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16 / 10 / 2023 | 44 vues
Alain ANDRE / Abonné
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« La question environnementale et la question sociale écrasent toutes les autres » - Mathieu Souquière, Fondation Jean Jaurès

Compte tenu du contexte social actuel et de la période passée, il nous a semblé intéressant de consacrer le dossier de notre dernier numéro du Mag  de l’énergie sur la situation actuelle, que ce soit au niveau social, syndical ou politique. Nous  avons demandé son éclairage à Mathieu Souquière, consultant et expert associé auprès de la fondation Jean Jaurès; il a par ailleurs été conseiller ministériel pendant plusieurs années, au ministère du Travail, de l’Emploi, du Dialogue social et de la Formation professionnelle.

 

Quelle est votre analyse du contexte social en cette rentrée 2023 ?

 

Je crois qu’il faut d’abord insister très lourdement sur un point majeur, tout à fait inédit et insuffisamment mis en avant à mes yeux. On parle depuis déjà de nombreux mois, en particulier depuis le début de la guerre en Ukraine, de la question de l’inflation et du pouvoir d’achat. Ce fut même la préoccupation numéro 1, loin devant toutes les autres, au moment de la présidentielle. Mais, ainsi posée, cette question globale du pouvoir d’achat occulte la réalité sociale nouvelle de cette rentrée : au cours des derniers mois, le prix des produits alimentaires a augmenté de 20 % environ avec, comme conséquence directe, une baisse de la consommation alimentaire des Français de… 10 %! Et puisqu’il s’agit d’une moyenne, cela veut dire que le rationnement est pour certains d’entre nous encore plus fort. Faites le compte : une semaine compte 14 repas ; cela veut donc dire que, dans certaines familles, on se prive d’1, 2 voire 3 repas chaque semaine! C’est un niveau de privation qu’on n’a pas connu depuis des décennies, peut-être même pas depuis le rationnement des années 50. Réduire ponctuellement ses loisirs ou ses vacances, c’est une chose; ne plus savoir nourrir ses gamins, cela nous fait entrer dans une nouvelle dimension, explosive au plan social comme au plan démocratique.

 

Si l’on rembobine un peu le film de ces dernières années, que retient-on ?

 

Que nous avons vu s’enchaîner 3 colères : celle de la France dite «périurbaine» avec le mouvement des Gilets jaunes, notamment composé d’artisans, de commerçants, d’indépendants et de salariés modestes ; celle de la France du travail et des syndicats qui s’est fortement mobilisée contre la réforme du système de retraites l’hiver dernier ; celle enfin de la France des banlieues, avec une flambée de violence de courte durée, mais de très vive intensité au début de l’été. Trois colères, correspondant à trois France très différentes, dans un pas de temps très court. Nous avons déjà connu des «émeutes» ou des mouvements de contestation, mais jamais de façon aussi rapprochée et avec une telle ampleur. Comme s’il y avait une accélération du temps social et une aggravation des colères. Résultat, la société française ressemble de plus en plus à un volcan en ébullition.

 

Dans ce contexte explosif, qu’en est-il du monde du travail ? 
 

Précisément, ces colères et cette instabilité sociale s’observent au moment où le monde du travail subit lui-même des mutations d’une ampleur historiquement unique.


Une triple mutation même : d’abord une révolution d’ordre organisationnel, subie, avec la révolution numérique, déjà bien engagée, mais qui va encore s’amplifier avec l’intelligence artificielle; ensuite, une révolution quasi existentielle avec la nécessaire transition environnementale, à peine enclenchée et qui, pour l’essentiel, reste à opérer; enfin, une révolution tout aussi puissante, mais d’ordre culturel celle-ci, la révolution «du sens», celui que nous donnons au travail dans notre vie et qui fait que nous ne sommes plus en mesure d’accepter au travail ce que nos parents ou grands-parents considéraient comme «normal» en contrepartie d’un salaire et d’un statut.
 

