Participatif
ACCÈS PUBLIC
24 / 12 / 2025 | 14 vues
Bruno Gasparini / Abonné
Articles : 50
Inscrit(e) le 05 / 07 / 2024

Les managers, ces "boucliers émotionnels" qui s'épuisent en silence

Pris entre les injonctions hiérarchiques et les attentes de leurs équipes, les manageurs et cadres dirigeants accumulent une charge mentale invisible qui met en péril leur santé et la performance des entreprises.

 

Dans les couloirs feutrés de nos organismes se joue une descente silencieuse. Les cadres « sandwichs » pris en étau entre direction et terrain, portent une charge qui ne figure sur aucune fiche de poste : celle d'absorber les tensions émotionnelles de toute l'organisation. Un manager sur deux déclare aujourd'hui ressentir une surcharge mentale, et 38% souffrent de détresse psychologique. Plus inquiétant encore : 18% font face à un burnout sévère, un chiffre qui ne cesse de progresser.​

 

Quand l'écoute active devient un fardeau

 

Le phénomène identifié par les chercheurs en organisation est aussi paradoxal que dévastateur. Ces managers assument un rôle non déclaré de « bouclier émotionnel », absorbant les chocs descendants des décisions stratégiques et les remontées de tensions du terrain. Ils amortissent les directives, filtrent les émotions collectives – colère, peur, incertitudes –, tout en maintenant la cohésion de leurs équipes. Cette médiation permanente transforme l'empathie managériale en charge émotionnelle chronique.

 

Les signes de cette absorption sont observables : respiration tendue, tensions aux épaules permanentes, silences prolongés entre les interactions.

 

Mais l'essentiel demeure invisible. Ces cadres accumulent ce qu'ils nomment pudiquement le « non-dit » – ces pensées retenues en boucle : « Ça va passer », « Je tiendrai encore un peu ». L'épuisement ne provient pas de la charge administrative, mais de cette responsabilité glissante de protéger l'équipe en prenant sur soi.

 

Un coût invisible pour l'entreprise


Cette dynamique génère des effets en cascade à tous les niveaux organisationnels.

Pour l'individu : burnout, décisions altérées par la fatigue, qualité de vie dégradée.

 

Pour l'équipe : dépendance émotionnelle excessive, apprentissage par imitation de ce mode d'absorption, culture de l'évitement. Pour l'entreprise : perte de talents performants, coûts de remplacement élevés, rupture de continuité dans le leadership. La France compte aujourd'hui près de deux millions de personnes potentiellement en danger de burnout sévère, une situation bien supérieure aux niveaux d'avant la crise sanitaire.

 

Le paradoxe réside dans les racines culturelles du phénomène. Les organisations valorisent le manager « solide », celui qui ne montre pas sa vulnérabilité, tout en glorifiant sa capacité à « prendre soin » de son équipe. Mais aucun mécanisme de réciprocité n'est institué : qui prend soin du manager ?

 

Du bouclier au capitaine
 

Face à ce constat, des voix s'élèvent pour redéfinir le rôle managérial. L'enjeu n'est pas d'ignorer les émotions, mais de rééquilibrer le rapport entre présence empathique et préservation de l'intégrité personnelle. 

 

Plusieurs leviers opérationnels émergent de cette transformation. D'abord, l'établissement de limites émotionnelles saines – non pour rejeter l'autre, mais pour préserver l'énergie nécessaire au guidage. Ensuite, la verbalisation régulière des ressentis plutôt que leur accumulation toxique. Troisièmement, la différenciation entre empathie et absorption : comprendre sans porter, écouter sans absorber, soutenir sans s'annuler. Enfin, la responsabilisation réciproque, où chaque collaborateur identifie ses propres besoins au lieu de les déverser sur le manager.

 

Un enjeu de gouvernance négligé

 

Malgré l'urgence, les entreprises tardent à agir. Selon une récente enquête, 70% des salariés estiment que leur employeur n'en fait pas assez pour la santé mentale. Chez les dirigeants français, un tiers se déclare en mauvaise santé mentale, et 82% souffrent d'au moins un trouble physique ou psychologique. Le sujet reste largement tabou dans l'Hexagone.​

 

Pourtant, la préservation de la santé managériale constitue un enjeu stratégique majeur. Un manager épuisé prend de mauvaises décisions, transmet un modèle délétère à ses équipes, et finit par démissionner, emportant avec lui des années d'expérience. Comme le résument les experts en organisation : être un bon manager ne signifie pas tout absorber, mais guider sans s'épuiser. Une transformation qui exige une rupture culturelle et un courage institutionnel qui fait tant défaut.

Pas encore de commentaires