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20 / 11 / 2019 | 577 vues
Marie-Laure Billotte / Abonné
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Réorganisations chez les facteurs : transformations du travail et compression des effectifs

Depuis le milieu des années 2000, la Poste réorganise les centres de courrier (établissements où travaillent les facteurs) à un rythme soutenu (environ tous les deux ans). Les directions justifient ce rythme effréné par la baisse du courrier intervenue à la même période. En effet, cette baisse est significative puisque les plis courrier sont passés de 19 milliards en 2002 à 10 milliards en 2018. Simultanément, les colis et petits paquets internationaux ont augmenté, tendance qui s’explique par l’explosion de l'e-commerce. Les lettres recommandées sont un flux également croissant, ce qui peut se comprendre comme une recherche de sécurisation des échanges par voie postale.
 

Face à ces évolutions des flux d’objets postaux et de leur nature, dues à la « révolution numérique », la Poste a pour stratégie de changer son modèle économique et organisationnel. Elle cherche à développer un ensemble de nouvelles activités de service, telles que « Veillez sur mes parents » (VSMP), la plus connue mais celle ayant aussi provoqué le plus de controverses. À côté de ces « nouveaux services » qui n’ont pour l’instant pas encore atteint l’ampleur escomptée [1], deux changements profonds ont touché la distribution :
 

  • d’une part, une transformation de l’organisation du travail et du métier de facteur,
  • d’autre part, une diminution considérable du nombre de tournées et de facteurs au niveau national.
     

Du côté des changements organisationnels, le programme « facteur d’avenir », lancé en 2003, puis « l’accord de distribution » de 2017 ont modifié aussi bien le fonctionnement que le métier de facteur. Du côté de la productivité, de 2011 à 2017, le nombre de tournées est passé de 61 000 à 51 000 (-16 %). Le nombre de facteurs ayant lui aussi fortement diminué, passant de 100 000 au début des années 2000 à 70 000 aujourd’hui (-30 %).
 

Ces réorganisations incessantes modifient en profondeur l’activité de travail des facteurs et comprime considérablement les effectifs. Cela provoque des situations de perte de sens au travail et d’identification, avec une forte souffrance au travail et des atteintes avérées sur la santé tant physique que mentale des agents.
 

Ces réorganisations sont source d’importantes contestations [2]. À la Poste (spécifiquement à la distribution), la conflictualité, mesurée en nombre de jours de grève par agent, s’avère élevée. Elle est supérieure au secteur privé et à la fonction publique. Concernant les enjeux locaux des centres de courrier, ces vingt dernières années, un quart des grèves en sont l’objet. Plus précisément, entre 2013 et 2018, des chercheurs ont comptabilisé plus de 1 000 conflits à la distribution, dont 90 % avec un recours à la grève [3]. Ces conflits portent majoritairement (à plus de 60 %) sur un projet de réorganisation (que ce soit lors de son annonce ou après son application).

 

Une transformation en profondeur du travail des facteurs
 

Chaque projet de réorganisation d’un centre de courrier contient les deux caractéristiques évoquées : transformation du travail d’un côté et compression des effectifs de l’autre. Concernant les transformations du travail, chaque projet modifie l’organisation et le métier de facteur. Facteur d’avenir (2007) et surtout l’accord de distribution (2017) ont enclenché une dynamique de modification profonde des traits saillants de l’organisation historique de la distribution postale. Le métier de facteur repose sur un début et une fin de vacation de bonne heure, le fait d’être « titulaire » de la tournée, une proximité avec les usagers (le rôle social du facteur), une tournée réalisée 6 jours sur 7, le fini-parti etc. Tous ces traits d’organisation sont progressivement supprimés ou amendés.

 

À travers l'accord de 2017, chaque projet de réorganisation comporte des traits communs que les directions locales décident ou non d’incorporer.
 

Premièrement, une fin de service de vacation plus tardive, avec le passage à des tournées de 42 heures par semaine. Le temps journalier est plus long et la fin de la vacation est décalée. Le décalage des horaires est une autre modalité : le facteur commence plus tard et finit ainsi plus tardivement. Enfin, l’instauration d’une coupure méridienne qui décale d’au moins 45 minutes l’heure de fin de service.
 

Finir plus tard leur activité professionnelle entraîne un bouleversement des rythmes sociaux, source de risques socio-organisationnels. Le facteur avait construit un mode de vie, avec un salaire peu élevé, mais la possibilité d’avoir l’après-midi disponible. Finir plus tardivement percute la manière dont chacun avait organisé sa vie. Ces éléments expliquent par exemple pourquoi l’instauration d’une coupure méridienne met autant le feu aux poudres.
 