Ces 3 révolutions additionnent leurs effets, alimentant de vives inquiétudes et de fortes attentes face à un avenir qui semble de plus en plus incertain. Il faudrait même y ajouter une 4e dimension qui bouscule de nombreux équilibres économiques et sociaux : l’avènement d’une société du vieillissement généralisé, alors que nous allons être de plus en plus nombreux x à vivre centenaire, mais en faisant de moins en moins d’enfants…
 

Ne nous trompons toutefois pas : ces mutations ont un caractère anxiogène, mais elles peuvent être — et sont déjà à certains égards — sources de progrès : vivre plutôt longtemps et en bonne santé est plus agréable que de résider au cimetière; confier des tâches pénibles ou inintéressantes à une IA nous rendra de réels services ; et vivre dans un monde où l’hyper consommation et l’hyper rentabilité ne seront plus nos boussoles principales et où nous saurons nous montrer plus sobres et plus respectueux de la planète et des autres devrait précisément répondre à notre demande de sens et une forme de maturité collective. C’est précisément l’occasion de bâtir un monde meilleur, pour nos enfants et pour nous-mêmes.

 

Dans ce monde du travail changeant, en quoi le syndicalisme lui-même doit-il changer et comment peut-il gagner en efficacité ?

 

D’abord en comprenant bien le contexte et les mutations que je viens de décrire. Ensuite en appréhendant les attentes nouvelles de nos concitoyens dans leur rapport au travail. Le travail n’a plus aujourd’hui dans nos vies la place centrale qu’il avait autrefois, c’est vrai, ne serait-ce que parce que nous lui consacrons moins de temps qu’il y a 50 ou 100 ans. Mais attention, le travail s’est dans le même temps intensifié pour beaucoup d’actifs. Il génère donc des formes nouvelles de pénibilité, qui ne touchent plus que les tâches physiques «masculines» classiques, mais de plus en plus de métiers occupés par des femmes (comme dans le monde du soin par exemple). Surtout, les salariés français souffrent beaucoup plus que leurs voisins notamment d’un profond manque de reconnaissance au travail, qui tient à une culture managériale très verticale faisant peu de place à l’autonomie et à la confiance.

 

Comment, pour un syndicat, se saisir de cette réalité nouvelle ?

 

En évitant certains pièges. D’abord en n’opposant pas la question sociale classique — des salaires et des conditions de travail — aux revendications dites sociétales comme la parité ou la diversité. Lutter pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ou lutter contre les discriminations à l’embauche ou dans l’entreprise, cela a à voir avec la question sociale et les inégalités.


Ensuite, en n’opposant pas les catégories de salariés entre eux — les cadres et les ouvriers notamment — car, quand on regarde toutes les enquêtes sur le monde du travail et sur l’opinion, on observe que les aspirations et les préoccupations sont quasi identiques dans tous les milieux et dans toutes les classes d’âge : la question environnementale et la question sociale écrasent toutes les autres.

 

Au vu des sujets portés par FO Énergie, cela donne donc du grain à moudre à vos représentants dont l’action se situe au plus près de ces préoccupations et au plus près de l’actualité. Même si la réforme des retraites n’a pas été empêchée par l’immense mouvement social de ces derniers mois, il a permis au syndicalisme de relever la tête et de redorer son image dans l’opinion : une unité et une harmonie syndicales relevées par tout le monde et un esprit de responsabilité et de sérieux qui a pu parfois trancher avec la cacophonie du jeu parlementaire. Paradoxalement, le syndicalisme sort renforcé d’un combat qu’il ne faut pas considérer comme perdu : les adhésions en hausse l’attestent.


Précisément au moment où le pouvoir politique sort, lui, affaibli de ces derniers mois et dernières années. Ce contexte et ce rapport de force rééquilibré, il convient donc de savoir l’exploiter au mieux. Et de façon positive. À ce titre, je trouve votre slogan très intéressant — FO, créateur de droits nouveaux — : il dit votre ambition, non pas de défendre des acquis, mais de se projeter dans une perspective de progrès et d’amélioration de notre vie en société.

 

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