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26 / 09 / 2017 | 16 vues
Rodolphe Helderlé / Journaliste
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Inégalités de moyens disproportionnés entre directions et représentants du personnel

Le recours aux expertises classiques est affaibli par le projet d’ordonnance sur le futur comité social et économique et sa possible extension en conseil d’entreprise sans que les élus aient pour autant davantage les moyens de se faire conseiller. C’est l’amer constat des cabinets qui interviennent auprès des instances. Reste aux élus à tenter de négocier des moyens supra-légaux avec l’employeur. Oui mais avec quelles contreparties ?

Expertise affaiblie, accompagnement limité : les élus vont devoir négocier les moyens

En interne, les directions usent largement des prestations de conseil et de la sous-traitance pour accompagner les évolutions organisationnelles et gérer l’engagement à géométrie variable des salariés. Elles mettent en place des approches participatives et autres groupes de discussion dans le cadre des projets d’entreprise, tout en orchestrant la communication qui va avec.

Les budgets sont sans comparaison avec les moyens dont disposent les représentants du personnel qui peuvent certes se payer du conseil mais dans la limite du budget des activités économiques et professionnelles du CE qui correspond à 0,2 % de la masse salariale pour la grande majorité des entreprises. Cette enveloppe doit aussi servir à rémunérer le personnel salarié de l’instance (dans les grands CE), à former les élus, régler les frais de déplacement, le matériel, les frais de rédaction des comptes rendus des instances, les frais de communication, les développements web… Certains grands CE engrangent des réserves au point de signer des accords super dérogatoires pour autoriser le transfert des réserves des budgets de fonctionnement vers celui des ASC, alors que la loi l’interdit en théorie. Cela a par exemple été le cas chez Manpower. Il y a quatre ans, il a fallu l’arrivée d’un commissaire aux comptes dans le cadre du nouveau cadre de la transparence financière des CE pour que l’accord soit dénoncé. Ces élus des groupes d’intérim se réjouissent donc de la possibilité de transfert que va permettre l’ordonnance relative au CSE. Pour autant, les CE sont, dans leur grande majorité, loin de disposer de budgets de fonctionnement « open bar ».

L’employeur est par ailleurs obligé de financer à 100 % certaines expertises externes commanditées par les instances dans des champs bien déterminés : expertise annuelle sur les comptes et risques graves. Non, les représentants du personnel ne peuvent pas se faire financer par la direction un audit sur les rémunérations... La pilule reste difficile à digérer pour bon nombre d’employeurs qui voient encore ce droit comme un « impôt révolutionnaire ». 

Expertises : leviers de négociation pour les employeurs

Des directions n’ont pas attendu l’ordonnance sur le comité social et économique (CSE) pour négocier le droit à expertise des élus. « Dans l’hypothèse où les CHSCT considéreraient qu’il serait opportun de ne pas procéder à une nouvelle expertise portant sur le projet de GPEC OUT, la direction s’engage à allouer un budget exceptionnel de 100 000 euros HT, versé en 2017, qui pourrait permettre en tout ou partie d’accorder une contribution exceptionnelle aux dotations du CE ou toute autre mesure collective proposée par les CHSCT, du type formation ou accompagnement du changement, bénéficiant à l’ensemble des salariés d’HP CCF ». Voici l’avenant à l’accord GPEC d’HP CCF signé le 9 mai 2017 par la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC.
Dans le cadre d’une cession annoncée début 2017, deux expertises avaient été lancées par les CHSCT respectifs de HP CCF et HP Enterprise, les deux entités de l’ex-Hewlett Packard concernés. Alors qu’une nouvelle cession était au programme pour juin sur le même périmètre, les signataires ont considéré qu’une nouvelle expertise CHSCT n’aurait pas apporté de nouvelles informations significatives… L’avenant s’applique aussi du côté d’HP Enterprise France avec un bonus de 80 000 euros sur le budget du CE.

« La direction propose de prendre à sa charge la totalité de l’intervention de l’expert mais en contrepartie, elle négocie le fait qu’un seul expert puisse intervenir tout en imposant un calendrier »

C’est justement sur les expertises pour projets importants que les ordonnances viennent d’intégrer un co-financement à hauteur de 20 % du CSE. Même « ticket modérateur » pour toutes les missions d’assistance à la négociation et au droit d’alerte. Jusqu’alors et depuis la loi Rebsamen, seule la mission relative aux orientations stratégiques faisant l’objet d’un co-financement à 20 % à la charge du CE. De quoi avoir quelques retours d’expériences. « La direction propose de prendre à sa charge la totalité de l’intervention de l’expert mais en contrepartie, elle négocie le fait qu’un seul expert puisse intervenir tout en imposant un calendrier », soulève Jean-Pierre Yonnet, président de l’Orseu, qui voit dans l’ordonnance « une co-décision au bénéfice exclusif de l’employeur en lui donnant la possibilité de négocier les conditions des recours à expertises ».

