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25 / 04 / 2012 | 4 vues
Rémi Aufrere-Privel / Membre
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La bataille du rail (1) : un projet européen de « refonte » qui fait fondre...

Le 17 septembre 2010, la Commission européenne a diffusé une communication attendue relative à « l'élaboration d'un espace ferroviaire unique européen ». La proposition de directive ainsi formulée par l’instance technocratique de l’Union européenne s’inscrit dans la suite des trois « paquets ferroviaires » européens. Pourquoi une nouvelle directive ? La Commission européenne note dans son intervention que « la chute rapide de l'emploi dans ce secteur a en outre ralenti avant l'éclatement de la crise, car les pertes d'emploi chez les opérateurs historiques ont été partiellement compensées par les postes créés auprès des nouvelles entreprises ferroviaires et de services… La sécurité a également connu une amélioration significative… il n'a pas été possible d'augmenter la part globale de marché du transport de marchandises et de voyageurs par chemin de fer conformément aux objectifs établis dans le livre blanc sur les transports de 2001 ». Au final, « les effets escomptés de l'ouverture du marché ont tardé à se concrétiser. » Elle poursuit en indiquant : « Si la part de marché des exploitants non historiques de services de fret ferroviaire dépassait les 40 % dans trois États membres (Roumanie, Royaume-Uni et Estonie) à la fin 2008, des positions de monopole existent toujours dans de nombreux États membres, tant pour le fret que pour les services de transport de voyageurs.

De manière générale, dans les pays où l'ouverture du marché a été plus rapide et où les nouveaux entrants ont acquis une part de marché plus importante, le marché du fret est devenu plus stable ». La Commission européenne défend le développement des chemins de fer pour des raisons apparemment fort louables (mode écologique, diversité modale, sécurité énergétique, technologie, politique économique dans son ensemble). Pour réaliser ces objectifs, elle considère que la création d’un véritable « espace économique ferroviaire européen » est indispensable. Bien sûr, « l’interopérabilité » (1) est signalée comme importante. Mais il faut surtout « un marché ferroviaire attrayant et réellement ouvert, levant les obstacles administratifs et techniques, et garantissant des conditions de concurrence équitables avec les autres modes de transport ».

L’ouverture à la concurrence est à nouveau l’alpha et l’oméga de cette dynamique. C’est certainement ce dernier point qui l’emporte sur tous les autres dans l’esprit du traité de Lisbonne et des débuts de l’Europe économique (par le Traité de Rome). Le trouble obsessionnel compulsif (T.O.C.) du dogme de la « concurrence libre et non faussée » a encore frappé avec toute la puissance d’un rouleau compresseur. Dès lors, il parait particulièrement stupéfiant d’appeler « refonte » (« recast » en version originale anglaise) un projet de directive qui est dans le principe et les détails plus qu’une simple remise en forme et actualisation du premier paquet ferroviaire (directives 2001/12/CE, 2011/13/CE, 2001/14/CE). La Commission invente donc la « refonte » qui fait fondre ! Et voilà pourquoi…

Quels objectifs ? L’objectif essentiel de la Commission est de mettre en place (ou d'améliorer la mise en place) d’une organisation des systèmes ferroviaires nationaux facilitant l’interopérabilité mais surtout l’arrivée de nouvelles entreprises, et notamment de PME, seuls outils, selon elle,  réellement dynamiques pour développer le trafic ferroviaire en Europe, dans le cadre de l’ouverture total à la concurrence du secteur. Tous les connaisseurs du ferroviaire seront d’accord pour faciliter le franchissement des frontières comme opérer la simplification et l’ordonnancement des règles de passage de frontières qui ont souvent résonné par le passé mais encore aujourd’hui comme des freins à l’efficacité du rail, notamment par rapport au mode routier (qui a vu, lui, la suppression des contrôles frontaliers). C’est cela que l’on dénomme « interopérabilité », un système technique permettant à des locomotives de circuler dans presque toute l’Europe. La tâche est technique pas aisée et les coûts sont considérables mais l’investissement totalement indispensable. Mais cette « refonte du premier paquet ferroviaire » est loin d’être cela. La Commission développe ses propositions en préconisant:

- L’absence des pouvoirs publics pour l’attribution des capacités et de la tarification ;

- L’augmentation des pouvoirs des organismes nationaux de régulation de la concurrence pour les systèmes et procédures ;

- L’ouverture supplémentaire de l’accès à l’infrastructure ferroviaire (notamment par l’attribution de sillons) à d’autres entreprises de transports (chargeurs, logisticiens, autorités organisatrices de transport ;

- et que les entreprises ferroviaires n’aient plus la maîtrise des plans des transports.

