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03 / 05 / 2012 | 262 vues
Eric Yahia / Membre
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SAP France a choisi de ne plus payer le travail

Le succès d’un slogan comme « travailler plus, pour gagner plus » repose sur le bon sens populaire. Il reconnaît au travailleur une vertu qu’il faut récompenser financièrement. Chacun espère, son travail méritant un juste salaire, une contrepartie à ses efforts physiques et intellectuels en réponse à la demande de son employeur. La loi française sacralise d’ailleurs le principe « à travail égal, salaire égal ». Pour payer le travail, un employeur français doit savoir caractériser ce travail, le connaître, le comprendre l’orienter et en tirer le meilleur.

Ce n’est malheureusement pas le cas chez SAP France. Les quatre dernières études du CHSCT ont tristement démontré le contraire.

  • Il apparaît que les « managers SAP » ne savent pas quantifier ni maîtriser la charge de travail de leurs subordonnés.

Ils apprécient le travail uniquement sur les résultats dont ils sont eux-mêmes les principaux responsables. Car le management n’est-il pas la transformation de ressources en résultats ? Chez SAP France le management se réduit surtout au contrôle des indicateurs et à la commande de la pression. Il faut juste payer les salariés pour qu’ils continuent à supporter ce processus.

SAP France ne paye pas, SAP France « compense » à sa guise

La substitution terminologique n’est pas neutre. Elle suit l’approche idéologique anglo-saxonne portée par les termes « compensation & benefits ». Le travail conserverait-il une image trop marxiste ? Chez SAP on préfère parler de « valeur ».

  • « SAP wants its employees to be attractively rewarded according to their value to the business and their contribution to the success » (extrait de SAP’s Global Total Rewards Philosophy).


Fi du respect de la langue et de la règlementation françaises, SAP France « compense » le salarié pour sa « valeur » et sa « contribution » à la bonne marche de l’entreprise. Le caractère subjectif de la « valeur » est évident.

SAP France définit chaque année ses critères, que la société est seule à pouvoir vérifier et calculer, mais qu’elle fait socialement partager… La « compensation » s’articule alors autour des salaires fixes et variables contractuels, d’une participation et d’un intéressement et d’un plan d’achat plafonné d’actions préférentielles.

Le travail n’est plus la référence

Examinons le salaire fixe. Tous les syndicats présents chez SAP France le savent : la rupture de l’égalité de traitement salarial est un phénomène généralisé dans l’entreprise. Pour le dissimuler, la direction multiplie les libellés des postes afin d’éviter les comparaisons. Les définitions de poste sont floues ou demeurent inconnues. On constate que les salaires fixes divergent de plusieurs dizaines de pour cents, même si les salariés sont dans des situations de qualification, d’ancienneté, de temps de travail, de responsabilités, d’objectifs, similaires voire identiques. Tous ces éléments pourraient cependant servir à caractériser et à payer le « travail ». Mais non, chez SAP France, le principe d’une grille de salaire est banni. On préfère la référence à une « grille de marché » ou à une « médiane de marché » que personne ne connaît, sauf l’employeur.

  • Le marché extérieur semble plus important que le travail effectué à l’intérieur.

Le salaire variable accroît cette inégalité et méconnaît le travail. Le salaire variable dépend théoriquement de critères collectifs et individuels appliqués à chaque collaborateur : c’est le « SAP bonus plan ». Ce « bonus plan » attribue au salarié un montant cible en euros à 100 % d’objectifs atteints. Cependant, les salariés peuvent être soumis au même « bonus plan » (c'est-à-dire aux mêmes critères avec des objectifs identiques) sans disposer d’un montant cible égal en euros. Pourquoi ? Parce que SAP applique le « pay-mix » : les salariés d’une même catégorie, soumis au même « bonus plan », doivent être régis par la même répartition entre salaire fixe et salaire variable cible (exemple : 80 % pour le fixe, 20 % pour le variable).

  • En conséquence, les inégalités salariales existantes sur le salaire fixe se répercutent sur le salaire variable cible.

Au moment des paiements, même si les objectifs fixés et les résultats atteints par les salariés sont identiques, les salaires variables versés seront différents car les salaires variables cibles étaient différents. Ceci résulte de la combinaison de salaires fixes différents et de l’application du « pay mix ». Nous avons là une « usine à gaz » salariale très contestable. Elle dissimule le fait que SAP ne cherche ni à payer le travail (le processus), ni l’atteinte des objectifs (le résultat). SAP paye pour que tout soit « aligned » : soumis à la tyrannie du budget.

La rétribution de la performance doit être maîtrisée… Tout doit être « aligned » !


Plus les années passent, plus les salariés comprennent que leurs salaires variables découlent de moins en moins de leur travail individuel. En fait (et c’est là le point central) les salaires variables individuels dépendent de la proximité des résultats de l’entreprise aux objectifs ambitieux initialement budgétés.

  • SAP paye les salariés en fonction du risque de l’entreprise. C’est la fin de la valeur travail.


En effet, ce mécanisme subtil est fondé sur le principe du « funding ». SAP France prétend qu’il faut « financer » (to fund) le variable versé aux salariés : « on ne paye pas le variable, s’il n’y a pas d’argent pour cela ». Voilà une lapalissade qu’il faut tout de même relativiser : ces dernières années, la profitabilité opérationnelle de l’entreprise dépassait régulièrement les 30 %. En effet, toute la subtilité réside dans le « s’il y a pas d’argent pour cela ».

