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12 / 11 / 2019 | 148 vues
Etienne Caniard / Membre
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Mutuelles : dépérir en restant solidaires ou survivre au prix de l’exclusion des plus fragiles ?

Le mouvement mutualiste a connu une accélération de son développement dès que la création de mutuelles n’a plus été entravée par la nécessité d’un agrément préalable de l’administration, comme cela était le cas avant la loi du 1er avril 1898. C’est le commencement d’une période de croissance continue, néanmoins ponctuée de crises et de difficultés qui ont parfois pu faire douter de leur survie. Ainsi, en 1930, lors de la création des assurances sociales, puis de manière plus marquée encore en 1945, avec la mise en place de la Sécurité sociale.

 

Le mouvement mutualiste a pourtant toujours su trouver les ressorts qui lui ont permis de s’adapter et de se transformer. Son développement s’est accéléré au cours de la seconde moitié du XXe siècle, tant en nombre de mutuelles que de population couverte ou de parts de marché dans son domaine d’activité.

 

Cette extension considérable concerne autant les mutuelles de santé et les « mutuelles 45 » (nommées ainsi en référence à la date de création du code de la mutualité dont elles relèvent) que les mutuelles d’assurances, plus orientées sur la couverture des biens (automobile et habitation notamment, secteur dans lequel elles détiennent des parts de marché importantes, majoritaires dans le cas de l’automobile).

 

Les mutuelles ont longtemps été les seuls acteurs de la complémentaire de santé avant de voir s’instaurer une concurrence d’autant plus vive que le marché est désormais saturé, 95 % de la population disposant d’une couverture complémentaire de santé.

 

Des signes d’essoufflements apparaissent depuis la fin des années 1990 et les mutuelles ne représentent aujourd’hui plus qu’un peu plus de la moitié du marché de la complémentaire de santé. Cette perte d’influence auxquelles s’ajoutent de nombreuses critiques sur leur valeur ajoutée sociale mène certains à s’interroger sur leur rôle et leur avenir. Les principales critiques portent sur l’affaiblissement des mécanismes solidaires qu’elles mettent en œuvre et leur valeur ajoutée par rapport aux régimes obligatoires.

 

Ces critiques doivent être replacées dans le contexte de la transformation que connaît le monde de l’assurance (quel que soit son domaine d’activité) et qui touche à la nature même de son activité. En effet, la révolution numérique et ses conséquences, les possibilités offertes par la gestion et l’exploitation de données de plus en plus nombreuses et de plus en plus précises, pourraient remettre en question le modèle de fonctionnement de l’assurance comme mécanisme de mutualisation et de répartition des risques. Effectivement, la connaissance de plus en plus fine des caractéristiques et comportements de la population assurée devient un outil prédictif de la survenance des sinistres extrêmement précis qui réduit considérablement l’aléa à la base de toute activité d’assurance. Nous assistons aujourd’hui à une personnalisation des contrats telle que les mécanismes de mutualisation s’en trouvent fortement affaiblis.

 

En concurrence directe avec les autres opérateurs du marché, les mutuelles n’échappent pas à cette tendance de fond. D’autres évolutions, plus spécifiques aux mutuelles, doivent être prises en compte pour déterminer si elles sauront, une fois de plus, s’adapter à des changements profonds de leur environnement ou si leur disparition, du moins sous leur forme actuelle est programmée. Elles concernent leur place par rapport aux régimes obligatoires dans un contexte de fort besoin d’organisation de l’offre de soins et des parcours et pas seulement de remboursement de soins sans regard sur leur pertinence et leur qualité et aussi leur mode de gouvernance à la fois inadapté à l’exigence de réactivité mais aussi aux attentes nouvelles de leurs adhérents.

 

Mais l’enjeu central qui conditionne leur avenir est lie aux conséquences de la concurrence qui caractérise désormais la marché de la complémentaire de santé.

 

Effets délétères d’une concurrence par les prix

 

L’adoption des directives européennes sur l’assurance à partir de 1994, en privilégiant l’activité et plus le statut, avec comme premier objectif l’harmonisation fiscale, a engagé un processus de banalisation des acteurs dont les conséquences ont été largement sous-estimées à l’époque.

 

En effet les mutuelles mettaient de puissants mécanismes de mutualisation en œuvre, entre les générations, familiaux, voire de redistribution puisque les cotisations étaient encore souvent corrélées aux revenus dans de nombreuses mutuelles professionnelles, notamment dans la fonction publique. Ces choix étaient rendus possible par la quasi automaticité de l’adhésion à sa mutuelle professionnelle ou territoriale, l’absence de concurrence minorant le risque de voir s’échapper les populations qui contribuaient le plus à la solidarité.

 

Depuis, la concurrence s’est développée avec d’autant plus de vigueur que de nouveaux entrants sur ce marché (notamment les bancassureurs) pouvaient se constituer des portefeuilles avec des assurés présentant un bon profil de risque. Le marché a rapidement été saturé et la bataille commerciale s’est portée sur les populations déjà assurées accentuant le recours à la publicité et augmentant ainsi les coûts de gestion. Une véritable machine infernale a ainsi été mise en place, dont on peut concrètement mesurer les effets. Si, il y a encore un quart de siècle, de nombreuses mutuelles proposaient une offre unique garantissant une mutualisation large, plusieurs dizaines (voire centaines avec les options) de niveaux de garanties sont aujourd'hui proposés aux adhérents, segmentant ainsi de plus en plus les garanties qui réunissent des populations homogènes.

