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02 / 12 / 2011 | 24 vues
Jean-Luc Ledys / Membre
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Lean manufacturing : conséquences sur l’organisation du travail et risques psychosociaux associés

Le lean manufacturing est une méthode de gestion des processus industriels, dont les fondements (associés aux travaux de Gilbreth et B. Franklin au XIXème siècle) ont été théorisés aux États-Unis (F.W.Taylor  en 1911, J.Ford en 1920), mais mis en pratique d’abord dans les entreprises japonaises (Toyota et son total production system depuis 1930), asiatiques et plus récemment (à partir des années 1995-2000) dans nombre d’entreprises européennes, en particulier (mais pas seulement) dans l’industrie automobile.

Il est à noter que la terminologie lean n’est apparue que vers les années 1980-1990 (Womack & Jones)  alors que les concepts de base remontent à la fin du XIXème siècle.

Cette méthodologie peut être et a été appliquée à tout processus complexe (gestion, administration, recherche et développement, ventes, achats). Étendue à l’ensemble des processus clefs d’une entreprise, elle devient une méthode de management visant l’optimisation permanente pour améliorer sa compétitivité et donc ses résultats financiers.

C’est précisément ce que Carlos Ghosne (PDG de Renault-Nissan) appelle le management frugal : « Faire plus avec moins ». Depuis les années 2000, le lean voit des mises en applications se développer assez largement dans les activités de service (centres d’appels téléphoniques, informatique, éducation).

Le principe de base est simple : rechercher et éliminer dans les processus et les flux industriels tout élément n’apportant pas de valeur ajoutée. Ce que l’on peut appeler également « la chasse au gaspillage tous azimuts ».

Les éléments sans valeur ajoutée peuvent prendre des formes variées et multiples :

  • temps d’attente (machine, personnel, matière, consignes, logistique),
  • pertes de rendement (rejets ou réparation de produits non conformes, perte matière),
  • stocks (matières, produits en cours de fabrication, produits finis),
  • étapes de fabrication inutiles ou gammes trop complexes,
  • contrôles en cours de fabrication,
  • transferts entre machines, transports.

Cette organisation du travail repose sur deux principes essentiels :

  • la réduction des stocks et en-cours,
  • l’optimisation des flux de matières et d’information.

Conséquences sur l’organisation du travail


Appliqué à n’importe quel processus de l’entreprise (industriel ou non), la philosophie lean va générer un changement fondamental de l’organisation gérant ces processus et donc par conséquent des comportements humains.

  • Les flux (matières, documents administratifs ou informations)

Abandon des flux « poussés « et remplacement par des flux « tirés » : je demande à l’étape précédente ce dont je vais avoir besoin, plutôt que d’attendre que l’opérateur de l’étape précédente me livre les produits que je vais travailler. C’est le kanban japonais, connu également sous le terme de « juste à temps ».

  • Les stocks intermédiaires

Tous les en-cours et stocks de matières premières et consommables vont fondre, voire disparaître. Pas besoin d’avoir une pile de produits en attente devant un poste de travail si la machine ou l’operateur du poste précédent délivre la pièce juste à temps pour que ce poste de travail soit alimenté en continu.

L’application aux processus administratifs est évidente : à quoi sert de maintenir une pile de dossiers en attente quand une personne ne peut en traiter qu’un à la fois ?

Ce mécanisme de diminution des stocks s’applique également aux stocks de matières premières ( qui devront être livrés à temps par le fournisseur) ou aux stocks de produits finis (dont la fin de fabrication doit coïncider avec le besoin du client).

  • Les cadences machines ou opérateurs

Pour assurer un fonctionnement sans rupture de charge sur une chaîne de fabrication, il est impératif que chaque poste travaille à une cadence identique ou compatible avec les postes amont ou aval. Le lean impose donc une réflexion permanente sur la capacité et les goulots d’étranglement de l’unité de fabrication.

  • La fiabilité des équipements

Tout arrêt intempestif et non prévu d’une machine va, dans un contexte lean ou « juste à temps », perturber la totalité de la ligne de fabrication ou même de l’usine. D’où une contrainte énorme sur la fiabilité des équipements et/ou sur le personnel d’entretien (maintenance) et leur méthodologie de travail.

