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28 / 10 / 2021 | 65 vues
Jean-Philippe Milesy / Membre
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« Entreprendre autrement » : qu’en est-il de la formation dans cette revendication de l'ESS ?

Évoquer la formation et les temps de formation au sein de l’économie sociale et solidaire (ESS) résulte sur une double question. Même si les salariés coopérateurs occupent une situation duale, les salariés de l’ESS sont pour l’essentiel des salariés de droit commun ; le droit de la formation professionnelle y est donc identique à celui des salariés des entreprises « ordinaires ». Il nous faut examiner les conditions actuelles de ce droit à la formation en tant que groupement d'employeurs.


En revanche, ils sont salariés d’entreprises se réclamant de valeurs, de principes et d’un « entreprendre autrement ». En tant que groupement d’employeurs de l’ESS, il nous faut nous interroger sur l’effectivité de cet « entreprendre autrement ». Sur les évolutions récentes de la formation professionnelle, le groupement d’employeurs (GOESS) issus pour l’essentiel du mouvement social et des mouvements de solidarité ne peut que porter un regard très critique.



Nous sommes loin des années fastes de la mise en œuvre du droit à la formation lié au projet de « nouvelle société » sous l’impulsion de Jacques Chaban-Delmas et de son conseiller d’alors Jacques Delors. En juillet 1971 un accord national interprofessionnel (ANI) et une loi de validation ont défini un droit à la formation et jeté les bases d’un congé individuel de formation (CIF).

 

Nous sommes loin de la loi de février 1984 portée par Marcel Rigout, ministre communiste de la formation professionnelle des ministères Mauroy (II et III, 1981-84) qui conforte le droit à la formation comme un droit réglé par des accords négociés au sein des entreprises. Nous sommes encore dans les dynamiques d’un droit social considéré comme un ensemble de droits collectifs produits par des accords de branches et d’entreprises et des lois dans une hiérarchie des normes.

 


Ce droit conventionnel, dont les bases avaient été jetées à la Libération, et le principe de faveur qui lui était attaché voulaient que ce que la loi disposait, les accords de branches ne pouvaient le modifier que dans un sens plus favorable aux salariés et il en était de même pour les accords d’entreprises relativement aux accords de branches.

 


Mais, dans les années 2000, sous la pression de la vague libérale, et tandis que Denis Kessler (alors vice-président du MEDEF), appelait à la liquidation de l’héritage social du Conseil national de la Résistance et plus largement de tout ce qui s’inscrivait dans « l’esprit de Philadelphie », cet édifice de droits collectifs négociés, cette hiérarchie des normes ont été ébranlés jusqu’à disparaître pour beaucoup.

 


Même si nos adhérents doivent appliquer les lois et accords comme employeurs, notre groupement ne peut que déplorer ces évolutions. Pour les faire passer, les gouvernements successifs se sont réclamés de progrès qui seraient faits dans le domaine de l’individualisation des droits, doctrine notamment portée par la CFDT et les syndicats dits « réformistes » comme contrepartie à leur adhésion à des mesures de dislocation du droit social. Mais cette individualisation des droits au profit des salariés est en trompe-l’œil.

 

Ainsi, le congé individuel de formation qui répondait à la volonté d’accompagner les évolutions professionnelles, les changements de carrière et la promotion sociale a été de fait démantelé pour de substituts au rabais. En fait de droit collectif au profit du salarié, on est passé à un droit individualisé au bénéfice des entreprises.

 


Les idées d’épanouissement et d’émancipation qui fondaient les textes de 1971 ont disparu pour laisser place à des dispositifs « utilitaristes » s’inscrivant dans les visées le plus souvent à court-terme des entreprises, quand ils n'accompagnent pas les licenciements.

 


Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que le droit à la formation est réduit à la portion congrue et que son financement a été asséché et, échappant pour l’essentiel aux « partenaires » sociaux, est en grande partie étatisé. Ainsi, le droit souvent proclamé à « la formation tout au long de la vie » se retrouve pour une large part vidé de substance.
 


Dans ce contexte et comme nous l’annoncions, en nous distinguant en la matière des autres syndicats patronaux, nous ne pouvons que nous inquiéter de la situation de la formation en tant que groupement d'employeurs. Qu’en est-il en tant que syndicat « patronal » au sein de l’ESS ? Disons-le tout de suite, nous ne sommes pas pleinement rassurés.

 

« Entreprendre autrement » : qu’en est-il de la formation dans cette revendication de l'ESS ?



Si l’on s’en tient aux discours, l’ESS aspire à « entreprendre autrement ». Qu’en est-il de la formation dans cette revendication à laquelle le Groupement des organisations d’employeurs de l’économie sociale et solidaire adhère pour sa part pleinement ?



L’ESS postule l’égalité, la solidarité et la gestion démocratique ; il est vrai que, pour la plupart, ses structures cherchent à faire vivre ces principes entre leurs adhérents dans la mise en œuvre de leur projet collectif. Mais les entreprises de l’ESS ne vivent pas en un pays utopique qu’on appellerait « éssessie ». Dans cette mise en œuvre, elles sont soumises aux contraintes du temps mais, plus pernicieusement encore, à « l’esprit du temps », dans une période où cet esprit fait une large part aux théories d’Hayek et Friedman, c’est-à-dire au libéralisme prédateur et, comme nous l’avons déjà évoqué, destructeur des principes de l’État social.



Si, comme David Graeber le rappelait à l'envi, la principale victoire des libéraux est une victoire d’ordre idéologique, comment imaginer que les structures et organisations de l’ESS ne soient pas touchées par le contexte dans lequel elle évolue ? Paradoxalement, nous retrouvons ces influences dans le champ de la formation au sein de bien des entreprises.



