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16 / 02 / 2022 | 128 vues
Valérie Forgeront / Membre
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Travailleurs des plates-formes : des droits à conquérir

Livreurs de repas à domicile ou chauffeurs de VTC sont appelés à voter du 9 au 16 mai, pour choisir leurs représentants professionnels. Pour ces travailleurs des plates-formes numériques (environ 100 000 « indépendants » en France), cette élection est inédite.


Ce scrutin résulte d’un long processus.
 

La loi El Khomri du 8 août 2016, qui a introduit la notion de « responsabilité sociale » des plates-formes, prétend leur fixer des obligations (sur les cotisations d’assurance pour risque d’accident du travail ou la formation). Mais, au-delà du fait que les quelques mini-mesures (d'ailleurs déjà préexistantes dans les entreprises employant du personnel salarié) ne s'appliquant qu’aux travailleurs affichant un certain seuil de chiffre d’affaires, la loi situe toujours le lien entre la plate-forme et le travailleur dans le champ commercial. Elle ne définit aucun lien de subordination du travailleur vis-à-vis de la plate-forme, donc encore moins la question du contrat de travail sous statut de salarié. La loi d’orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019 a introduit la possibilité pour les plates-formes d’établir des « chartes sociales », dotées de mesures, de leur choix, censées mieux protéger les travailleurs (et aller vers un prix décent de la prestation de service...). Mais ils restent considérés comme des indépendants « utilisateurs » des plates-formes.


Le Conseil Constitutionnel a censuré un article de la loi qui établissait que les chartes (même validées par l’administration) ne peuvent permettre de caractériser un lien de subordination, donc mener à établir un contrat de travail. Pour le Conseil, l’application d’une charte ne peut empêcher le juge d’apprécier l’existence d’un lien de subordination. Cependant, il précise qu’une charte à elle seule ne peut servir à affirmer ce lien.

 

Le 21 avril dernier, en application de ladite loi et dans le prolongement de la mission Mettling préconisant une régulation du dialogue social (notamment par une représentation pour les travailleurs des plates-formes), une ordonnance (ratifiée par le Parlement le 26 janvier) a fixé les modalités de cette représentation. Elle crée aussi l’Autorité des relations sociales des plates-formes d’emploi (ARPE), qui est à la manœuvre dans la gestion de l’organisation de ces élections.


De son côté, la confédération rappelle que le véritable progrès social pour ces travailleurs est qu’ils « relèvent du salariat ou d’une véritable et effective indépendance économique ». 
 

Tout reste à faire...
 

Il importe plus que tout de militer pour que des protections collectives soient apportées à ces précaires, déclarés indépendants (généralement à tort), isolés et souvent très jeunes. Si l’exécutif et le Parlement situent cette élection dans le cadre d’un « dialogue social » à élaborer entre ces travailleurs et les plates-formes, tout reste effectivement à faire.


La pratique de la négociation collective (dont il reste au passage à déterminer l’objet) reste une vue de l’esprit dans ces secteurs. Sans compter la difficulté qui perdure : une législation floue et peu contraignante en matière de droit du travail, ce qui entretient cette ubérisation.


Avec le soutien de FO (notamment les outils spécifiques que l’organisation met à leur disposition), il s’agit donc pour ces travailleurs d’inverser l’actuel rapport de forces en faveur de richissimes groupes géants, établis à l’international et qui se montrent hermétiques à toute pratique sociale. Sauf à juridiquement les y contraindre, par un jugement ou par la négociation... Ce qui, heureusement, arrive de plus en plus.

 

28 millions de travailleurs des plates-formes numériques en Europe

 

Rien qu’en Europe, les travailleurs des plates-formes numériques (TPN) sont 28 millions, soit 10 % des travailleurs. Chauffeurs de VTC, livreurs de repas à domicile etc., ils travaillent pour une ou plusieurs des cinq cents sociétés implantées dans l’Union (Uber, Free Now, Deliveroo, Uber Eats, GoDelivery...). Ainsi, 90 % exercent sous statut d’indépendants, ce que l’on appelle en France des « micro-entrepreneurs ». L'élection de mai prochain s'adresse précisément à ces TPN.


