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05 / 11 / 2018 | 55 vues
Jean-Claude Delgenes / Membre
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Idées reçues sur l'épuisement professionnel : le risque n’est pas le danger

L’épuisement professionnel peut provoquer un passage à l’acte suicidaire. Technologia, qui a eu à traiter les crises suicidaires de France Telecom en 2009, avait ensuite dû à travailler dans une autre grande entreprise du secteur des télécommunications pour mener à bien un plan de prévention des risques psychosociaux.

L’encre de notre contrat était à peine sèche qu’un drame survenait au sein de l’entreprise dans une tour de la Défense. Le directeur de la qualité, cadre supérieur, homme dans la force de l’âge, venait de mettre fin à ses jours. Avec cet acte tragique, notre mission s’est d'emblée inscrite dans une problématique de gravité.

  • Au cours de ses six derniers mois d’existence, ce dirigeant avait réalisé un travail remarquable et intensif par un investissement soutenu. La fonction de qualité chez cet opérateur téléphonique se trouvait à la jonction des activités de développement technologique et de marketing. L'un des buts principaux de cette équipe était de participer à l’amélioration des prouesses techniques de l’entreprise afin d’offrir un service en constante amélioration à ses clients. Cette fonction visait aussi à ce que l’entreprise figure à la meilleure place possible dans le classement effectué par l’autorité de régulation des télécoms, notamment sur la qualité de transmission. Vitrine de la concurrence des divers opérateurs, ce classement sert pour alimenter les campagnes de marketing et fidéliser ou conquérir des consommateurs. Heureux de retrouver son épouse avec laquelle les tensions s’avéraient nombreuses depuis plusieurs semaines en raison de son travail et qui dévorait sa vie familiale, cet homme fatigué s’apprêtait avec impatience pour un départ en Corse à Calvi avec son épouse et sa fille. Des vacances bien méritées, somme toute. Les deux femmes aussi marquaient leur contentement à la perspective de cette pause printanière. Moment privilégié pour retrouver un rythme naturel et laisser les cadences professionnelles de côté, lesquelles le conduisaient parfois à plus de 70 heures de travail hebdomadaires.  Arrivée en début d’après-midi à la maison de Calvi, la première nuit s'est très bien passée, de même que la matinée du lendemain. Après le repas, chacun s’est affairé à se rendre à la plage. À l’instant du départ, le téléphone a sonné. Son service à Paris requerait absolument son attention au sujet d’une difficulté. Un problème gênant que l’équipe de la Défense ne parvenait pas à traiter. Il a répondu mais la conversation s'est éternisée. Les deux femmes ont décidé d’aller à la plage sans lui, avec la promesse qu’il les rejoindrait. À la fin de l’après-midi, au retour, il était toujours au travail. Le soir, la tension était palpable. L’épouse a exigé qu’il décroche pour se consacrer à sa famille. L’exigence en quelque sorte de passer des vacances normales. La nuit s'est passée. Le lendemain matin, la matinée a été de nouveau calme, puis à 14h00, le téléphone a encore sonné. On lui intimait de passer au bureau au moins une journée le lendemain pour traiter les dysfonctionnements. Étant donné ses responsabilités, il a obtempéré. Deux avions desservent Calvi quotidiennement, le premier à midi et le second à 14h00. Trop tard. À cette heure, seul le bateau lui assurait de pouvoir rejoindre la côte pour avoir un train de nuit. Le matin, sa femme perturbée par leur violente dispute suite à sa décision de rentrer, a malgré tout chercher à le joindre. N’y parvenant pas, elle a appelé à son travail. À midi, personne ne l’avait encore vu. Il ne s’était pas présenté. Elle s'est alors inquiétée car il n’était pas dans ses habitudes de ne pas répondre, même fâchés. Face à ce silence et en accord avec sa fille, elle a décidé de rentrer à Paris dès le lendemain. Arrivée à leur domicile, dans une petite ville du sud de Paris, elle a découvert que son mari s’était suicidé. Si cet homme avait eu des vacances normales, comme tout le monde, peut-être serait-il encore parmi nous, à vivre sa vie normalement.

