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19 / 11 / 2013
Sylvain Thibon / Membre
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L'apologie de la « réorg » dans nos entreprises déboussolées

Comment ça va, le travail ? Tout va bien mais on est en réorg... Que vous preniez le métro, que vous discutiez avec des amis, en famille, avec vos collègues de votre travail, « la réorg » semble être le nouvel horizon de nos entreprises, malades d'un monde qu'elles ont de grandes difficultés à appréhender.

Quoi de plus naturel, quand on ne comprend plus son environnement, que de vouloir le faire bouger à l'image d'une toupie que l'on ferait tourner sans fin, quitte à s'étourdir soi-même ?

Faites bouger vos organisations parce que le monde bouge, pour s'adapter à la numérisation globale, pour éviter que vos collaborateurs « cédéisés » s’habituent au confort établi, pour mettre en mouvement permanent le corps social de l’entreprise pour on ne sait même plus parfois pourquoi il faut encore se réorganiser mais il faut que ça bouge même si les conséquences de ces mouvements sont bien souvent improductives ou anxiogènes...

Déménagement, changement de périmètre, réaffectation, mobilité, changement de statut, éviction : tout est bon pour justifier la mise en abîme des organisations.

Les résultats de cette politique sont souvent affligeants, parfois inquiétants. Une grogne qui s'amplifie partout, une incompréhension des objectifs commerciaux, une anxiété grandissante pour des salariés qui se demandent chaque matin s'ils vont retrouver leur bureau, leurs collègues, se faire convoquer par la RH, apprendre dans le couloir qu’il déménage, découvrir par hasard le départ de leur manager, stupéfaits parfois d'apprendre qu’ils ont été dégradés dans leur statut, dans leur fonction « à l’insu de leur plein gré »…


Dans quel environnement social vivons-nous? Un monde parfois déconnecté des réalités sociales et humaines où, après avoir orienté les organisations autour du seul Dieu de la finance, quelques dirigeants basculent au tout organisationnel, nouvel eldorado pour des entreprises efficaces, donc supposés plus rentables.

Comme il faut aller vite, plutôt que de prendre le temps de la réflexion collective, plutôt que d’analyser les conséquences de décisions qui s’avèrent bien souvent destructrices de valeurs, ces responsables déboussolés voire tétanisés par la transformation rapide d’un monde incertain, avancent à marche forcée, à l’aveugle sur un modèle de pensée qui vieillit à la vitesse de la lumière

La fin du Canal historique


Canal+ ne déroge pas à la règle. Pire, l'entreprise pourrait constituer un cas d’école, un sujet d'étude intéressant dans ce qu’il a parfois de caricatural. Deux objectifs primaires peuvent malgré tout expliquer ces mouvements internes : des économies budgétaires à réaliser et la mise en mouvement d’un Canal historique qui vieillit trop vite et n’est plus tendance.

Si la nécessité d’une transformation de l’entreprise ne fait pas débat, la méthode, elle, pose problème. Décidée en chambre, par quelques personnes de la DRH, omnipotente en la matière, ces réorganisations viennent se confronter aux réalités opérationnelles souvent plus complexes qu'envisagé à l'origine. L’humain, et c'est heureux, ne se réduit pas à une équation scientifique. Dès lors, l’incompréhension s’ajoute à l’inquiétude créant en certains endroits des situations relationnelles délétères et conflictuelles.

Il faut pourtant avouer qu’il serait assez simple de procéder autrement. Tout d’abord en s’appuyant sur les relais que constituent à tous les échelons de l’entreprise le management intermédiaire. Autre acteur sensibilisé aux difficultés du terrain, disposant d'une bonne connaissance des entreprises : la représentation du personnel. Mais là, c’est l’autisme qui l’emporte… Occupez-vous de l’arbre de Noël et laissez-nous décidez du reste, nous savons.

Certaines initiatives sont pourtant encourageantes. Par exemple, des formations destinées aux managers pour sensibiliser et expliquer l’environnement social interne. Des idées que nous portons depuis des années, considérant qu’on dirige d’autant mieux lorsque l’on est sensibilisé aux actions des différents acteurs sociaux en interne comme en externe. De ce point de vue, la tâche est immense.

Qui est donc cet inconnu, le représentant du personnel ? Nous aurions aimé apporter notre pierre et notre expérience dans ces formations comme acteurs engagés au sein de l’entreprise mais là encore, c’était trop demander. Faire intervenir un syndicaliste devant une assemblée de managers dans une réunion organisée par la RH paraît en 2013 à Canal+ encore incongru ! Le chemin sera encore long pour que l’intelligence l’emporte sur la contrainte ou la sottise...

  • Ce n’est pas vrai partout et les projets déployés dans notre CRC rennais constituent en cela une belle avancée. Une ouverture sur l’environnement externe, une écoute affinée des salariés et de leurs projets. Au final des axes de développement individuels et collectifs au service de tous, dans l’esprit qui nous anime, servir les intérêts des salariés sans desservir l’entreprise. Il faut saluer cette expérience. C’était notre proposition en matière de gestion des carrières. Nous ne nous sommes pas trompés dans notre analyse comme dans les outils à déployer. Malheureusement, cela reste une expérience…

« Réorg », « réorg ». Oui, c’est indispensable. Mais la réussite de ces mouvements impose tout d’abord le respect des acteurs de terrain, seuls à même de comprendre les tensions sociales à l’œuvre et de leurs extensions en cas de changement. Échanges approfondis, timings élargis, respect des acteurs sociaux et des IRP, dialogue encore et toujours pour que Canal+, en se réorganisant, ne perde pas son âme et conserve des troupes volontaires et motivées s'il n'est pas déjà trop tard. Une utopie ? Non, une nécessité urgente.

La réussite de nos projets futurs ne passe plus par le secret des décisions de quelques-uns pour tous. Nos modèles d'entreprise sont anglo-saxons ? Mais où sont nos modèles sociaux ? Nous appelons depuis longtemps au renouveau social. Il n’est plus indispensable, il est urgent de la mettre en œuvre.

2014 sera peut être l'année de ce renouveau. Le futur pôle médias, issu de la segmentation des activités de Vivendi, ne saurait prospérer sur un terreau social archaïque. C'est peut être là que se trouve la clef du changement...

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Et si c'était çà le but réel, celui inavoué de l'apologie de la "réorg" ? Faire en sorte que la seule invocation perpétuelle du changement (si nécessaire appuyée par nombre de théoriciens) finisse par dissoudre tout repère, par considérer les dimensions sociale et humaine comme des paramètres à adapter : au bout d'un moment, l’homme au travail deviendrait alors "insensiblement", quasi "naturellement" une variable d’ajustement ... et le tour serait joué !