 

La segmentation des offres et son corollaire, la sélection des risques, se substituent peu à peu à la solidarité

Malgré cette tendance les mutuelles demeurent encore beaucoup plus solidaires que leurs concurrents, comme le soulignait la DREES dans une note de septembre 2016 intitulée « Tarification des complémentaires de santé : déclin des solidarités dans les contrats individuels ». La DREES relevait néanmoins que près des trois quarts des personnes couvertes par une mutuelle en individuel le sont par un contrat assurant une solidarité entre classes d’âge, contre seulement 5 % des gens couverts par une société d’assurance. Elle notait aussi que si en 2013, 29 % des gens couverts par une mutuelle bénéficiaient d’une tarification au revenu, ce pourcentage était de 37 % en 2006. La solidarité est donc encore très présente dans les pratiques des mutuelles mais la tendance est à la dégradation des solidarités. La DREES le souligne en remarquant que « les pratiques tarifaires des mutuelles en individuel semblent se rapprocher de celles des sociétés d’assurance, sans doute en raison de la pression concurrentielle ». Pourtant, la concurrence vient encore d’être renforcée par la possibilité de résiliation à tout moment et pas seulement lors du renouvellement annuel, des contrats de santé.

 

Quelle que soit la majorité au pouvoir, le paradoxe des politiques gouvernementales est de conjuguer cette mise en concurrence forcenée avec une emprise réglementaire de plus en plus forte sur le contenu des contrats. Aussi, la concurrence ne porte-t-elle que sur les prix, accélérant ainsi la segmentation des offres et une approche de court terme purement consumériste.

 

Toutefois, l’enjeu de la protection sociale est aujourd’hui l’organisation de l’offre de soins, des parcours des patients autant (sinon plus) que la seule « solvabilisation ». L’absence de prise en compte de ces enjeux par la majorité des acteurs (particulièrement par les pouvoirs publics) a orienté les politiques publiques vers le seul objectif de meilleurs remboursement sans prendre suffisamment en compte le pertinence et la qualité des soins. L’égalité de droits est ainsi devenue en partie fictive puisque si le remboursement est théoriquement le même pour tous, les disparités d’offre et de tarifs rendent l’accès aux soins de plus en plus fragile. Le taux important de renoncement aux soins en est le témoignage.

 

Des dépenses qui augmentent rapidement, une restructuration de l’offre trop lente, un poids exorbitant de l’hôpital et une médecine libérale sans organisation entretiennent une course sans assurance entre croissance des dépenses et remboursements. Cette course aux remboursements sans maîtrise des dépenses autre que budgétaire a maintenu les complémentaires dans un rôle d’auxiliaire ou de supplétif des régimes obligatoires. Elles pourraient pourtant avoir un rôle plus important, en articulation avec les régimes obligatoires, dans la gestion du risque et l’organisation si elles n’étaient contraintes par l’encadrement des contrats ou les limites à la contractualisation avec les professionnels de santé.

 

Aucune réflexion n’est menée sur les secteurs dans lesquels les mutuelles pourraient avoir une véritable valeur ajoutée. Dans les secteurs où aucune marge de manœuvre n'existe, comme dans celui des médicaments (monopole de distribution, prix administrés, taux de remboursement fixé par les pouvoirs publics...), la valeur ajoutée des complémentaires est inexistante, elles ne font que renchérir et compliquer les circuits de remboursement, alors l’assurance maladie obligatoire pourrait utilement être le seul intervenant.

 

En revanche, l’organisation centralisée de l’assurance maladie, ses difficultés à prendre les particularités locales en compte (en témoigne l’incapacité à réellement « territorialiser » les conventions médicales qui continuent à entretenir l’illusion d’une égalité de tarif, contournée et démentie par les pratiques désormais banalisées de dépassements d’honoraires dont la prise en charge devient un véritable marché pour les complémentaires !) laissent un champ d’intervention potentiel aux mutuelles qui pourrait leur permettre d’apporter une réelle plus-value dans l’organisation des parcours, en lien bien sûr avec les régimes obligatoires.

 

Ces derniers, précisément parce qu’ils sont obligatoires seront toujours plus solidaires pour rembourser des actes ou prestations aux tarifs définis que les complémentaires. Mais ces derniers sont bien placés pour développer des services qui ne se résument pas à leur prise en charge financière. Développer ses interventions sous formes d'exercices serait d’ailleurs une forme de retour aux sources pour la mutualité qui est née autour de ce type d’interventions.

 

Les tendances actuelles risquent de n’offrir qu’un choix cornélien aux mutuelles : dépérir en restant solidaires ou survivre au prix de l’exclusion des plus fragiles. Celles-ci doivent démontrer leur valeur ajoutée sociale et au-delà des choix qui leurs sont propres, cela suppose que le cadre législatif, réglementaire et économique dans lequel elles évoluent ne les incitent pas, comme aujourd’hui, à abandonner leurs pratiques solidaires en pénalisant les acteurs les plus vertueux.

 

La banalisation des mutuelles n’est pas synonyme de leur disparition mais (c’est probablement plus grave) de leur valeur ajoutée dans la construction d’une société inclusive et solidaire.

 

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