  • La qualité (solidité) du processus de fabrication

Il est impératif que le résultat de chaque étape de fabrication soit le plus prédictible possible, chaque anomalie dans le résultat d’une étape entraînant une perturbation sur l’ensemble de la chaîne. Ceci s’applique également à la qualité du processus d’exécution, où chaque erreur a des conséquences importantes non seulement en termes financiers, mais également en termes de stabilité des flux.

  • Le travail à temps de cycle court

Les 5 points ci-dessus ont une conséquence bénéfique autant qu’inévitable : le temps de réalisation du processus est purgé de la quasi-totalité de ses temps d’attente. La mise en place d’un programme lean conduit généralement à une diminution par 4 ou 5  des temps de cycle classiques. Le personnel concerné peut alors, avoir le sentiment qu’on lui demande de faire plus, alors que l’objectif est de faire réaliser un processus donné dans un temps le plus court possible et en évitant les actions inutiles.

Risques psychosociaux associés

Je ne sais pas ce que je vais avoir à faire à court terme.

La mise en œuvre de ces approches lean manufacturing sans information, formation, accompagnement et implication du personnel concerné peut avoir des conséquences désastreuses, voire catastrophiques. Ceci est d’autant plus vrai si le programme est mis en oeuvre dans un contexte de crise du marché : en effet, se superpose alors aux risques que nous allons évoquer ci-après, la crainte de perte d’emploi et son cortège de conséquences sociales.


Les aspects les plus importants semblent se situer sur les points suivants.

  • La disparition des encours de fabrication (ou dossiers en cours de traitement ou tout autre élément signifiant du travail…).
Sans préparation et accompagnement préalable, cet élément peut être générateur de forte angoisse (je ne sais pas ce que je vais avoir à faire à court terme, je risque de ne rien avoir à faire donc l’entreprise pourrait ne plus avoir besoin de moi). Il est indispensable de former le personnel et de l'accompagner, afin que cette situation d’incertitude disparaisse au profit d’une situation de confort acceptable.
  • Les flux tirés (kanban, « juste à temps ») peuvent, s’ils sont mal pratiqués ou mis en place sans explication/formation, devenir une source de stress permanent.
Quelqu’un (la personne réalisant l’étape suivante du processus) va en permanence me solliciter quand il souhaitera être approvisionné pour n’être pas lui-même arrêté sur son poste. En quelque sorte, la pression classique de la hiérarchie sur les cadences se transforme sournoisement en une pression des collègues de travail, l’ensemble du groupe étant lui-même et globalement soumis à la pression de la hiérarchie sur la productivité globale. Ceci est en général accentué par la mise en place de systèmes d’affichage de la performance individuelle au poste.
  • L’obligation du respect d’une cadence de travail individuelle sous peine de perturber le fonctionnement global d’une ligne ou d’un atelier.

Il s’agit là de l’impossibilité pour une personne de gérer momentanément une situation personnelle l’amenant à adapter temporairement son rythme. Cet aspect est assez similaire à ce que le travail sur ligne continue (type automobile ou agro-alimentaire  par exemple) apporte comme contrainte au personnel.

  • Le souci permanent de la perfection

Toute erreur devient immédiatement visible dans ce système alors que dans les systèmes plus classiques existe une certaine tolérance. Ceci est vrai pour tout le personnel associé à la réalisation d’un produit : les opérateurs en fabrication, et personnel assurant l'entretien des équipements, certes, mais aussi les développeurs de ce produit (un procédé de fabrication imparfait sera inévitablement repéré dans un système lean), les acheteurs de matière ou les logisticiens chargés de la livraison chez le client. La recherche de perfection permanente peut devenir une source de stress difficile à supporter, si l’organisation au plan humain n’apporte pas la contrepartie nécessaire (formation, participation, autonomie).

  • Le travail à temps de cycle court

Le travail à temps de cycle court peut également devenir source d’inconfort, voire de stress, s'il est confondu ou associé à un objectif de productivité accrue (« je travaille plus » ne veut pas dire je travaille plus vite et vice versa ) ou si le temps de cycle visé est notablement trop agressif (on admet qu’en général le point de confort optimal est atteint lorsque le temps de cycle pratique est 2 à 3 fois supérieur au temps de cycle théorique d’un processus (temps cumulé incompressible de réalisation hors attente et contrôles).