Deuxièmement, l’instauration de tournées sacoches. Il s’agit d’instaurer une division du travail entre l’activité de distribution et celle de tri. Un facteur réalise le « tri » et un autre la « distribution ». Celui-ci ne fait plus que de la distribution et n’a quasiment plus de relation avec le collectif de travail. Une augmentation de la charge physique et de la confrontation aux intempéries (particulièrement pour les facteurs à vélo) résulte de ces tournées. De plus, pour une bonne réalisation de la tournée, l'importance de la maîtrise de la phase de préparation de celle-ci a été reconnue. Lors de cette phase de tri, le facteur prévisualise sa tournée, ce qui lui permet une plus grande efficacité, participant à la qualité du service rendu aux usagers ainsi qu’à une meilleure préservation de sa santé. Enfin, parce qu’elles transforment l’activité, ces tournées entraînent une perte de sens du travail et de l’identité professionnelle. Les tournées sacoches s’agencent souvent aux « îlots », sites éloignés de l’établissement principal avec un environnement de travail qui comprend souvent le strict minimum, parfois moins. Dans ce cas, ces facteurs n’ont quasiment plus aucun collectif de travail ni soutien professionnel de leur hiérarchie, ce qui les expose davantage aux risques professionnels.
 

Troisièmement, les « nouveaux services » et la « distribution pilotée ». Les premiers ont été évoqués précédemment et consistent d’une part à développer de nouvelles activités et d’autre part à « marchandiser » l’existant. Dans ce cas précis, cela percute les valeurs des facteurs, notamment les plus anciens. Il leur est demandé de vendre des activités qui étaient jusqu’à présent réalisées gratuitement au nom du service public. Quant à la distribution pilotée, il s’agit d’un procédé qui consiste à retenir du courrier en centre de tri et qui est distribué un jour sur deux. Qu'il s'agisse des nouveaux services ou de la distribution pilotée, dans les deux cas, ces nouvelles activités et organisations heurtent les valeurs des facteurs, c’est-à-dire le sens qu’ils donnent à leur travail. Les facteurs n’ont alors plus le sentiment de réaliser un travail de qualité (il s’agit d’un cas de qualité empêchée, identifiée comme un élément majeur d’exposition aux risques socio-organisationnels [4]). C’est le cas par exemple lorsque le facteur reçoit l’interdiction de déposer le courrier pour arranger l’usager/client.
 

La « modélisation » de la charge de travail
 

Historiquement, le changement du périmètre des tournées était réalisé par des vérificateurs, agent postal chargé du suivi des facteurs en tournée, méthode qui reposait donc sur l’observation. À la fin des années 2000, cette méthode a été remplacée par des outils logiciels, qui « modélisent » la charge de travail. Le résultat est identique à chaque projet : la force de travail (nombre de tournées) est en surnombre comparée à la charge de travail (nombre de plis, distance à parcourir, boîte aux lettres à desservir etc.). Il est alors décidé de supprimer des tournées en comprimant les effectifs.
 

Depuis 2008, c’est donc à travers la « modélisation » et un outil logiciel que la Poste calcule une prescription de « charge » [5]. Par « charge », elle entend un périmètre de la tournée, des quantités de courrier et une durée théorique fixe pour la réaliser. La question qui se pose est la manière dont les effectifs de l’organisation ont été dimensionnés, c’est-à-dire d’interroger la manière dont la quantification de la charge de travail est réalisée et d’en tirer les conséquences du point de vue des risques professionnels.
 

La modélisation repose sur un ensemble d’a priori théoriques, que l’analyse du travail réel conteste. En modélisant, les travailleurs sont considérés comme identiques, les mêmes tâches leur sont prescrites dans des temps similaires. Le facteur est transformé en un « simple » distributeur, au moins dans la représentation de l’outil de modélisation. En effet, la modélisation n’incorpore aucun temps d’échange, d’entraide et de service réalisé aux usagers/clients, rôle social historique attribué aux facteurs.
 

La « machinerie » dont s’est dotée la Poste consiste à théoriquement déterminer les caractéristiques d’une activité de travail et définir le temps nécessaire à sa réalisation. L’outil logiciel, Géoroute, calcule une « charge » (un temps) via des paramètres préalablement introduits. Ces paramètres sont le trafic, les caractéristiques de la tournée (éléments géographiques, nombre de PDI) et les « normes et cadences ». L’activité du facteur est scindée en segments (déplacement à vélo, séjour sur le point de distribution, remise de l’objet…) et un temps est affecté à chaque tâche : il s’agit des durées standards (« les normes et cadences » nationales). Le logiciel calcule ainsi un temps de tri, un temps de déplacement sur un vélo, un temps de déplacement à pied et un temps de mise en boîte aux lettres. Ensuite, l’outil additionne ces tâches et forme des durées théoriques moyennes. Le périmètre de la tournée du facteur est alors établi.

