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16 / 09 / 2009 | 3 vues
Christian Kostrubala / Membre
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Inscrit(e) le 15 / 09 / 2008

Eloge du refus de l’activité imposée

 A l’heure de la rentrée littéraire, nous avons nous aussi fait notre sélection, en constatant avec satisfaction que la vie au bureau entrait aussi dans un questionnement artistique et faisait l’objet de plusieurs romans. Tandis que Serge Joncourt, dans L’homme qui ne savait pas dire non, dénonce une société de béni oui-oui, où l’on est habitué à acquiescer sans opposer de résistance ni faire preuve d’initiative personnelle, que François Marchand, dans L’imposteur, accuse les jeux d’apparences et de manipulation que fait naître le monde professionnel, Philippe Delerme nous invite, en évoquant le héros du roman éponyme de Herman Melville, à considérer les traumatismes qu’entraînent un travail porté par une idéologie de la production qui vire à l’activisme borné.

Quelque chose en lui de Bartleby, de Philippe Delerme, met donc en scène un homme « banal », un employé quelconque dont on ne relève aucune qualité particulière, et qui revendique sa normalité. Arnold Spitzweg est « l’archétype de l’homme moyen, interchangeable ». Si sa personnalité n’apporte aucune plus-value pour l’entreprise, comment alors obtenir une reconnaissance de la part de l’employeur ? C’est sans doute parce que son travail à La Poste ne lui apporte ni gloire ni satisfaction que Spitzweg ne veut rien donner pour son travail. Car la recette d’un bon management d’entreprise, c’est de reconnaître la valeur de son personnel, pour stimuler sa productivité.

L’anti-action est sa règle de vie

En commun avec Bartleby, Arnold possède cette « même satisfaction morbide à exercer un travail dénué de réelle implication ». En fait, Arnold Spitzweg n’aime pas le travail. Il aime « pouvoir accueillir les choses », et fait l’éloge de l’inaction, de la contemplation, auxquelles le travail doit sans cesse le faire renoncer.

Son blog, « antiaction.com », apparaît alors comme un détournement de son outil de travail. Cet « appareil à tout faire », dit-il, lui sert justement à « dire qu’il ne fait rien ». On songe alors à ces employés rivés à leur écran, présents au bureau mais débordants complètement du cadre du travail lorsqu’ils surfent sur des sites de rencontres, de voyages ou d’informations sans aucun rapport avec leurs tâches professionnelles.

À l’évidence, être là où on l’attend n’intéresse pas notre héros : il veut être seulement là où il veut. Son grand amusement est de faire des réponses déconcertantes, dignes du « I’d prefer not to » de Bartleby. Spitzweg abhorre cette obligation des usages, répondre comme il faut, utiliser les objets idoines, les formules appropriées. Mais cet anticonformisme ne se réduit pas à un pur et simple esprit de contradiction. Il s’agit pour le narrateur de lutter contre la schizophrénie engendrée par cette société de l’exigence. Il veut être lui et ne pas donner une image.

C’est pourquoi il est incapable de recevoir des ordres. Mais au fur et à mesure qu’il écrit son blog, l’auteur se sent comme « une entité qui menace de se décoller » de l’identité du narrateur « pour vivre sa propre existence ». Faire, ce serait comme ne plus être tout à fait soi, comme si un dédoublement de sa personne s’opérait dans l’action produite. L’aliénation par le travail est toujours d’actualité, même dans les bureaux.

Pourtant, Spitzweg est bien acteur quand il écrit son blog. La différence, c’est qu’il se sent libre. C’est donc la contrainte qui l’aliène. À l’image de ce chien qui tient sa laisse en travers de la gueule, Spitzweg est heureux quand il est son propre maître. Arnold ne subit pas, il a une morale, des convictions.

Le roman de Philippe Delerme nous montre que l’appréhension de l’espace est une dimension essentielle dans le sentiment de liberté. Son personnage aime à baguenauder dans la ville, il apprécie la qualité des quais, des terrasses, des jardins où il déambule. Mais au regard de Spitzweg, l’espace urbain est aujourd’hui consommé, utilisé dans un but de production, que ce soit pour les joggers qui font leurs footing comme pour les amoureux qui ont des coins préconisés…

Le territoire ainsi tracé est évidemment encore plus fortement marqué dans l’espace du travail. Est-on libre dans un espace qui contient (implicitement ou non) des règles de circulation et d’utilisation ? Dans la vie d’Arnold Spitzweg il n’y a pas de demain, car il n’y a pas de projet, de construction. Il parle au présent sur son blog, dont il relève la superficialité du support (on écrit sur un blog, et non dedans). Il ne vise pas un but, et dès lors qu’il s’aperçoit qu’il est attendu par ses lecteurs, il s’arrête. Il ne peut répondre à une attente, remplir une exigence. Il n’est pas stimulé par la demande, mais au contraire cela le bloque.

Les moteurs du travail

La liberté, et le principe du plaisir, ne seraient-ils pas un moteur de travail plus efficace que la contrainte ? Si les employés d’aujourd’hui sont des Spitzweg, il faut qu’ils agissent pour eux, et pour personne d’autre. La reconnaissance n’est pas le moteur pour le héros de Delerme, qui montre le paradoxe de son succès sur Internet, qui a fait valoir une « façon d’être qui consistait précisément à s’effacer, à disparaître ». Être soi-même et être avec les autres, c’est le problème de l’homme et de son « insociable sociabilité » que pointait déjà Kant. L’homme aspire à vivre seul mais ne peut se passer d’autrui : c’est cette contradiction le véritable moteur de toute action et de toute performance humaine. Le travail ne pourra jamais se défaire de cet antagonisme humain, mais il doit composer avec pour rétablir l’équilibre entre l’exigence et la liberté, la nécessité et le plaisir.

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