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24 / 02 / 2014 | 261 vues
Sylvain Thibon / Membre
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Canal+ : le grand décalage entre les valeurs et leur traduction sur le plan social

À l’heure des entretiens individuels et annuels et de la fixation des objectifs pour les mois qui viennent, nous souhaitons revenir sur ce qui caractérise le Canal+ de ce début 2014 et sur l’abîme qui sépare maintenant les ambitions opérationnelles des réalités sociales.

Jamais dans l’histoire de Canal+ il n’y a eu un si grand décalage entre des valeurs, des objectifs portés par notre entreprise et leurs traductions sur le plan social. Aujourd’hui, le grand écart est réalisé et la rupture musculaire en voie d’accomplissement. Pour analyser cette situation, il faut remonter dix ans en arrière et considérer l’arrivée d’un nouveau management, tout orienté finance.

Fini le dilettantisme

Après l'épisode Messier, ce sont les financiers qui ont pris le pouvoir. Dehors les saltimbanques ! Mais la remise en ordre des comptes et des finances s’est parallèlement traduite par une mise au pas du corps social. En effet, selon les nouveaux dirigeants, Canal+ était une entreprise trop dilettante...

Depuis, pour répondre à cette injonction infondée et erronée, les services RH ont, année après année, inventé, développé et mis en place procédés, organisations et méthodes pour contraindre, affaiblir les résistances, et accélérer le renouvellement des salariés. Pour également favoriser le fameux « turn-over », un concept indispensable pour apporter ce bol d’air sans lequel Canal+ asphyxierait, perdrait de sa capacité à inventer, à se renouveler et à se projeter dans le nouveau monde digitalisé.
  
Ce concept est évidemment erroné. S'il fallait illustrer cette idée absurde, il faudrait se pencher sur la carrière des nos derniers patrons recrutés pour diriger le pôle distribution. Ils ont tous passés plus de vingt ans dans leur ancienne maison. C’est certainement et aussi pour cela qu’ils ont été recrutés.

Mobilité vers l'extérieur

Les conséquences de ce décalage entre un discours managérial et une réalité opérationnelle sont aujourd’hui désastreuses. L'édition vient de rejoindre la distribution dans l'application d'un modèle qui pourtant a tout produit, sauf des résultats opérationnels. « Faut bouger m’sieurs dames, turn-over, y'a que ça de vrai, j’vous dis… c’est pour vo’t bien ». Pour les uns, c’est un départ vers l’Afrique ou l’Asie ; pour les autres, ce peut être une mobilité vers l’extérieur.

« Le CV de Canal se vend bien sur le marché, allez-y ». Ce n'est pas faux mais en agissant systématiquement ainsi, on affaiblit le corps social de Canal, une constante réalité depuis neuf ans. 

Cette méthode est incontournable pour adapter l’organisation nous dit-on, pour recruter du jeune geek et favoriser l’innovation et l’adaptation dans un monde qui bouge à la vitesse de la lumière… Alors il faut faire bouger les organisations de force s’il le faut. Tant pis si les dégâts collatéraux vont jusqu’à affecter la santé physique et psychologique de nombreux salariés déboussolés : c’est bien la preuve qu’ils n’étaient pas à leur place s’ils ne résistent pas.

Une vie de « nerd » ?

Pour compléter un recrutement qui se voudrait efficace et branché, nous proposons d'ajouter comme compétences incontournables : celles produites et développées par les « no-life » (ces personnes qui consacrent une très grande partie, si ce n'est la totalité de leur temps à pratiquer leur passion, leur travail, au détriment d'autres activités) ou encore les « nerds » (les solitaires passionnés et obnubilés par des sujets intellectuels liés aux sciences et aux techniques). De l’or social pour nos DRH qui recrutent peu mais recherchent des personnes disponibles en permanence, pas revendicatrices, n’ayant aucune appétence pour autrui et encore moins pour le social. Imaginez Anne, Christine, Elena... Une horde de « no-lifes », de « nerds ». Le rêve, non ?

Mais une entreprise qui veut se caractériser comme innovante peut-elle dans le même temps être archaïque sur le plan social ? Dans les entreprises mondialisées, souvent citées en interne comme référence par notre management, Google, Apple et autres géants de l’internet anglo-saxon, l’organisation du travail est totalement décentralisée. Elle est même basée sur un concept de liberté afin de favoriser la créativité et ça marche.

Le modèle anti-créatif par excellence se caractérise au contraire par la contrainte, l’encadrement tatillon, le procédé absurde… De ce point de vue, nous ne sommes plus très loin de servir de prototype. 

L’une des raisons qui participent des blocages et de ces tensions sociales dans notre entreprise provient justement d'un certain type de management. Hérité des meilleures écoles militaires françaises, il reproduit un modèle de commandement coercitif auquel personne ne doit déroger. C’est-à-dire exactement l’inverse de ce qui devrait faire référence dans nos entreprises. 

La rupture avec notre ADN se situe d’abord à cet endroit. La créativité ne s’accommode pas des oukases et ordres indiscutables. Toutes les entreprises sortent aujourd’hui du modèle coercitif « top down » où la vérité descendrait dans un continuum hiérarchique vertueux. C’est fini, ça ne marche plus et c’est contreproductif.

Le rêve de flexibilité absolue

Aujourd’hui, le modèle est coopératif. Il doit favoriser les transversalités, les échanges, les coopérations. Le sachant n’est plus le patron de droit divin mais la communauté de l'entreprise, rassemblée autour d’un projet et d’un ou plusieurs objectifs. Ce modèle à l’œuvre chez nos concurrents anglo-saxons devra tôt ou tard être mis en œuvre chez nous comme ailleurs car il est la seule réponse sociale à la transformation rapide de notre environnement et de nos entreprises et à la nécessaire adaptation de nos organisations. Ou bien il ne reste plus qu'à fabriquer l'entreprise kleenex, le rêve de flexibilité absolue pour certains patrons.  

Tout va très vite nous dit-on… C’est vrai, tout va très vite mais chez nous, c’est à pas de chameau que le social évolue, empêchant la créativité, bloquant les initiatives, décourageant les meilleurs, démotivant les troupes jusqu’à provoquer de véritables tensions sociales et des « burn-outs » retentissants.

Éloignement du terrain, incompréhension des résistances, certains de nos décideurs décident sans même connaître les conséquences de leurs décisions. Les projets de déménagement en cours en sont l'un des derniers exemples malheureux. 

C’est pourquoi nous préconisons un renversement des méthodes, une véritable révolution culturelle qui aurait pour finalité de repérer les bonnes méthodes afin de les favoriser et de tuer toutes celles qui alourdissent et détruisent la créativité, empêchent l’épanouissement, affaiblissent les salariés et annihilent les transversalités…

Canal+ aura 30 ans le 4 novembre 2014. Un bel âge pour une belle aventure qui se meurtrit aujourd’hui dans un modèle social qui ne lui correspond pas. Un modèle qui freine les conquêtes et assombrit l’avenir alors que nous devons relever la tête pour affronter nos nouveaux concurrents.

Changer mais pas sans boussole

Les prochaines victoires ne seront pas que juridiques : elles seront avant tout des réussites opérationnelles. Grâce aux 5 000 salariés en interne, aux 10 000 en externe qui travaillent à la réussite de cette ambition future, un Canal+ rénové, conquérant, fier… Ce sera réalisable dans le respect des salariés, de tous ces travailleurs qui doutent et sont inquiets aujourd'hui. 

Il n'y a pas d'autre alternative que le changement social pour réussir. Mais en ce domaine comme dans tant d'autres, l'exemplarité peut servir de boussole...
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