Sur quelque 3,1 millions d’indépendants en France, 4 % sont « dépendants à un intermédiaire », les plates-formes, bien malgré eux. Ces jeunes travailleurs (26 ans en moyenne), à 96 % des hommes, vivent dans une situation précaire à plus d’un titre. Ils sont 42 % à gagner moins de 10 000 euros par an. Parmi leurs difficultés ils citent notamment le manque de revenus en cas de maladie. Selon l’INSEE, ces gens, dont 61 % travaillent à des horaires atypiques, passent en moyenne 38 heures par semaine au travail (70 % travaillent entre 35 et 50 heures ou plus par semaine). Ce qu’ils gagnent dépend du nombre de clients que la plate-forme leur propose et de la vitesse à laquelle ils exécutent leurs missions.

 

Pour gérer, évaluer et contrôler leur travail et leurs comportements en permanence, les plates-formes usent de l’intelligence artificielle et des algorithmes qu’elles ont mis au point et qui décident arbitrairement de qui est physiquement capable d’aller vite, qui résiste au stress, qui est toujours disponible etc. Au-delà d’être discriminant, ce système aggrave encore davantage les conditions de travail de ces travailleurs, victimes d’accidents corporels très nombreux. Plus largement, ces algorithmes exacerbent le lien de dépendance, économique et sociale, du travailleur vis-à-vis de la plate-forme. En décembre, dans un rapport, le Sénat demandait qu’ils soient publiés. Un texte européen (le Digital Services Act), visant à encadrer l’utilisation de ces algorithmes, doit être soumis au vote des États membres cette année.


Le travail de notre organisation syndicale  au niveau européen et international


S’il y a encore quelques années, certains observateurs à travers le monde se plaisaient à voir l’émergence d’un mode de travail moderne, libre et affranchi du salariat, dans les plates-formes, la réalité plus sombre de la gig economy (économie des petits boulots et du travail à la tâche) s’est vite imposée. Grâce au travail et à l’action des syndicats et à l’échelle mondiale, notamment au sein de l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci ne cesse de rappeler les« normes internationales du travail » à respecter.


L’an dernier, dans un rapport, le BIT appelait de nouveau à veiller à ce que « les possibilités de travail que les plates-formes offrent soient décentes ». La Confédération européenne des syndicats (CES) travaille elle aussi sur le dossier épineux des plates-formes. Fin 2021, « fruit » d’une « action intensive au sein de la CES », cette dernière a dit son refus d’un troisième statut pour ces travailleurs. Intermédiaire, donc ni salarié ni indépendant, il privilégierait encore les plates-formes, qui échapperaient ainsi toujours à des obligations sociales, fiscales et en matière de droit du travail.


Un management inhumain par les algorithmes


La CES a été consultée par la Commission européenne en amont de la présentation d’une directive visant à « garantir des conditions de travail décentes pour tous ceux dont le revenu dépend de ce modèle de travail » le 9 décembre.
 

Pour déterminer si la plate-forme est un employeur et ainsi poser un lien de dépendance, économique et sociale, du travailleur vis-à-vis d’elle, une présomption de salariat, ses pratiques devront correspondre à au moins deux des cinq critères de contrôle (dont fixer le niveau de rémunération ou des plafonds) que le texte de la Commission établit, appelant aussi à une « transparence » dans le management par les algorithmes.
 

Si la plate-forme conteste le lien de subordination du travailleur, c’est à elle qu’il incombera de le démontrer et non au travailleur, comme c’est actuellement le cas en France. La directive, qui inquiète déjà les plates-formes, doit encore être examinée par le Conseil et le Parlement européen. Signe encore que le fonctionnement des plates-formes pose problème, on compte déjà plus d’une centaine de décisions judiciaires les concernant en Europe.

 

En France, en 2018, par un arrêt du 28 novembre, la Cour de cassation a qualifié le lien contractuel entre la plate-forme Take Eat Easy et les livreurs d'employeur/salarié. Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour a dit que le statut d’indépendant d’un chauffeur Uber était « fictif » et l’a requalifié en contrat de travail. Donc avec de vrais droits. C'est ce qu'il importe de revendiquer avec détermination.

 

Désormais, la question de leurs droits est internationale.

