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28 / 04 / 2020 | 89 vues
Jean François Draperi / Membre
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Vers une économie sociale et solidaire « instituante » à partir de solidarités originales

S’il avait été écrit il y a un mois, cet article aurait sans doute porté son attention sur le mouvement social qui a saisi la France au début de l’année 2020 consécutivement à la politique de son gouvernement, dont le projet de réforme des retraites. Comme dans d’autres revues à caractère scientifique, les membres du comité de rédaction de la RECMA ont échangé leurs analyses de ce mouvement. À la différence de nombreuses revues qui ont pu prendre position, les approches qui se sont exprimées se sont révélées très variées.

 

La politique gouvernementale a été âprement critiquée ou comprise comme une expression du recul inéluctable du rôle de l’État. De telles différences peuvent être perçues comme paralysantes. Nous pensons qu’elles fondent l’une des qualités de la RECMA, de celles qui garantissent la richesse des débats et une forme d’indépendance intellectuelle. La RECMA est un lieu de réflexion et d’expression scientifiques : la controverse et le débat contradictoire sont naturellement présents à chaque réunion du comité de rédaction.

 

Ce qui nous paraît essentiel est que nous soyons capables de tels échanges. Cette capacité suppose de partager un langage conceptuel et des objets et centres d’intérêt communs. Elle est aussi une forme d’engagement.


Mais la crise dramatique liée à la pandémie du Covid-19 semble avoir effacé des mémoires un mouvement qui touchait pourtant une large part de la société et de ses institutions. Un autre fait social, plus affectant encore, aura-t-il imposé une autre actualité dans trois mois ?


Ce que nous savons aujourd’hui est que la situation que nous vivons est inédite : la moitié de l’humanité est confinée dans des espaces privés inégaux mais pour l’essentiel très réduits ; il lui est interdit ou vivement déconseillé de se déplacer et de rencontrer ses voisins les plus proches. Reliés par la machine, certes, mais dans un isolement physique qui ne peut que nous affecter, nous autres animaux sociaux amenés à réfléchir différemment.

 

Le marché pris en défaut
 


Nous ne pouvons nier la prévalence du marché dans la régulation de l’économie contemporaine. Il était inimaginable, il y a un mois encore, qu’un acteur social quel qu’il soit (en l’occurrence des gouvernements nationaux) puisse agir de façon décisive et massive contre « le marché ». Les contraintes financières qui imposaient leurs lois ont été balayées en quelques jours (à un coût que l’on ne mesure certes pas) par une autre contrainte, de nature sanitaire. La question que le personnel hospitalier pose depuis plus d’un an sans parvenir à se faire entendre a donc une réponse : la majorité des gouvernements considère que la préservation de la santé de la population est plus importante que les équilibres économiques fondamentaux.
 

La pandémie permet de renouveler le questionnement sur le marché, la mondialisation, les équilibres économiques, les inégalités sociales, exacerbées par le confinement, la violence, la guerre, le rapport au travail et l’écologie. Puissions-nous, acteurs et chercheurs de l’ESS, en saisir toute l’importance.


Plus concrètement encore, du point de vue de l’économie sociale, chacun peut observer la multiplication des solidarités. Une parmi cent : des milliers de couturières (plus de 10 000) des Hauts-de-France (et d’ailleurs) fabriquent des masques protecteurs volontairement et gratuitement. Elles témoignent de ce que la grande région manufacturière qui a vu tant d’emplois dans le secteur supprimés reste une terre de textile et de solidarités.
 

Au-delà des masques produits, ces couturières donnent un sens et une richesse sans équivalent à leur temps. Sans investisseur, ni mesure ni recherche d’un retour social sur investissement, cet élan sera-t-il le prélude d’une nouvelle coopération de travail et d’une forme de renaissance professionnelle du secteur ? Pourquoi pas ?
 

Approfondir nos réflexions sur le futur de l’ESS


Cette question est traitée par deux articles du numéro de la revue qui vient de paraître. « De la contestation des accords du GATT à la création des AMAP : genèse d’un mouvement devenu emblématique de l’ESS », de Jean-Baptiste Paranthoën, et « Quels pouvoirs informels au sein des circuits courts et locaux agroalimentaires ? Le cas du Limousin », de Marius Chevallier et Julien Dellier, illustrent ce que l’économie sociale doit à l’engagement et, plus largement, à ce que l’on appelle les mouvements sociaux. La crise actuelle sera-t-elle génératrice de tels mouvements ?


Il y a quelques mois, une large part de la société et de ses institutions se mobilisait pour dénoncer un retrait croissant du gouvernement français, voire exprimer un sentiment d’abandon. La mobilisation actuelle des États et la nouvelle puissance des banques centrales sont-elles des épisodes transitoires ou de nature à changer les rapports entre l’économie sociale et l’État ?


Deux articles abordent cette question dans d’autres périodes historiques critiques : celui d’Álvaro Garrido, « L’économie sociale au Portugal de la Révolution des Œillets de 1974 jusqu’aux années 1990 : institutionnalisation, débats et compromis » et celui d’Alexia Blin, « Aider les coopératives à aider l’État. Politiques publiques et coopératives rurales aux États-Unis ». Analysant finement le rôle crucial des États dans l’institutionnalisation des mouvements, ils peuvent sans aucun doute éclairer les politiques publiques à venir.

 

L’inévitable ré-institutionnalisation est également le temps de nouveaux enjeux...


Dans leur contribution « Caractériser la démarche des SCOP en matière de RSE : quel couplage entre les discours, pratiques et outils », Christophe Maurel et François Pantin soulignent les avancées des SCOP en matière de RSE, tout en pointant leur nécessaire progression sur le volet environnemental. Se penchant sur les « facteurs de réussite de trois coopératives en Israël dans les années 1980 », Zvi Galor apporte une nouvelle analyse de l’intervention des kibboutzim sur les marchés.

 

Ce dernier numéro de la RECMA (http://recma.org/) peut être lu comme un exemple et une analyse du double processus que la crise actuelle est en passe de provoquer : l’expression d’une économie sociale et solidaire « instituante » à partir de solidarités originales et une nouvelle institutionnalisation en lien avec une réorganisation (dont nous ignorons naturellement les formes et l’importance) des rôles des marchés et des États.
 

L’année prochaine, la RECMA fêtera son centenaire, occasion idéale de se projeter dans les décennies à venir. Notre situation actuelle est propice à une réflexion et à l’expression de projets novateurs.

N’est-ce pas le temps d’approfondir nos réflexions sur le futur de l’ESS ?

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