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23 / 07 / 2025 | 34 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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La maintenance comme matrice oubliée de la prévention

Vous êtes préventeur, élu du personnel ou DRH ? Alors vous êtes, au quotidien, confronté à ce dilemme aussi ancien que l’organisation humaine : faut-il attendre que le danger surgisse pour réagir ? Ou faut-il voir venir, anticiper, prévenir – et donc maintenir ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la prévention moderne est la fille directe de la maintenance.

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Et s’il est un texte qui éclaire cette filiation, c’est celui, trop méconnu, de Sextus Julius Frontin, ingénieur en chef des aqueducs de Rome sous l’empereur Nerva, à la fin du Ier siècle après J.-C. 


Ce haut fonctionnaire, militaire de carrière, grand bâtisseur et fin administrateur, a laissé un ouvrage exceptionnel : « De aquaeductu urbis Romae », que Gérard Neyret, ingénieur, vice-président de l’AFIM (Association Française des Ingénieurs et responsables de Maintenance), expert de Technologia, a analysé avec rigueur, passion et précision dans un texte à lire absolument : « L’organisation de la maintenance – De Rome jusqu’à aujourd’hui ».

Prévention et maintenance : deux combats jumeaux

Dans ce texte, on découvre que Frontin, il y a près de deux mille ans, avait déjà posé les bases de ce que nous appelons aujourd’hui la gestion des risques :
 

  • visites régulières,
  • diagnostic par l'observation de l’état réel,
  • priorisation des interventions,
  • traçabilité des dysfonctionnements,
  • vigilance contre les actes de malveillance,
  • protection de ses agents sur le terrain,

et surtout, conviction que le bien commun mérite qu’on agisse avant qu’il ne soit trop tard.

Frontin savait que l’eau polluée rendait malade, que les fuites étaient dangereuses, que l’absence d’entretien entraînait des effondrements, que les riverains détournaient les conduites à leur profit. Il savait aussi que ses agents de maintenance risquaient leur vie, parfois empêchés d’intervenir, parfois pris à partie. Cela ne vous rappelle rien ?

Les techniciens de maintenance : une profession exposée, souvent oubliée

Aujourd’hui encore, les techniciens de maintenance paient un lourd tribut aux accidents du travail. Interventions en hauteur, en milieu confiné, sous pression, en urgence, sur des équipements défaillants : la maintenance est une zone de convergence de nombreux risques professionnels. Elle est l’une des fonctions les plus accidentogènes dans notre univers professionnel.

Or, combien d’accidents graves ou mortels pourraient être évités si l’on entretenait réellement les machines, si les systèmes d’alerte n’étaient pas contournés, si la logique de court terme ne l’emportait pas sur la logique de fiabilité ? Combien de vies épargnées si l’on considérait que bien maintenir, c’est déjà prévenir ? 

Le plus important accident d’après-guerre illustre cette nécessité. L’explosion de l’usine AZF à Toulouse, survenue le 21 septembre 2001, a causé 31 morts, des milliers de blessés et d’immenses dégâts matériels. Selon François Barat chimiste nommé en tant qu’expert judiciaire nommé par la justice, elle aurait été provoquée par une réaction chimique violente, due au mélange accidentel de deux substances incompatibles : du nitrate d’ammonium, engrais stable mais potentiellement explosif en cas de chaleur, de confinement ou de contact avec des matières réactives et des déchets chlorés, probablement du dichlorobenzène. (En réalisant une expérience test pour vérifier cette hypothèse en laboratoire, François Barrat qui a travaillé longtemps avec Technologia) s’est d’ailleurs blessé aux doigts en raison de l’explosion survenue).


Les expertises et décisions judiciaires ont mis en évidence plusieurs défaillances majeures :

  • stockage inapproprié de déchets chimiques à proximité du nitrate d’ammonium ;
  • tri défaillant des substances et nettoyage insuffisant des zones sensibles ;
  • absence de procédures claires, de suivi des produits et de formation des agents aux risques chimiques ;
  • séparation physique et signalétique inadéquates entre zones à risque.
     

Cette catastrophe illustre de manière tragique les conséquences d’une maintenance négligée et de procédures de sécurité lacunaires


Relire Frontin, c’est retrouver les racines profondes de nos métiers La lecture de l’analyse de Gérard Neyret nous montre que la maintenance n’est pas un appendice technique, mais une fonction stratégique. Elle oblige à penser en système, à intégrer les enjeux économiques, humains, environnementaux. Elle impose rigueur, méthode, transparence. Elle est, au fond, une éthique de la durée et de la durabilité.

Prévenir, c’est maintenir la santé, la sécurité, la dignité au travail.
Maintenir, c’est prévenir l’accident, l’usure, l’irréversible.Les temps changent, les machines évoluent, les logiciels se perfectionnent. Mais la logique de Frontin reste valable : entretenir plutôt que réparer, planifier plutôt que courir, protéger plutôt que sacrifier.


Un texte à lire absolument. Gérard Neyret, ingénieur de l’École Centrale Paris, vice-président de l’AFIM, expert auprès du cabinet Technologia, donne ici un texte qui est bien plus qu’une histoire de la maintenance : une leçon d’intelligence organisationnelle, de gestion des risques et de responsabilité sociale. À l’heure où la prévention devient enfin une priorité dans les entreprises, relire Frontin, c’est nous rappeler que ce que nous croyons inventer aujourd’hui a parfois été mieux pensé… il y a vingt siècles
 

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