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20 / 10 / 2021 | 324 vues
Xavier Burot / Abonné
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L’élargissement du portage salarial préconisé par le Sénat serait-il bon pour les salariés portés ?

Dans la lignée du rapport « Réguler les plates-formes numériques de travail » remis au gouvernement par l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Yves Frouin, le Sénat rend public un rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises relatif aux nouveaux modes de travail et de management, par les Sénateurs Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay. Après de nombreuses consultations, les sénateurs préconisent d'« assouplir les conditions de recours au portage salarial afin d’en faire bénéficier des travailleurs moins qualifiés » (proposition n°9).

 

Or comme l’indique le groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), dans sa contribution écrite : « c’est bien une extension du portage salarial qui est proposée par le rapport qui propose d’assouplir les conditions de recours au portage salarial afin d’en faire bénéficier des travailleurs moins qualifiés. Ce qui entraînera une nouvelle précarisation et une baisse sensible des rémunérations ».
 

Bien entendu, nous partageons totalement cette analyse, d’autant que, malgré la règlementation actuelle, le statut de salarié porté est un statut précaire et pas aussi rémunérateur que certains veulent nous le faire croire.
 

En effet, selon le rapport publié par la branche en novembre 2019 :

  • 56 % des contrats de portage salarial sont des CDD ;
  • 64 % des salariés portés ont moins de deux ans d’ancienneté (dont 39 % ont moins d’un an) ;
  • un peu plus de 75 % des salariés portés perçoivent annuellement moins de 27 459,60 €, correspondant à un équivalent annuel de la rémunération minimale conventionnelle pour le premier niveau de classification. Parallèlement, nous constatons que 12 % des salariés portés ont perçu une rémunération mensuelle supérieure à 40 000 €, représentant 46 % de la rémunération globale versée dans la branche.


La précarité règne donc déjà bien dans la branche du portage salarial où une infime partie des salariés portés vivent convenablement.


La remise en cause de l’article L.1254-2 du Code du travail et des articles 2 et 21.3 de la convention collective de branche des salariés en portage salarial du 22 mars 2017, notamment de l’exigence d’une qualification minimale de niveau 5 de l’Éducation nationale et d’une rémunération mensuelle équivalente à 70 % du plafond mensuel de la Sécurité sociale (PMSS) de 2017 (soit 2 288,30 €) ouvrirait donc les portes à une augmentation de la précarisation du statut et à une baisse quasi-automatiquement des rémunérations perçues, à la fois, pour les nouveaux entrants mais aussi pour ceux déjà en fonction.


La mise en œuvre d’une telle proposition serait davantage une aubaine pour les entreprises de portage salarial (EPS) qui verraient ainsi leur clientèle potentielle élargie, à laquelle elles pourront ponctionner entre 7 et 12 % de frais de gestion, sans parler des autres frais couverts par l'avenant n° 2 de la convention collective.


Le bénéfice pour les futurs et actuels salariés portés est loin d’être assuré, notamment si cela résulte sur attirer les auto-entrepreneurs « ubérisés ». Bien sûr, ils profiteront de la couverture du régime de protection sociale (assurance maladie, retraire, chômage etc.) mais à quel prix ? Notamment pour les « ubérisés » dont les revenus sont extrêmement faibles.


Ce que les sénateurs semblent oublier (ou du moins ne veulent pas prendre en considération), c'est que pour pouvoir « gagner sa vie » en portage salarial, il faut bénéficier à la fois de solides compétences mais aussi d'un non moins important réseau de clients potentiels. C'est à ces conditions que le salarié porté est assuré d'avoir une certaine indépendance, financière notamment.


Cette indépendance est déjà loin d’être garantie pour bon nombre de salariés portés qui se voient imposer le statut de portage salarial en même temps qu’une EPS par leur client, pour ne pas procéder à une embauche dans leur entreprise. Qui n’existe quasiment pas pour les salariés « ubérisés », comme les nombreuses requalifications de la relation de travail en contrat de travail de droit commun l'ont démontré.


D’ailleurs, ces requalifications sont à l’origine de cette demande d’ouverture du portage salarial à d’autres catégories de travailleurs. Le but étant, bien entendu, de protéger les grandes plates-formes numériques de ce type de déboires.


Mais l’insertion d’une EPS comme intermédiaire ne résoudra pas vraiment la question du lien de subordination entre l’entreprise cliente et le salarié porté. Pour rappel, la Cour de cassation définit le lien de subordination comme suit : « Le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité de l'employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonnée. Le travail au sein d'un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exécution du travail » [1].


Sans oublier que, en vertu de l’article L.1254-3 du Code du travail, « l’entreprise cliente ne peut avoir recours à un salarié porté que pour l’exécution d’une tâche occasionnelle ne relevant pas de son activité normale et permanente ». Or l’activité des grandes plates-formes est bien la fourniture d’un service particulier de façon permanente à ses clients. Dès lors, le portage salarial ne semble pas vraiment adapté au but recherché. Mais « la vérité n’est-elle pas ailleurs ? », comme le disait l'agent Fox Mulder dans The X-Files.


La volonté du politique ne serait-elle pas de vouloir détricoter le CDI « trop inflexible » aux dires du patronat pour lui préférer une forme plus malléable proche du contrat de louage d’ouvrage qui figurait aux articles 1787 à 1799 du Code civil (dit « Napoléon ») créé par la loi 1804-03-07 et promulguée le 17 mars 1804. Ce contrat permettait de payer les travailleurs à la tâche ou à la journée, en fonction de l’activité. C’est donc un formidable bond dans le passé que les sénateurs nous proposent. Attendons encore un peu et ils nous expliqueront que le servage avait bien des avantages !
 

[1] Cass. soc., 13 novembre 1996, Bull. civ., V, n° 386; pourvoi n° 94-13187.

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