Les études d’impact réalisées


Au-delà de l’aspect qualitatif, il n’est pas inintéressant à ce stade de quantifier les risques psychosociaux associés à ces organisations du travail. Si peu d’études ont été réalisées dans ce domaine, A. Valeyre (du centre d’étude de l’emploi) a publié en 2006 une analyse des conditions de travail et santé au travail des salariés de l’Union européenne. Il s’agit d’une étude comparative chiffrée des conditions de travail et de santé menée pour différentes formes d’organisation du travail (organisations apprenantes, organisations lean, organisation tayloriennes et organisations simples).

Le résultat majeur de cette recherche comparative est de montrer que les conditions de travail et la santé au travail sont très différentes dans les nouvelles formes d’organisation du travail, les formes apprenantes et en production lean.

  • Elles sont bien meilleures dans les organisations apprenantes que dans les organisations en production lean ou tayloriennes et souvent moins bonnes dans les organisations en production lean que dans les organisations tayloriennes.

La conclusion de l’auteur est éloquente : « Paradoxalement, les innovations organisationnelles des vingt dernières années ne s’accompagnent pas d’une amélioration des conditions de travail et de la santé au travail, alors même que des tendances lourdes comme la tertiarisation de l’économie ou l’automatisation et l’informatisation de la production constituent des facteurs structurels favorables à la réduction des pénibilités et des risques professionnels ».


Cette conclusion peut être éclairée par l’analyse de T. Debrand et P. Lengagne (IRDES, DT3, février 2007) sur les effets des organisations du travail sur la santé, qui proposent « que les risques de dégradation de l’état de santé s’accentuent, lorsqu’à une situation de déséquilibre (entre demande psychologique et récompense reçue ou entre demande psychologique et latitude décisionnelle), s’ajoute un manque de soutien dans le travail ou un sentiment d’insécurité de l’emploi ».

Quelques recommandations en guise de conclusion


S’il n’est pas inéluctable de faire évoluer les organisations du travail vers le modèle lean pour maintenir ou améliorer le niveau de performances financières des entreprises, il est cependant important lorsqu’une telle décision est prise par une direction d’entreprise, de prendre en compte les conséquences humaines et leurs effets sur la santé dans la mise en œuvre d’une telle organisation.

  • La concertation et l’implication préalable des salariés

S’agissant d’un changement fondamental de culture, l’information, la formation et un fort accompagnement sont nécessaires avant le lancement du projet, mais également dans les 12 à 24 mois qui suivent son démarrage. Il s’agit là de convaincre, mais également de faire émerger toute question ou sujet d’inquiétude de la part des acteurs futurs.

  • L’implication et la participation des salariés

Il n’est pas douteux que les organisations lean font peser sur les individus des contraintes et demandes psychologiques fortes. Il est donc indispensable pour ne pas augmenter le déséquilibre entre cette demande et la récompense perçue par les salariés, d’organiser en parallèle l’augmentation du retour perçu par les individus face à l’effort demandé. C’est précisément ce à quoi le système TPS de Toyota répondait à travers les groupes d’amélioration et des formations. Toute action permettant aux individus d’intervenir sur leur environnement immédiat de travail et sur la latitude décisionnelle contribuera de façon décisive à la réussite d’un tel système.

  • Le choix du  moment de la mise en place


Il est inutile, voire contre-productif de cumuler les inquiétudes et contraintes associées avec la mise en place d’une organisation lean, avec le risque de perte d’emploi pour les salariés. Les conditions optimales de réussite d’un projet lean, sont effectivement celles associées à une période de forte croissance où il est plus aisé de convaincre les équipes qu’une optimisation de l’organisation va permettre d’évoluer sur une spirale positive conduisant à une croissance combinée avec de meilleurs résultats financiers. À l’inverse, la décision d’une direction de conduire un changement face à une situation négative ou  désastreuse se heurtera inévitablement à une forte résistance des salariés, d’autant plus forte que ceux-ci percevront un risque fort de réduction de l’emploi.

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