Enfin, la Commission s’octroie des pouvoirs supplémentaires considérables sur les organisations nationales et l’organisation européenne ferroviaire (recours aux « actes délégués » article 290 du traité européen). L’un des objectifs est bien « d'intégrer le secteur ferroviaire à l'échelon européen et de lui permettre de faire face à la concurrence des autres modes de transport dans les meilleures conditions possibles ». Pour comprendre l’expression hermétique et technocratique très caractéristique du langage de Bruxelles, il convient d’avoir la curiosité (et le courage) de parcourir avec attention le projet. Et les mots prennent alors tout leur sens…  Pourquoi une simple « refonte » ? Tout d’abord, la Commission européenne ne considère pas que les précédentes directives ferroviaires soient un problème. Bien au contraire, selon Bruxelles, c’est parce que les États ne les ont pas pleinement appliqués que le système ne fonctionne pas et que l’augmentation des trafics demeure relativement modérée et les dysfonctionnements techniques (retards etc.) croissants. Elle argumente : « La pleine application de la législation existante contribuera en grande partie à résoudre ces problèmes. » La Commission n’exprime aucun doute et la formidable technocratie bruxelloise à raison (point final !). Des objectifs louables et dangereux… Les objectifs « spécifiques » sont précisés. Le premier, les salariés du secteur et les élus politiques le partagent car il s’agit de la question du financement. La Commission entend « assurer un financement adéquat, transparent et durable de l'infrastructure et, grâce à une meilleure prédictibilité du développement de l'infrastructure et des conditions d'accès, à faciliter les investissements des entreprises ferroviaires, à ajuster le niveau et la structure de la tarification des infrastructures, à améliorer la compétitivité des opérateurs ferroviaires par rapport aux autres modes de transport et à contribuer à l'internalisation des coûts environnementaux ». Cette question du financement est LA question centrale. Mais encore faut-t-il bien préciser quoi financer, comment le financer et poser aussi la question de la propriété. Cela vaut pour l’infrastructure et les installations de sécurité, mais aussi le matériel roulant, les ateliers, les installations dites « essentielles » (stations de carburant par exemple).

Toutefois, continuer à mesurer et opposer le mode ferroviaire aux autres modes de transports par la « compétitivité » est un prétexte facile pour encourager l’intervention d’entreprises privées sur les seuls segments rentables. Sauf à réaliser une véritable internalisation des coûts de transports (notamment pour le mode routier), internalisation qui est lancée comme une incantation plutôt qu’une réalité politique.

 

  •  Ayant participé activement aux diverses conférences et groupe de travail n° 1 (transports et changements climatiques) du Grenelle de l’Environnement (2007-2008) en France comme représentant d’une confédération syndicale, j’ai pu mesurer personnellement la distance abyssale entre les propositions intellectuellement brillantes débattues collectivement entre experts et les décisions législatives et politiques.

 

Second objectif spécifique, il s’agit « d’éviter les distorsions de concurrence dues à l'utilisation de fonds publics dans le cadre d'activités commerciales, à empêcher les opérateurs historiques de collecter des informations commercialement sensibles et de les utiliser au détriment de leurs concurrents potentiels, à éliminer les conflits d'intérêts affectant la direction des services liés au rail, à améliorer la disponibilité de ceux-ci pour les nouveaux entrants et à rendre le marché plus transparent pour assurer une concurrence effective ». Le T.O.C. concurrentiel frappe toujours ! La concurrence est toujours l’obsession de la Commission. Concurrence = développement du ferroviaire, selon Bruxelles.  Or, cet adage (devenu aujourd’hui dogme) s’avère totalement ou partiellement contredit selon les pays par l’étude de la CER (organisation patronale européenne du ferroviaire) de 2008, qui démontre des effets inverses (hors crise de 2008).

