expériences limites que les hommes font dans une proximité avec la mort. De façon générale, la communication bataillienne est émotionnelle, elle s’exprime dans les rires, les pleurs ou les transes. L’isolement des salariés au travail, leur mise en concurrence par les méthodes d’évaluation, la dissolution des collectifs de travail font disparaître toute forme de « communication ». Le suicide sur le lieu de travail représente alors une tentative de restauration d’un lien « communautaire », comme les sacrifices étaient à la base de la création ou de la restauration du lien social dans les sociétés archaïques.  

« L'enfer, c'est les autres »

Dernière intervention de cette « matinale » dense et intense : Catherine Blondel, conseillère de dirigeants et d’équipes de direction, sur le thème du travail contemporain à la lumière de Jacques Lacan : un symptôme du malaise dans la civilisation ?

La notion de « jouissance » chez Lacan correspond au devoir pour l’individu, en recherchant les performances, de s’épanouir au travail. Mais dans ce cadre « post-moderne », chacun n’a en tête que son propre projet et du coup, le lien social fait problème et, comme l’écrivait Sartre, « l’enfer, c’est les autres ».

Dans ce contexte, les relations fonctionnent sur le mode fournisseur/consommateur et le travail finit par faire « souvent symptôme bien plus qu’il ne permet la sublimation ».
La « jouissance » lacanienne, sentiment extrême et transgressif, qui se situe au-delà du plaisir, débouche trop souvent sur l'épuisement professionnel et renvoie la notion de « bien-être » au travail aux calendes grecques.

Il s’agit alors de repenser les conditions de travail, sans pour autant croire au « bonheur au travail » au sein d’entreprises libérées. Pour Catherine Blondel, il faut de la régulation et retrouver le sens de la mesure pour encourager à nouveau la convivialité, développer l’engagement, la coopération et redécouvrir le concept de reconnaissance.

Retrouvons-nous nombreux le jeudi 25 juin prochain pour la suite de ce cycle « philosophie et travail ».

Retrouvez l’intégralité de cet article sur le site de Galilée.sp.

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Bonjour, L'exercice de rendre compte de ce type de colloque dans un espace restreint est toujours difficile et sa lecture, si l'on consent à l'exercer d'une façon soutenue, en est rendu très ardue. Un compte rendu plus détaillé est-il disponible, car des notions de très haut niveau ou très récentes comme, pour en citer seulement quelques unes, - comme le fait que la culture managériale taylorienne est devenue « monnaie courante » - le management par objectif et lean sont-ils du taylorisme ? - , - l'introduction de démocratie dans le monde du travail - comment concilier avec la demande de reconnaissance et d'autonomie ?- - le sentiment que l'Autre devient un prolongement de nous-même - comment alors lui conserver son status d'infini ou du moins le respecter en tant que personne ? - - le concept de maitre/esclave une fois éliminée la dimension domination - j'ai appris que la domination était le constituant de ce rapport - - le rapport entre autisme et l'enfer qu'est les autres - l'autisme n'est-il pas la difficulté à tenir compte des autres ? - en rendent la compréhension obscure pour ceux qui ne sont pas experts.