Un passage à l’acte survient souvent lorsque quelqu'un est totalement épuisé. La moindre difficulté lui paraît alors insurmontable. L'intéressé ne trouve aucune ressource pour affronter une énième demande qui n’aurait pas été forcément très perturbante en temps normal. Dans cet état d’épuisement, l'intéressé peut se mettre en grand danger. Une envie forte s’empare de lui et le pousse à passer à l’acte sans forcement en mesurer les conséquences. À la limite de l’acte volontaire et du réflexe, ce raptus aboutit à une perte de contrôle de soi en raison d'une envie soudaine et impossible à raisonner. L'intéressé peut commettre un acte violent susceptible d’entraîner une automutilation ou un suicide.

Le risque n’est pas le danger

En 2014, Technologia a réalisé une grande étude sur la montée du syndrome d’épuisement professionnel en France. Nous y montrions qu’environ 3 millions d’actifs étaient exposés à un risque élevé d’épuisement professionnel. Attention néanmoins à ne pas confondre les concepts. Pour tenter de disqualifier notre étude très sérieusement menée pendant plusieurs mois à partir d’une collecte qualitative sur le terrain, certaines dont nous tairons les noms, se sont permis d’écrire que nous prétentions que 3 millions d’actifs étaient les victimes d’un épuisement professionnel. La tentative grossière de casser le baromètre social de notre étude a échoué. Depuis, celle-ci a joué le rôle de révélateur dans notre société et les langues se sont déliées et les esprits éveillés ; une campagne de communication reprise par les politiques de tout bord s’est enclenchée. Le phénomène n’est plus occulté.

Le risque n’est pas le danger même si souvent les définitions les réduisent au rang d’homonyme. Mais il faut avant tout savoir de quoi l'on parle. Les mots ont leur importance dans ces disciplines peut être plus que dans d’autres. Qu’est-ce qu’un risque ? Le risque n’est pas le danger même si souvent les définitions les réduisent au rang d’homonyme.

  • Prenons l'exemple de l’électricité, source d’énergie potentiellement aussi grande source de danger et porteuse de préjudices potentiels pour les êtres humains : l’électrisation ou, plus grave encore, l’électrocution. Le risque peut se définir comme la probabilité pour un individu d’être exposé à un danger et donc de subir un préjudice. Le risque est très différent pour deux agents d’EDF en train d’intervenir. Le premier, appelé à travailler dans des nacelles en hauteur sur des lignes à haute tension, est exposé à un risque très élevé ; le second qui œuvre à de simples modalités de contrôle dans la camionnette en supervision, à un risque quasi nul.

En bref, la formule « exposition élevée à l'épuisement professionnel » nous indique qu’une source de danger peut être présente au sein de la structure professionnelle, que celle-ci soit privée ou publique, et contraint le cas échéant les gens à un risque au cours de leur travail.

En cela, les sources de danger renvoient au management et aux conditions d’exercice de l’activité, donc à des situations concrètes de travail. Sémantiquement, les termes « syndrome d’épuisement professionnel » ne doivent donc pas être envisagés sous le seul angle médical de la prise en charge mais également sous l’angle de l’organisation du travail, du management, donc de la prévention.

Cette étude a donné lieu à la publication d’un ouvrage il y a quelques mois dans la collection Le Cavalier Bleu Idées reçues sur le burn-out. Avec l’équipe de Technologia, nous avions sélectionné plusieurs dizaines de cas que nous avions eu à connaître dans le cadre de notre activité. Avec l’accord des victimes et avec les deux autres auteurs (les médecins du travail Agnès Martineau et Bernard Morat), nous avons dressé une typologie à partir de ces dizaines de cas d'épuisement. Typologie désormais largement reprise et qui permet une description en 4 étapes du processus d’épuisement professionnel pouvant déboucher sur la phase finale : l’effondrement


 
L’effondrement clôt la dernière phase de ce long processus. À ce stade, l'individu a perdu toute capacité d’initiative qui lui serait favorable. Il perd son pouvoir d’agir et l'estime de lui-même. L’espoir de parvenir à surmonter ses difficultés professionnelles s’évanouit. Il montre un retrait émotionnel quasi-total (apathie) et du cynisme par rapport aux événements de travail marquants, un manque de flexibilité à toute demande de changement et l’impossibilité d’exprimer son incapacité de poursuivre son travail.

Sur le plan comportemental, l'intéressé n’est plus capable d’empathie, de compassion et de soutien envers autrui qui est réduit à l’état d’objet. Ce cynisme est à l’origine de comportements plus graves : dénigrement systématique de l’entreprise, violences verbales et physiques, voire maltraitance envers autrui (patients, collègues, collaborateurs, fonctions support, usagers, clients…).

