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29 / 01 / 2015 | 242 vues
Audrey Minart / Membre
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Industrie nucléaire : quelles conditions de travail pour les sous-traitants ?

La thèse de Marie-Aurore Ghis Malfilatre repose sur une ethnographie du travail nucléaire, et retrace l’histoire des mobilisations collectives portant sur la santé au travail dans ce secteur depuis 1975. Actuellement en troisième année, elle a été soutenue en 2012 par le DIM Gestes

  • Après avoir été diplômée en 2006 d’une licence de journalisme obtenue à l’Institut Universitaire Technologique (IUT) de Lannion, où elle a été formée à l’enquête de terrain, Marie-Aurore Ghis Malfilatre, 31 ans, a exercé pendant plusieurs années le métier de journaliste. Expérience durant laquelle elle a pu se confronter à un grand « décalage » entre sa formation, portée sur l’investigation et le reportage, une activité gourmande de temps et des conditions de travail difficilement compatibles avec ses aspirations. « Même si l’on ne peut pas comparer les conditions de travail d’un jeune journaliste précaire avec celui d’un ouvrier du nucléaire, il est possible que cela ait nourri mon intérêt pour le thème des conditions de travail ».

En 2010, soucieuse de prendre davantage le temps de la réflexion, elle décide de reprendre ses études en master 1 (sociologie générale, EHESS). En mars 2011, marquée par les images de la catastrophe de Fukushima au Japon, où des ouvriers de Tepco tentaient d’empêcher la fusion des réacteurs de la centrale avec des moyens rudimentaires, elle commence à s’intéresser à l’industrie nucléaire en France.

Dans le cadre d’une collaboration avec Le Canard Enchaîné, elle se rend l’été suivant sur le site du Tricastin, et rencontre des salariés installés dans des tentes à proximité de la centrale. « Ils m’ont évoqué toutes les contradictions rencontrées dans leur quotidien entre des exigences de sûreté et les exigences productives, entre l’image d’une industrie propre placée sous le contrôle des automatismes et la réalité du travail concret caractérisée par un « sale boulot » au sens d’Everett Hughes, des aléas permanents, des incidents fréquents et l’exposition structurelle à la radioactivité et aux autres produits dits « CMR » (cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques) ». C’est lors de cette expérience qu’elle décide de consacrer son master 2 au travail dans l’industrie nucléaire. (1) Elle se rend ensuite aux abords de Belleville-sur-Loire où elle s’installe pour plusieurs semaines sur le camping le plus proche de la centrale afin de réaliser une trentaine d’entretiens avec des salariés sous–traitants de l’industrie nucléaire mais aussi des agents EDF.

Une ethnographie du travail dans la sous-traitance nucléaire

Avant même la fin de son master 2, elle obtient le soutien du DIM Gestes au printemps 2012, pour un projet de recherche visant à prolonger ses travaux. Sa thèse, récemment réintitulée « Santé sous-traitée. Travail sous rayonnement ionisants et mobilisations collectives dans l’industrie nucléaire en France (1975-2015) », est dirigée par Daniel Cefaï (CEMS/EHESS) et Annie Thébaud-Mony (GISCOP93-Inserm) (2).

Après avoir soutenu son mémoire en septembre 2012, la jeune doctorante multiplie les tentatives pour procéder à une ethnographie du travail nucléaire. « Je cherchais à mener une observation participante, pour avoir un accès direct au travail en étant moi-même embauchée. En me rendant dans les agences d’intérim autour des centrales, j’ai pu faire l’expérience du contrôle policier auquel sont soumis les travailleurs du nucléaire. Ces contrôles et le climat de « paranoïa institutionnelle » qui pèse sur la filière pour reprendre l’expression de Pierre Fournier (3) ont rendu le projet d’observation directe impossible.

L’opportunité de négocier une entrée auprès d’EDF a en effet aussi été écartée, compte tenu de l’objet de ma recherche qui met en lumière les contradictions de l’industrie nucléaire ». Pierre Fournier avait eu l’occasion au début des années 1990 d’être lui-même embauché sur un site du Commissariat à l’énergie atomique et de procéder ainsi à une observation participante au cours de sa thèse. En tant qu’enfant de la région, il a effectivement « bénéficié de l’obligation coutumière que se fait l’entreprise de fournir des stages et des emplois d’été aux enfants de ses salariés quand ils sont lycéens ou étudiants », explique-t-il dans son ouvrage paru en 2012, Travailler dans le nucléaire (4). Un accès qui n’est plus envisageable aujourd’hui pour qui enquête sans être financé par la filière nucléaire, c’est-à-dire sans être placé sous le contrôle des industriels. D’autant plus que, selon la réglementation, l’accès en zone rouge et orange n’est autorisé qu’aux salariés en CDI, ou en CDC (contrat à durée de chantier) de plus de six mois.

Les « coulisses de la production nucléaire »

Autre possibilité à laquelle a pensé la doctorante : accompagner les inspecteurs de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) dans leur travail, autant lors des contrôles de routine que lors d’événements particuliers (accidents notamment). Impossible cependant, sans être salariée de l’ASN, de pénétrer sur les sites. Si Magali Turquis, étudiante en master 2 en psychologie du travail et en ergonomie, a pu réaliser un stage au sein de l’Autorité de sûreté nucléaire et observer le travail de maintenance pris en charge par des salariés sous-traitants en 2011-2012 (5), cette opportunité n’a pas été reconduite pour d’autres chercheurs par la suite.