 

Le ressenti est encore faible mais un vent contrariant la toute-puissance des plates-formes numériques commence à l’évidence à se lever et à secouer la planète. Rien qu’en 2021, leurs déconvenues ont été nombreuses. À titre d’exemple, début décembre, au Royaume-Uni, la Haute Cour de justice a rejeté la demande d’Uber visant à contester la décision de la Cour suprême, laquelle, par un arrêt quelques mois plutôt, avait établi que les chauffeurs à Londres ne sont pas des indépendants mais bien des « workers », donc des travailleurs devant être dotés d’un socle de base de droits, dont le salaire minimum. Cette décision (qui vise aussi indirectement 1 800 compagnies de VTC dans la capitale) va permettre « d’enfin éradiquer les immenses abus sur les droits des travailleurs », s’est réjoui le syndicat ADCU. En Italie, la justice n’a pas fait dans la dentelle. À Milan, après une enquête de l’inspection du travail suite à une série d’accidents, le parquet a enjoint quatre plates-formes d’embaucher 60 000 livreurs sous 90 jours. Avec ordre de leur fournir formation, sécurité au travail et protection sociale. Le tribunal y a ajouté la peine qui fait mal : des amendes, soit plus de 700 millions d’euros à payer et le remboursement de cotisations sociales dues. Le tribunal de Bologne a lui aussi haussé le ton, déclarant que la convention collective signée entre le patronat du secteur des plates-formes de la livraison et un syndicat non représentatif (accord contesté par les trois grandes centrales du pays) ne peut être imposée aux livreurs.


Des évolutions pas à pas


En Espagne, la loi « Riders », appliquée depuis août et accordant le statut de salariés aux livreurs, a fait l’effet d’un ouragan sur les plates-formes, qui ont aussitôt riposté. Deliveroo a annoncé son départ et un plan de licenciement (près de 4 000 livreurs), Uber Eats a décidé de prendre des livreurs qui seraient salariés ailleurs comme sous-traitants.


Glovo a prévu d’embaucher seulement 2 000 de ses livreurs, les quelques 10 000 autres resteraient indépendants. Bref, jouant de cynisme, ces plates-formes tentent de sauver les avantages financiers que leur modèle de fonctionnement leur procure.

 

Par ailleurs, à travers le monde, la frilosité des gouvernements et des législateurs à véritablement durcir les règles sur le travail au sein de ces multinationales les sert souvent. Les propositions bancales et limitées d’évolution de ces règles favorisent des statuts intermédiaires et tournent autour de ce qui serait un progrès radical pour les travailleurs : le statut salarié, pleinement et avec tous les droits afférents.


Cependant la nouvelle tendance admet (y compris en Chine, c’est dire !) la nécessité d’aller vers la reconnaissance de droits aux travailleurs des plates-formes. Ainsi, au Mexique, six propositions de loi visant à reconnaître le droit de « travailleurs numériques » aux chauffeurs VTC et livreurs sont en cours d’examen depuis l'an dernier. Ce mouvement général dans le monde doit tout aux combats menés sans relâche par les syndicats. Au Brésil par exemple, il est question, par une proposition de loi, de créer un statut de travailleur « intermittent ». Ce statut, qui écarte la possibilité d’un salaire minimum et de droits tels que les congés payés, ne résout rien, s’insurge le syndicat CUT, qui fait des propositions apportant de vrais droits.

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Ubérisation – Et après ?, Un ouvrage publié  aux Éditions du Détour à lire et faire lire...

 

L’essor du numérique a entraîné de nombreuses mutations dans notre société, y compris dans le monde du travail. La multiplication des plates-formes, d’abord dans la livraison et les transports puis dans d’autres domaines, comme les services à la personne, a digitalisé l’économie, faisant de la flexibilité et de l’indépendance affirmées une précarité réelle.

 

C’est un travail collectif que l’ouvrage met en avant : politiques, sociologues, juristes, militants, travailleurs des plates-formes se sont associés pour penser ensemble des façons de résister au démantèlement du droit du travail et de la protection sociale.