Dans ce domaine, SAP est juge et partie ; c’est le mécanisme du « funding model ». SAP définit le montant global qui va être affecté aux salaires variables : c’est le « bonus disponible ». Avant de payer les salariés, SAP fait la somme de tous les salaires variables individuels qu’aurait donnés l’application directe des « bonus plans » individuels : c’est la somme des « bonus recommandés ». Si la somme des « bonus recommandés » est plus élevée que le « bonus disponible », les « bonus recommandés » individuels sont ajustés à la baisse (il faut cependant garder à l’esprit que le « bonus recommandé » est du salaire variable contractuel…).

  • Le 20 mars dernier, un dirigeant de SAP France ne s’en cachait même plus dans un courriel adressé à tout son département : « Comme vous le savez, le plan de bonus « revenue generating » fonctionne sous le principe du « funding ». Le « funding » assure que les bonus sont finançables et les paiements alignés avec les résultats de SAP. Si les paiements des bonus excèdent les résultats, les paiements doivent être ajustés pour rétablir l’équilibre avec le pool de bonus ».


Bref, si les résultats des salariés sont supérieurs aux attentes, leurs bonus sont diminués. Pour 2011, le facteur d’ajustement est de 0,86. Un salarié qui aurait dû gagner, par exemple, 10 000 € en salaire variable n’a été payé que de 8 600 € : « réussir plus, pour gagner moins ». Mais comment est-ce possible ?

SAP doit assurer un taux de profitabilité budgété

SAP a un vrai problème avec ses salariés. Dès que SAP leur fixe des objectifs, ils ont tous envie de les dépasser. Cette drôle d'habitude a été prise dès le siècle dernier lorsque SAP fixait des objectifs atteignables et favorisait leur dépassement par un processus de bonification du salaire variable (180 % du bonus pour 140 % d’objectifs atteints). Mais le bon travail des employés ne suffisait pas à rendre satisfaisant les résultats de l’entreprise. Ces résultats pouvaient se détériorer du fait d’opérations de gestion diverses et variées… La profitabilité n’était donc pas aussi bonne qu’elle aurait dû l’être.

SAP, contractuellement obligé de payer ses salariés performants tout en constatant une profitabilité à améliorer, a trouvé une parade : durcir les objectifs et les rendre moins atteignables. Peine perdue : après quelques années d’adaptation et de limitation des bonus, les salariés continuaient à dépasser leurs objectifs fixés. Mais les aléas de gestion… ne diminuaient pas pour autant. La profitabilité n’était toujours pas aussi bonne qu’elle aurait du l’être.

Un jour, quelqu’un a eu une idée géniale. Et si on ne payait les salaires variables des employés qu’à la condition de l’atteinte des objectifs de profitabilité ?

  • Il suffirait d’appliquer aux paiements à effectuer (au titre des salaires variables) un coefficient amortisseur de performance (coefficient d’ajustement du funding) pour s’assurer que tout soit aligné avec la profitabilité budgétée.


L’année 2005 a été un exemple significatif du modèle. SAP s’était fixé 15 % de profitabilité pour un département donné. Le paiement direct des bonus des salariés du département aurait dû faire chuter celle-ci à 13,5 %. Mais grâce au coefficient amortisseur de performance, SAP payait moins les salariés et rétablissait finalement les 15 % de profitabilité escomptés. Bingo.

D’année en année le « funding model » s’est affiné. La méthode de détermination de l’amortissement à changé et laisse même croire à un coefficient supérieur à 1. Mais le principe reste le même.

  • Les salariés nouveaux dans l’entreprise mettent deux ou trois ans pour comprendre le fonctionnement.

Les salariés plus anciens, et/ou moins naïfs ont pris du recul dans leur investissement au travail. Ils parient plus sur le dispositif de la participation et de l’intéressement que les dirigeants savent bien optimiser.

Oui, chez SAP France, le travail a payé. Mais plus aujourd’hui : SAP paye l’alignement. Il y a trois ans, un commercial avait ramené un triple contrat de 15 millions d’euros. Le soir même de son pot du succès, son directeur lui remettait une lettre d’entretien préalable à licenciement. Performant peut-être mais pas « aligned ». Cela n'a pas vraiment changé depuis. La question est donc de savoir comment s’aligner pour maximiser sa rémunération. Dans la valse des dirigeants et des organisations, cela devient de plus en plus difficile.

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Cher Victor. Le démontage des présupposés idéologiques du management de SAP peut être épuisant à lire je le conçois, Mais il permet d’anticiper le futur. Aujourd’hui en Europe, SAP diminue jusqu’à 27,85% le montant du variable (bonus) des salariés. En même temps les dirigeants clament Urbi et Orbi que l’année 2012 a été la meilleure année de toute l’histoire de SAP. De leurs cotés, bon nombre de salariés ont dépassé les 100% de leurs objectifs. C’est la révolte mondiale sur le portail interne ! En France la CGC et la CFDT sont dépassées par leur base qui écrit directement au DG pour réclamer leur dû (les syndicats, eux, fond des déclarations solennelles en CE…) Oui les dirigeants n’ont ni les mêmes normes, ni la même temporalité que les salariés, ni la même évaluation de la performance socioéconomique. Ils croient, dur comme fer, en la leur et celle que leurs actionnaires imposent. Ils se fichent du reste. Pour changer les pratiques ne faudrait il pas remettre les modes de gestion humaine en concurrence ? Quand le marché ne sait plus répondre, il est temps de faire appel aux entreprises publiques...et de s’affranchir des contraintes européennes en ce domaine.