Marie-Aurore Ghis Malfilatre décide alors de poursuivre l’ethnographie des conditions de vie et de travail des sous-traitants installés sur les campings à proximité des sites nucléaires. « J’accède au contenu du travail grâce des entretiens ethnographiques qui visent à reconstituer minutieusement les activités quotidiennes et les situations problématiques. Que se passe-t-il ? À quels types d’imprévus se confrontent les salariés dits « extérieurs », comment y font-ils face ? De quels moyens disposent-ils pour faire valoir leur « droit à la santé » ? Émergent alors les coulisses de la production nucléaire dans lesquelles le recours à la débrouille et au « système D » ainsi que le contournement des règles de sécurité sont monnaie courante pour des salariés qui ont tout intérêt à réaliser le travail dans les délais impartis afin de ne pas pénaliser leur entreprise, ni de perdre les marchés de maintenance. Apparaissent aussi les effets de la mobilité géographique permanente sur les collectifs de travail. 

Reconstituer l’histoire des mobilisations collectives pour la santé

Lors de sa deuxième année de thèse, la doctorante s’est tout particulièrement focalisée sur une autre piste : les mobilisations collectives prenant pour objet la santé au travail dans l’industrie nucléaire. Ayant repéré au fil de l’enquête une série de travaux scientifiques (6) et de recommandations qui ont pointé le problème du recours à la sous-traitance pour des tâches à la fois dangereuses pour la santé et importantes pour la sûreté (7), ce dès les années 1970 (8), elle a cherché à comprendre pourquoi la situation semblait aujourd'hui toujours aussi problématique et ne s’était pas constituée en problème public (9). « Je m’intéresse à la production d’enquêtes, de savoirs scientifiques, de rapports et à ce qu’ils suscitent comme réactions. Qui fait quoi autour de ces questions de santé ? Qu’arrive-t-il aux personnes impliquées dans ces activités ? ». C'est en cherchant à répondre à ces questions qu'elle a pu repérer un certain nombre de personnes, scientifiques, ingénieurs, médecins ou encore syndicalistes venus de réseaux, d’institutions (CNAM notamment) ou s’étant rencontrés lors de la rédaction d’ouvrages ou au cours de mobilisations, comme celle partie de l’université de Jussieu en 1975 et qui a fait émerger le scandale l’amiante ou celle des salariés de l’usine d’extraction du plutonium de La Hague, en Normandie.

Avec une méthode qui combine l’enquête directe parmi les sous-traitants à une ethnographie historique, cette recherche met en lumière les dynamiques qui maintiennent à l’écart de l’espace public ceux qui assument directement la plupart des risques liés à cette activité industrielle, ainsi que ceux qui cherchent à instruire les dangers encourus par ces travailleurs, « premières sentinelles de l’environnement et de la population en général ».

Notes :

1 : Master 2, « Travailler en zone contrôlée. Enquête parmi les sous-traitants nomades de l’industrie nucléaire », soutenu en 2012, à l’EHESS, Paris, sous la direction de Daniel Cefaï et A. Thébaud-Mony. Mention très bien.

2 : Annie Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire : sous-traitance et servitude, INSERM-EDK, Paris, 2000.

3 : Fournier Pierre, « Attention dangers ! » Enquête sur le travail dans le nucléaire, ethnologie française, 2001/1, vol. 31, pp. 69-80.

4 : Pierre Fournier, Travailler dans le nucléaire : enquête au coeur d’un site à risques, Paris, Armand Colin, 2012, p. 43.

5 : http://www.sst-nucleaire-chimie.org/wp-content/uploads/2013/05/Etude-sous-traitance-ASN-Rapport-dintervention-Final.-version-diffusable.pdf

6 : Ghislaine Doniol-Shaw et al., Les intermittents du nucléaire : enquête STED sur le travail en sous-traitance dans la maintenance des centrales nucléaires, Toulouse, Éditions Octarès, 1995.

7 : Notamment « L’avenir de la filière nucléaire en France (président de la mission : Claude Birraux, député ; rapporteurs : Christian Bataille, député et Bruno Sido, sénateur), 2011, disponible sur le site de l’Assemblée nationale ) ou encore « rapport sur la durée de vie des centrales nucléaires et les nouveaux types de réacteurs » (par Christian Bataille et Claude Birraux, 2003 disponible sur le site de l’Assemblée nationale).

8 : L’électronucléaire en France », syndicat CFDT de l’énergie atomique, Seuil, Collection Point, 1975.

9 : Daniel Cefaï et Cédric Terzi , L’expérience des problèmes publics, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012.

Parmi les derniers travaux :

Ghis Malfilatre Marie et Philippe Billard, « Sous-traitance des risques. La maintenance de l’industrie nucléaire », dans Annie Thébaud-Mony (dir.), Les risques du travail, La Découverte, Paris, à paraître (mars 2015).

Ghis Malfilatre Marie, « Santé sous-traitée et mobilisations de travailleurs dans l’industrie nucléaire française », Journées d’études, Le nucléaire et sa critique, de Tchernobyl à Fukushima, Université Paris Diderot, 26 septembre 2014.

Ghis Malfilatre Marie, « De la souffrance des agents EDF à la santé des sous-traitants. Éléments pour l’étude d’une mobilisation improbable », séminaire de Laure Pitti et Pascal Marichalar, Maladies industrielles et mobilisations collectives, intervention débattues par Sébastien Chauvin, EHESS, 12 juin 2014.

Ghis Malfilatre Marie, « Entre la revendication d’un mode de vie et la contrainte de la mobilité permanente : les sous-traitants du nucléaire face à différentes stratégies pour se reconstituer un « chez soi », séminaire d'Eleonora Elguezabal, Anne Lambert, Hélène Steinmetz, Charlotte Vorms, Logement, ENS, 3 mars 2014.

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