 

Sous la forme d’articles, de témoignages, d’entretiens, c’est la question du salariat comme statut qui est posée. La disparition du patron en tant qu’être humain devant les algorithmes aboutit à des décisions unilatérales où s’installe le règne du plus fort. De plus, cette nouvelle façon d’organiser le travail engendre des problèmes de transparence, entre travail dissimulé, sous-traitance en cascade, fraudes diverses, évasion fiscale, qui dissolvent la responsabilité des entreprises. Pire encore peut-être, elle modifie profondément le concept « travail » : sur l’autel du profit, on brûle l’excellence, la qualité, la valeur de la qualification, le lien humain, l’esprit du collectif.

 

Cette culture de l’urgence et du clic, de l’évaluation transférée et des big data, ce refus d’une juste rémunération du travail, le choix de l’actionnaire et du bénéfice immédiat aux dépens de la masse salariale conduisent à la non-redistribution des richesses et doivent nous alerter sur la société qui se met en place et qui redéfinit peu à peu les normes....

Travailleurs des plateformes : des précisions sur le lien de subordination

 

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Le lien de subordination est le critère prééminent permettant de conclure à l’existence d’une relation de travail. Bien souvent, c’est de lui dont les parties débattent dans les contentieux de la requalification du contrat de travail. Ce contentieux a connu une tournure d’importance avec le désormais célèbre arrêt Take Eat Easy (Cass. soc., 28-11-18, n°17-20079) qui a reconnu l’existence d’un contrat de travail entre un travailleur non salarié, et une plateforme numérique.

C’est qu’en effet, la frontière peut parfois être fine entre contrat de travail et contrat de prestation de services, surtout quand la dépendance à une plateforme d’un travailleur indépendant devient trop prégnante.

C’est de cette question que la Cour de cassation a eu à connaître dans une décision publiée du 13 avril 2022 (n°20-14870).

Un chauffeur VTC signe un contrat de location longue durée d’un véhicule, ainsi qu’un contrat d’adhésion à une plateforme de VTC « Le Cab ». La société rompt le contrat, et le chauffeur saisit le conseil des prud’hommes. Il souhaite que le contrat soit requalifié en contrat de travail.

En appel, les juges font droit à sa demande. La cour d’appel retient en effet que le chauffeur « n’avait pas le libre choix de son véhicule », et qu’en outre,  il y avait interdépendance entre les contrats de location et d’adhésion à la plateforme.

Elle retient également que le chauffeur devait actionner un GPS qui permettait à la société de localiser, en temps réel, chaque véhicule connecté, de manière à procéder à une répartition […] des courses, en termes de temps de prise en charge de la personne à transporter et de trajet à effectuer, et d’assurer ainsi un contrôle permanent de l’activité du chauffeur. On note ici que cet argument avait aussi été retenu par la Cour de cassation dans l’arrêt Take Eat Easy.

Enfin, elle relève que la plateforme disposait d’un système de notation des chauffeurs, ce qui était selon elle de nature à caractériser un pouvoir de sanction.

Elle conclut donc à l’existence d’un contrat de travail entre le chauffeur et la plateforme.

Au regard des conditions d’exécution du contrat, il est vrai que l’application disposait d’une certaine latitude pour prendre des mesures unilatérales qui s’imposaient au chauffeur.

Mais était-ce suffisant pour caractériser un contrat de travail ?

La réponse de la Cour de cassation est négative. Elle rappelle qu’en application de l’article L 8221-6 du code du travail, les personnes physiques immatriculées dans un registre sont présumées ne pas être liées par un contrat de travail avec le donneur d’ordre. Cette présomption peut être renversée en rapportant la preuve de l’existence d’un lien de subordination juridique permanente.

Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Peut constituer un indice de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.

Dès lors, la Cour de cassation considère que la cour d’appel, qui n’a pas constaté que la plateforme avait adressé au chauffeur des directives sur les modalités d’exécution du travail, et qui n’avait pas non plus retenu que la plateforme disposait du pouvoir d’en contrôler le respect et d’en sanctionner l’inobservation, ne peut conclure à l’existence d’un lien de subordination juridique, et par extension, à un contrat de travail. La Haute juridiction casse et annule l’arrêt des juges du fond.

Cette décision est un appel de la Cour de cassation à faire preuve de rigueur dans le contentieux de la requalification des contrats des travailleurs des plateformes numériques. Dans le contexte des élections professionnelles des travailleurs de plateforme, cette piqûre de rappel n’est pas inutile : la requalification du contrat n’est pas automatique !