Dans cette étude, les victimes relataient leur état d’esprit au cœur de la crise qu’elles vivaient. Leur donner la parole permet sans doute à chacun de mieux percevoir la détresse qu'elles éprouvaient.

  • « Le stade final pour moi a été une espèce de prostration, une volonté de prostration. Je voulais me recroqueviller sous mon bureau, fermer la porte à clef et attendre. C’était vraiment le besoin et le désir de me couper de tout je ne voulais pas avoir de contact avec qui que ce soit car ce contact était pour moi un stress et je voulais couper ce stress » - Michel, chercheur dans l’industrie pharmaceutique, 55 ans.
  • « Je ne pouvais même plus prendre le téléphone, même avec des amis, plus d’une minute ce n’était plus possible, je stoppais » - Charles, directeur financier, 57 ans.
  • « J’ai eu un coup de stress sur une question, un problème que l’on me posait. Pourtant pas plus grave que d’habitude mais ces maux se sont déclenchés, là. J’ai eu comme un clash, comme quelque chose qui claque dans le cerveau » - Marie, ingénieure de projets, 32 ans.
  • « Mon médecin généraliste m’a conseillé de prendre rendez- vous avec le médecin du travail ; moi, j’étais dans une telle détestation que j’en étais incapable » -  Oscar, contrôleur de programmes, 44 ans.

On assiste chez ces victimes à un effondrement total qui affecte toutes les dimensions de l'individu : psychique, émotionnelle et physique.

  • « Je n’étais pas sous calmant mais j’étais lessivé dans ma tête. (...) Je laissais passer le temps et quand on me demandait ce qui me plairait, je ne voyais rien. J’avais juste envie de me reposer, de ne rien faire. À mon boulot, on me proposait, je disais « oui » mais je n’avais pas trop envie ; je mesure quelques indicateurs, des choses qui m’occupaient 4 heures par semaine, le reste du temps j’étais là… Je ne sais pas ce que je faisais… Je n’ai pas trop de souvenirs de cette période, le temps s’écoulait » - Raphaël, ingénieur aéronautique, 57 ans.
  • « J’étais incapable de lire un article, quel qu’il soit... J’allais au cinéma, je m’endormais. Intellectuellement, je ne pouvais pas » - Marion, manager, 58 ans.
  • « J’avais l’impression que tout mon tube digestif était cramé, brûlé. Plus de jus, plus d’énergie, plus rien… Il y a un paradoxe dans le fait d’avoir un mental hyperactif et un corps qui ne répond plus. Il y a un brouillard qui se met en route, vous êtes anéanti. Déjà, vous ne comprenez pas ce qui vous arrive…Vous ne pouvez plus bosser.(...) C’est un arrêt brutal et physique qui se produit. Vous ne pouvez plus avancer » - Colette, assistante commerciale puis responsable du service de paye, 46 ans.

Ce stade est donc souvent celui de la maladie dépressive. Le risque de passage à l’acte suicidaire est majeur.

  • « M’ouvrir les veines à mon bureau, je n’avais pas envie de me suicider mais de marquer le coup » - Raphaël, ingénieur aéronautique, 57 ans.
  • « Quand vous n’avez même plus envie de vivre, c’est énorme » - Marc.
  • « Quand j’ai plongé, j’avais vraiment envie d’en finir (...) Ça me pesait de vivre (...) Si j’avais été seule, je ne serais plus là aujourd’hui » - Marie, ingénieure de projets, 32 ans.
  • « Aujourd’hui, je travaille avec des gens qui ont participé à mon exclusion. Comme on était dans une phase de reconstruction, de « pas de vague » et qu’il fallait que ça reparte, j’ai choisi de tourner la page. Ce n’est pas facile de dire bonjour à des gens... Je me suis quand même retrouvée sur la falaise (…) J’ai quand même réussi à monter sur les falaises et j’ai compris les gens qui se suicidaient » - Marion, manager, 58 ans.

Cette incapacité s’associe à un fort sentiment d’inutilité et d’incompétence générant un état d’anxiété extrême. Classiquement, l'épuisement professionnel décrit par Christina Maslach comporte ces trois dimensions : l’épuisement émotionnel, la dépersonnalisation dans sa relation à autrui et la perte de l’estime de soi. C’est aussi à ce stade que l’on peut observer les pathologies associées les plus graves : AVC, menace d’infarctus du myocarde, hernie discale etc. qui figurent aussi parmi les déterminants de la guérison ultérieure.

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