Sous-utilisation du droit à expertise

Les élus auraient-ils abusé à ce point des expertises au point de justifier cet élargissement du co-financement ? Il y a certes des expertises pour projets importants et risques graves qui chargent allègrement l’employeur mais c’est surtout une « sous-utilisation » de ce droit qui prévaut. Notamment dans les PME ou même dans des groupes multi-établissement comme Leroy-Merlin. Les freins ne manquent pas entre les dirigeants qui invoquent la responsabilité des élus à ne pas « plomber » les comptes de l’entreprise et ceux qui considèrent que l’activation de ce droit relève d'un manque de loyauté. Le temps est un autre frein. « Recourir à une expertise pour risque grave demande du boulot aux élus pour bien documenter la situation », rappelle Nicolas Bouhdjar (cabinet Cedaet) au nom de l’Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT (ADEAIC).

Ce n’est pas parce que les élus n’activent pas ce droit qu’il ne menacent pas les directions de le faire

L’expertise est donc déjà loin d’être automatique. « Seules 15 % des instances recourent à l’expertise des comptes et les choses ne vont pas s’améliorer car les élus ne pourront plus demander cette expertise au niveau d’un établissement », affirme Claudine Vergnolle, fondatrice du cabinet AudiCE. Si l’expertise est un droit, les élus ne sont pas obligés de l’utiliser systématiquement. « Pour autant, certains méconnaissent ce droit même parmi les syndiqués », fait remarquer Christophe Doyon, directeur général de Secafi. Ce n’est d’ailleurs pas parce que les élus n’activent pas ce droit qu’il ne menacent pas les directions de le faire. Pour le coup, ce volet dissuasion prend du plomb dans l’aile avec le co-financement... Selon Jean-Claude Delgenes, directeur général de Technologia, « avec l’asphyxie du recours à l’expertise d’un cabinet agréé par le ministère du Travail, les élus vont se trouver dépourvus d’une arme de stimulation en faveur de la prévention. Dans leur immense majorité, les CHSCT ne réalisent pas d’expertise, cette possibilité de recours pèse et incite fortement chaque partie à un dialogue sur les situations délétères de travail ou sur les modalités de conduite des changements ».

« On va contraindre les élus à arbitrer leur droit à expertise sur des décisions exogènes à l’instance » De concert, les cabinets prédisent une diminution des recours à expertises et aux missions d’assistance à la négociation d’autant plus forte que l’enveloppe du co-financement de toutes les expertises et missions ne sera pas plafonnée à un tiers du budget des activités économiques et professionnelles (AEP, ex-budget de fonctionnement) du CSE, comme c’était jusqu’alors le cas pour les missions sur les orientations stratégiques, que le budget des AEP passe de 0,2 à 0,22 % pour les seules entreprises de plus de 2 000 salariés et que les élus pourront enfin céder à la tentation court-termiste de transférer le reliquat du budget AEP vers les ASC (et vice-versa). « On va contraindre les élus à arbitrer leur droit à expertise sur des décisions exogènes à l’instance », souligne Christophe Doyon. De quoi créer des situations tendues. Pour Jean-Max Llorca, président d’Axium Expertise, « sans assistance, les élus peuvent avoir toutes les difficultés à obtenir la compréhension des éléments et des projets. Ainsi, cette réforme risque de générer des élus (trop) réactifs ou dominés par les situations en débat. On crée des conditions inextricables pour eux ».

  • Selon un récent sondage réalisé par l’ANDRH, 37 % de ses répondants RH considéraient que l’élargissement du co-financement ne mènerait pas à une diminution des expertises tandis que 41 % pensent l’inverse.

« Pour favoriser les changements concertés, il faudrait à tout le moins que la direction mène pour les grands projets une évaluation des risques en amont avec les représentants du personnel »

À entendre les experts, la prévention devrait pâtir de ces ordonnances. Notamment par les contraintes qui vont désormais peser sur les expertises pour projets importants permettant de questionner à partir du terrain avec l’objectif de limiter les conséquences sur la santé des salariés. « Il faut savoir que bon nombre des projets de réorganisation sont mal ficelés, mal conçus, menés dans la précipitation et provoquent des pertes importantes sur le plan financier. Aussi, pour favoriser les changements concertés, il faudrait à tout le moins que la direction mène pour les grands projets une évaluation des risques en amont avec les représentants du personnel dans le cadre de missions où les intervenants seraient, le cas échéant, co-désignés et la mission prise en charge par l’entreprise. Sans cette contrainte, la prévention va connaître un profond recul et la sinistralité a de fortes chances de flamber », avance Jean-Claude Delgenes en guise de correctif. L’idée portée par les syndicats d’une expertise annuelle sur les conditions de travail qui aurait permis d’inscrire les actions des élus dans la durée n’a pas non plus été retenue.