Pour permettre la « concurrence libre et non faussée », il faut que les entreprises publiques nationales ne profitent plus de leurs propres informations (celles-ci permettant de maintenir leurs positions monopolistiques), et qu’elles permettent un large accès aux « services liés au rail » (exemple : stations services…). Services qu’elles ont pourtant financés et sans cesse entretenus. Dès lors, le seul moyen de se développer dans un tel cadre est de laisser volontairement des parts de marchés sur son territoire national d’origine pour aller conquérir voyageurs et clients partout en Europe, par tous les moyens non interdits, y compris par le dumping social (salaires, conditions d’utilisation des personnels…). La question des infractions au droit du travail et conventionnel n’étant sanctionné que par le temps judiciaire et avec les moyens réduits des inspections du travail, cela donne beaucoup de temps aux entreprises nouvelles de se développer en abaissant les coûts du travail souvent dans l’illégalité la plus scandaleuse. Enfin, troisième objectif spécifique proclamé, « permettre aux organismes de contrôle de mener leurs missions efficacement grâce au renforcement de leur indépendance, à une extension de leurs compétences et à l'augmentation des moyens mis à leur disposition. » C’est l’affirmation de l’éternelle défiance de la Commission envers les États nations. Elle considère que ceux-ci sont des freins à la construction de l’Europe supranationale. Cette indépendance totale du pouvoir politique ministériel (et donc d’un certain contrôle démocratique) n’est pas acceptable. L’appareil technocratique a tout pouvoir (ou presque). Sur l’un des moyens de mettre en œuvre l’esprit et le fond de cette future directive, le plus contestable est l’adaptation des annexes, éléments importants d’application, par le recours excessif aux « actes délégués » (article 290 du traité européen) prévus dans le projet.C’est une appropriation excessive de pouvoir par la Commission et un formidable déni d’écriture et de contrôle démocratique devant être opéré par le Parlement européen. Car les annexes constituent des éléments essentiels pour assurer la fiabilité du réseau comme de l’exploitation ferroviaire et relève de l’intérêt général et de l’ordre public. Déléguer à la Commission de tels pouvoirs lorsque l’on connaît les éléments évoqués est très excessif.  Les « considérants » du projet sont (parfois) contradictoires mais directs ! Dans tout texte législatif et règlementaire, les « considérants » sont les éléments qui marquent le sens et l’esprit avant les articles précisant les décisions et conditions de l’objet en question (le système ferroviaire en Europe). C’est d’abord la « clarté » qui est invoqué pour remettre à plat (« refondre »).Les États membres doivent avant tout assurer que la concurrence puisse s’exercer en totalité et sans limite autre qu’une concurrence « non faussée ». Ils leur restent aussi des prérogatives quant à l’accès du réseau national par les redevances d’utilisation (les « péages ») et conservent la « responsabilité générale du développement du réseau ».

Mais afin de développer la concurrence, il convient de faire en sorte que toute aide publique d’État ne soit pas de nature à perturber le marché. Sur l’infrastructure, la France a assurément fait le mauvais choix en ne reprenant pas la dette du réseau contrairement à l’Allemagne qui, malgré le coût très élevé de la réunification n’a pas hésité à agir de manière volontariste. Dès lors, la « structure financière saine » de l’infrastructure, voulue par la Commission semble difficile à atteindre dans notre pays. L’attribution directe par l’État et des collectivités publiques à des opérateurs publics historiques est toujours possible mais il faudra être très précis sur les coûts et recettes de ce genre d’opération, sous peine d’être accusé d’entrave à la concurrence. En fait, pour ne pas recevoir les foudres bruxelloises et respecter le dogme concurrentiel, les États membres se sont quasiment tous engagés à ce que les entreprises publiques ferroviaires historiques (comme la SNCF et la DB pour la France et l'Allemagne) cèdent volontairement (dans les faits) des parts de marché sur leur territoire national d’origine, tout en partant à la conquête de nouveaux clients en dehors de leurs frontières nationales qui a transformé ces grandes sociétés étatiques en grands groupes multimodaux depuis une quinzaine d’années. À suivre…

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