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Elections municipales : les risques psychosociaux déjà en embuscade pour les fonctionnaires
L’incertitude baigne nos existences et nous confronte souvent à notre destinée. Arthur Rimbaud, quelque temps avant sa mort, explore cette dimension fataliste qui peut étreindre l’être humain dans certaines circonstances. Dans une lettre écrite à sa mère depuis Aden, alors qu’il espérait rejoindre Madagascar, il laisse émerger, avec lucidité, ses interrogations : « Le plus probable c'est qu'on va plutôt où l'on ne veut pas aller. Que l'on fait plutôt ce que l'on ne voudrait pas faire. Que l'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais sans espoir d'aucune espèce compensation ».
À l’aube des élections municipales, nombre de fonctionnaires se trouvent exactement dans cet état d’esprit où la lucidité se marie à l’impuissance dans une attente de la bascule politique à venir.

À l’évidence, toute incertitude n’est pas toxique. Certaines, au contraire, nourrissent la créativité, l’ouverture, l’innovation, la sérendipité. C’est l’incertitude féconde, celle qui ouvre des chemins inattendus, qui stimule l’intuition et la liberté d’explorer. Mais il existe une autre forme d’incertitude, bien plus sombre : celle qui prive de repères, qui enlève la visibilité, qui brouille les règles du jeu, qui fait perdre du sens au travail. Une incertitude qui génère de l’insécurité néfaste pour le psychisme. L’être humain est ainsi fait que son cerveau le pousse à rechercher le confort et surtout la sécurité…plus il entre dans un monde insécure plus son stress grandit. On comprend alors les coûts neurologiques que payent les individus dans ce type de transition. Cette incertitude-là ne stimule rien : elle use, déstabilise, divise et, quand elle s’installe dans les services publics (ou dans l’entreprise), elle génère mécaniquement des tensions, des rumeurs des stratégies défensives et met en risque les collectifs.
Les élections municipales ont déjà montré, par le passé, combien ces bascules politiques pouvaient être brutales.
Dans certains pays tel les USA, les élections débouchent sur un système de dépouilles (le spoil system) le gagnant de l’élection assure le remplacement des fonctionnaires qui l’entourent en raison d’une exigence de loyauté. Les règles sont claires et les fonctionnaires avertis. Ils s’adaptent aux évolutions plus qu’ils ne les subissent
En France la fonction publique a pour tradition sa loyauté au pouvoir élu quel qu'il soit et le spoil system n’a pas vigueur. Tout au moins en droit car dans les faits les pratiques évoluent.
Plusieurs études du Centre National de la Fonction Publique Territoriale ( CNFPT ) ont montré que nombre de collectivités ont connu des ruptures profondes, aux conséquences durables sur le travail : un turn-over massif dans l’encadrement, parfois en quelques jours, avec un départ quasi systématique du directeur général des services, du directeur de la communication, du directeur des ressources humaines, du responsable des finances puis des réarrangements rapides des directions et la mise à l’écart de responsables associés à l’ancienne majorité ; l’apparition de nouvelles loyautés fondées sur un alignement idéologique créant des lignes de fracture internes ; une surveillance informelle des paroles, des attitudes, des prises de position ; des accords implicites non écrits mais compris de tous — « il vaut mieux se taire », « il vaut mieux se montrer », « il vaut mieux s’aligner ».
Partout où nous sommes intervenus en expertise, nous avons observé la même mécanique : dès les premières semaines post-électorales, les collectifs entraient dans un cycle de prudence extrême, de micro-tactiques, d’anxiété diffuse. Et cette mécanique recommence aujourd’hui à se mettre en place, avec une intensité accrue compte tenu du contexte politique national et de la polarisation de l’opinion.
L’un des grands malentendus est de croire que le statut de la fonction publique territoriale protège réellement des pressions politiques.
L’histoire récente démontre le contraire. L’affaire France Télécom / Orange (2005–2010), que Technologia a expertisée sous ma responsabilité, en constitue un exemple tragique. Malgré un statut protecteur, les fonctionnaires — alors encore largement majoritaires dans l’entreprise — ont été soumis, comme l’ont révélé nos rapports d’expertise repris dans le jugement du tribunal correctionnel de Paris en 2019, à des réorganisations permanentes, à des mobilités forcées, à des stratégies de harcèlement managérial et à des procédures visant à « pousser les agents dehors par la porte ou par la fenêtre », dans un climat de peur institutionnalisé. « Casser les gens pour qu’ils se cassent » : comme je l’ai souvent écrit, on peut utiliser cent procédés pour briser des personnes sans jamais violer formellement le statut. Dans les grandes bascules politiques, les mêmes logiques réapparaissent. Les symptômes observés par Technologia se répètent avec une constance.
Dans ces périodes, l’encadrement doit tenir le cadre et le sens pour éviter la flambée des risques psycho sociaux.
Cinq attitudes sont au cœur du dispositif :
- L’édile élu, au-delà des clivages politiques ou idéologique doit insuffler la pratique d’une véritable non-violence managériale faite d’écoute, de calme et de clarté. Le nouveau maire doit donner un cap et faire preuve de souplesse dans l’application de son programme. Cette souplesse n’exclut pas l’exigence mais se base sur le respect de chacun et la tolérance de la diversité des opinions.
- Toute prise de responsabilité doit se réaliser en fonction de réelles compétences et pas simplement à l’aune de la loyauté idéologique.
- La nouvelle équipe doit préserver un collectif vivant ce qui signifie de ne pas attaquer la dignité et les conditions de travail des fonctionnaires ces derniers pouvant le cas échéant se saisir de la réglementation actuelle réprimant le harcèlement moral.
- Le management doit ancrer l’action dans les valeurs — égalité et neutralité au service de l’intérêt général des concitoyens et en cela cultiver une neutralité active qui consiste à servir la loi plutôt qu’un camp.
- L’interruption des programmes antérieurs doit se mener dans le respect des compétences et des trajectoires des personnels qui ont eu à porter ces actions car ils agissaient dans un cadre professionnel et non pas idéologique. Leur évolution de carrière doit être traitée dans ce cas avec le plus grand sérieux.
Les candidats à la mairie doivent aussi rester très conscients dans l’application de leur programme que les fonctionnaires demeurent des électeurs à part entière et que leur vote et ceux de leur famille et autres proches jouent traditionnellement sur le résultat électoral particulièrement en cas de faible participation au scrutin. Quand une mairie compte des centaines de fonctionnaires ce n’est pas une population électorale à négliger.
Les mois qui viennent seront décisifs : certains collectifs tomberont, d’autres émergeront, des organisations seront bousculées. Mais un management lucide, stable, régulateur, peut transformer la période non en rupture mais en transition maîtrisée, non en effondrement toujours très coûteux pour la santé mentale des agents - mais en recomposition. Tenir le cap du sens —et du respect des valeurs c’est peut-être la plus belle forme de protection que l’on puisse offrir aux agents dans un monde où plus rien n’est sûr.
- Santé au travail parrainé par Groupe Technologia