Un besoin de conseil : à quel prix ?


Mais est-ce vraiment d’expertise qu’ont besoin les représentants du personnel ? Si l’expertise et son rapport associé présentent l’intérêt de « photographier » une situation, les élus ont désormais aussi besoin de se faire accompagner dans les actions censées découler de l’analyse. Pour Christian Pellet, président de Sextant Expertise, « sur les expertises classiques, les interventions externes s’inscrivent dans la logique du rapport et non du conseil qui n’est pas le cadre officiel. Surtout pour les expertises CHSCT. Faire du conseil dans une expertise, c’est s’exposer en cas de contentieux. Sur les missions d’assistance à la négociation, le cadre est en revanche plus libre pour développer une approche de conseil. C’est sur les PSE que celle-ci se développait le plus. Or le nombre de ces derniers va considérablement diminuer. L’introduction du co-financement sur l’ensemble de ces missions risque d’achever de casser la dynamique ». Des missions d’assistance qui représentent un peu moins de 10 % de l’activité de ce cabinet. « Le produit de nos interventions devraient être le conseil et pas le rapport. L’expertise n’est qu’un outil d’analyse pour arriver au conseil. Entre personnes de bonne foi, le nouveau cadre peut favoriser cela », affirme Jean-Pierre Yonnet. Une approche de conseil parfaitement assumée aussi chez Secafi. Pour Christophe Doyon, « il faut être à la fois expert et conseil, ce qui sous-entend de bien comprendre la stratégie de l’entreprise ». Or qui dit conseil, dit capacité à intégrer la recherche du compromis. L’expertise et le conseil ne répondent toutefois pas aux mêmes logiques et sous-entendent un changement de modèle économique pour les cabinets. L’expertise recouvre par exemple des interventions plus balisées que le besoin de conseil. Plus de 2 000 salariés « experts-consultants » travaillent dans les cabinets qui interviennent auprès des CE.

L’ordonnance sur le CSE est vue de façon moins défensive par les cabinets dont le cœur de métier ne repose pas sur l’expertise. C’est le cas par exemple de Plein Sens qui s’est développé historiquement sur des missions d’étude et de conseil auprès des directions avant de développer un pôle d’expertise CHSCT (comme Stimulus ou encore JLO). « S’agissant de la fusion des instances, peut-être y avait-il d’autres solutions mais celle-ci a le mérite d’inviter à une approche globale de la question des conditions de travail. Notamment sur les sujets de temps et de charge de travail pour lesquels il n’est pas toujours évident aujourd’hui d’articuler les actions du CHSCT avec celles du CE, bien que ce soit pourtant indispensable », affirme ainsi Nils Veaux, son directeur général, qui insiste toutefois sur la nécessité de « maintenir et de développer les compétences des élus de la future commission sur ce champ très technique que constituent l’hygiène, la sécurité et les conditions de travail ainsi que les moyens/ressources de celle-ci ».

Le cadre de l’expertise va bouger. L’ADEAIC note que les experts auprès des CHSCT ne seraient à l’avenir plus agréés par le ministère du Travail mais juste habilités à l’instar des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP). Cette formule est plus souple et c’est donc l’occasion d’élargir le marché, comme cela se dessine pour les expertises sur les orientations stratégiques où les experts comptables perdraient le monopole. « Ces missions risquent de se vider de leur sens si des intervenants qui ne sont pas des experts comptables peuvent se positionner pour accompagner les élus. Ils auront en effet de grandes difficultés à obtenir des informations essentielles pour éclairer les enjeux », souligne Julien Sportes, président de Tandem expertise, qui fait valoir la déontologie qui s’impose aux experts-comptables, facteur déterminant pour le traitement d’informations sensibles pour les directions d’entreprise.

Recourir a des interventions externes efficaces sous-entend des moyens financiers mais c’est aussi une question d’état d’esprit de la part d’élus soucieux de ne pas se contenter de sous-traiter… Le besoin d’appropriation est d’autant plus fort que le nerf de la guerre tient de plus en plus dans la capacité des instances à être capable d’actionner tous les leviers à disposition pour interagir et communiquer auprès des salariés.

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