 

L’analyse de l’outil amène à s’interroger sur les nombreux biais et erreurs qu’il incorpore et qui conduisent tous à une sous-estimation de la charge de travail.
 

Premièrement, étant donné la complexité du processus il n’est pas rare de découvrir des « erreurs » dans la comptabilisation des différents flux de trafic et de leurs évolutions.
 

Deuxièmement, la « modélisation » n’est jamais le « réel ». En effet, un outil ne pourra jamais prendre en compte la complexité du réel et de l’activité de travail. Par exemple, pour les facteurs, l’activité de service que comporte le métier de facteur n’est pas intégrée dans l’outil comme paramètre. Pourtant, la Poste établit des durées de travail équivalentes au temps de vacation. Elle remplit le verre d’eau à ras bord, entraînant un risque de sous-estimation de la charge. Il en est de même pour le logiciel de cartographie des tournées, qui regroupe les caractéristiques de la tournée. Cet outil ne prend pas en compte la totalité du réel. Par exemple, les intempéries ne font pas partie des paramètres. Dans ces deux cas, le problème est que la Poste fait comme si son logiciel représentait le réel et ne laisse pas de marges pour les aléas lorsqu’elle construit les tournées.
 

Troisièmement, concernant le trafic postal, la Poste fait reposer ses organisations de centres de courrier sur une moyenne de trafic. Ce choix interroge puisque la variation des volumes de courrier est très forte chaque jour. De plus, cette moyenne s’agençait jusqu’à présent avec le « fini parti », caractéristique qui est progressivement supprimée. Continuer avec la moyenne comme base de l’organisation implique de faire reposer les variations quotidiennes de la production sur les facteurs (donc sur leur santé).
Lors des journées à fort trafic, le facteur doit alors compenser cette charge supplémentaire par une intensification du travail ou un allongement de sa durée de travail.

Enfin, interviennent les « normes et cadences » nationales, qui sont les données fondamentales de la machinerie qu’est cette modélisation. Elles définissent combien de lettres par heure le facteur doit mettre dans le casier lorsqu’il est au tri, combien de temps il doit mettre en tournée pour déposer une lettre dans la boîte aux lettres lorsqu’il est en face (3,33 « centiminutes », soit 2 secondes) etc. Ces cadences ont été définies en 1994 et aucune information n’est disponible sur leur conception. De plus, depuis un quart de siècle, un certain nombre d’évolutions sociétales (externes) et organisationnelles (internes) ont eu lieu. Ces deux éléments imposent de s’interroger sur la fiabilité de ces « normes et cadences ».
 

L’étude de l’outil de modélisation amène ainsi à diagnostiquer une sous-estimation de la charge de travail, impliquant des risques professionnels pour les agents. Pour compenser cette sous-estimation, les agents sont obligés soit d’allonger leur temps de travail (finir plus tard), soit d’intensifier leur travail (aller plus vite). Cette situation provoque du stress et des risques routiers sur le court-terme. Sur le moyen terme, cela induit des risques d’usure, une fatigue des corps et des troubles musculosquelettiques. Ses effets délétères et déjà avérés sur la santé physique et mentale de nombreux agents impliquent de se saisir de ces enjeux, ce que les CHSCT de la Poste ont fait et continuent de faire dans de multiples cas.
 

[1] L’objectif était qu’en 2020, 50 % de l’activité de facteur.

[2] La presse régionale couvre largement ces deux phénomènes. En septembre 2019, l’émission de télévision « Envoyé spécial » a couvert le sujet traité ici sous toutes ses facettes. Intitulé « La Poste sous tension » et réalisé par Élise Lucet, ce documentaire de 45 minutes cherche le sensationnel et la vulgarisation.

[3] Paul Bouffartigue, Jacques Bouteiller et Baptiste Giraud, « L’émiettement et la localisation des conflits du travail. Le cas des grèves de facteurs (2013-2018) », communication pour les JIST 2018, Paris, 9-11 juillet 2018.

Il suffit de taper « conflit facteurs la Poste » dans un moteur de recherche pour se rendre compte que cette tendance n’a pas faibli et se poursuit.

[4] Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010, 190 p.

[5] Plus précisément, à partir de 2008, il a d’abord été question du logiciel Metod, puis en 2011, de la version 3 de Metod et, enfin, à partir de 2014, du logiciel Géoroute.

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