Comme le rappelait Henri Desroche (à l’origine de la réémergence du concept fédérateur d’une ESS qui regroupe association, coopérative et mutuelle), l’entreprise d’économie sociale est (ou devrait être) une entreprise apprenante. Cela tient à son histoire de démarches collectives portées par des gens confrontés à un besoin ou un projet commun mais, pour l’essentiel, de gens du peuple qui doivent se donner les outils de formation pour mener leur œuvre à bien dans un contexte le plus souvent hostile.



Les concepts d’éducation populaire et d’éducation permanente sont portés par des associations et des coopératives. Henri Desroche et la plupart de ses compagnons sont des spécialistes des sciences de l’éducation. Cet esprit n’a pas totalement disparu : ATTAC s’est constituée en association d’éducation populaire, la Ligue de l’Enseignement cherche les gens qui l’entraînent à résister à toute banalisation, avec plus ou moins de réussite, selon les moments. Les formations d’adhérents, de bénévoles et de militants n’ont pas disparu et ont même tendance à se développer, justement en résistance à l’esprit libéral.
 


Pour autant qu’en est-il s’agissant des salariés des entreprises de l’ESS ? Sans doute dans la faiblesse dans ses liens avec un mouvement social dont elle est pourtant, pour une large part, issue, l'ESS n’a pas vraiment travaillé à de nouveaux rapports au travail et de nouvelles organisations de la production. Pourtant, dans des changements successifs d’échelle, dans la complication de leurs interventions, les entreprises de l’ESS (y compris au sein des associations gestionnaires) reposent de plus en plus sur le travail salarié dans des relations et des organisations banalisées.



La gestion des entreprises de l’ESS a longtemps été de type « paternaliste » ; du moins des traditions de formation s'y développaient en interne, dans une perspective de promotion sociale et de conservation de la culture interne. Sans doute nécessaire dans beaucoup de cas, la modernisation s’est hélas inscrite dans un mouvement d’alignement managérial sur le modèle dominant. Beaucoup de dirigeants élus et des technostructures que ces derniers ont mis en place ont ainsi considéré que la gestion des entreprises était strictement technique et neutre.



La confrontation au marché n’a pas généré un travail d’élaboration de méthodes singulières mais d’adoption des outils des entreprises ordinaires. Il en a ainsi, hélas, été de la gestion des ressources humaines donc des politiques de formation.



Un vieil adage disait qu’il était souvent plus facile de professionnaliser un militant que de conscientiser un professionnel. De fait, les grandes (et même des moyennes) entreprises de l’ESS se sont mises à recruter sur la seule base de la technicité des jeunes titulaires de MBA, bardés de certitudes, même si certains exprimaient une quête de sens en entrant dans une association, une mutuelle ou une coopérative.



La tradition de la promotion sociale interne s’est délitée. Sans doute, les dirigeants de l’ESS n’ont-ils pas su ou pu promouvoir des démarches de formation qui leur seraient propres, notamment en matière de référentiels de « métiers » ou de cycles spécifiques qui intégreraient les spécificités de l’ESS, qu’il s’agisse de coopératives, de mutuelles ou d’associations.


Que peut alors proposer un syndicat d’employeurs comme le GOEES ?

 

Il faut d’abord, sans honte, souligner la faiblesse numérique de ce groupement, même s’il est sans conteste représentatif dans le champ particulier des CSE employeurs. Il faut ensuite, avec une certaine fierté, souligner que ses adhérents, dirigeants d’entreprises de l’ESS (pour beaucoup issus du mouvement syndical) n’ont pas renié leurs engagements, en changeant de positionnement.

 

Ainsi, le GOEES et l’UFISC (*) dans le champ culturel se sont clairement trouvés en rupture avec les positions défendues par l’UDES,(**) groupement d’employeurs majoritaire au sein de l’ESS, lors des offensives antisociales que les loi sur le travail dite « El Khomry » ou les ordonnances Macron-Pénicaud ont représentées. Singulièrement, pour une organisation patronale, le GOEES ne peut que déplorer les manques de la réflexion des organisations syndicales quant à l’ESS.

 

L’ESS est certes un champ revendicatif mais, en disant « chiche ! » à la proclamation d’un « entreprendre autrement », les organisations syndicales (du moins celles engagées pour une transformation sociale et démocratique de la société) devraient travailler avec ceux qui partagent cette volonté transformatrice et émancipatrice au sein de l'ESS (dont le GOESS). Cela pourrait mener à une meilleure prise en compte des salariés dans la conduite des entreprises de l'ESS pour un profit réciproque. Cela permettrait aux entreprises ESS de se repositionner comme « entreprises apprenantes » et comme actrices d’éducation populaire et permanente.
 


Ainsi, des propositions concrètes pourraient émerger pour redonner son sens à la revendication de « formation tout au long de la vie », non dans une acception utilitariste mais réellement émancipatrice pour les travailleurs (quelles que soient leurs qualifications initiales) pour retrouver l’esprit des textes Delors ou Rigout.

 

 

(*) Union fédérale d’intervention des structures culturelles regroupe 16 organisations régionales et nationales, représentant des structures de théâtre, du cirque et des arts de la rue, de la danse, des musiques actuelles, du théâtre et des arts numériques.

(**) L'union des employeurs de l’économie sociale et solidaire regroupe 23 groupements et syndicats d’employeurs (associations, mutuelles et coopératives) et 16 branches et secteurs professionnels. Avec plus de 30 000 entreprises (employant plus d'un million de salariés), l’UDES est la seule organisation multiprofessionnelle de l’économie sociale et solidaire. Elle rassemble 80 % des employeurs fédérés de l’économie sociale et solidaire.

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