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14 / 05 / 2020 | 230 vues
Bruno Deporcq / Membre
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Premiers enseignements de la crise sanitaire dans le secteur du commerce

Suite à l’échange avec Philippe Moati et à la lumière des événements qui se sont déroulés au cours de la période de confinement, les responsables syndicaux qui animent le comité de liaison intersyndical du commerce parisien (CLIC-P) font part de leurs observations et s'interrogent sur la situation qui s'est créée dans le contexte de pandémie.

 

  • Céline Carlen, secrétaire générale de l’Union syndicale du commerce parisien (USCP-CGT),
  • Karl Ghazi, porte-parole de l'Union syndicale du commerce parisien (USCP-CGT),
  • Éric Scherrer, président du syndicat des employés du commerce et des interprofessionnels-UNSA,
  • Ighoud Taïbi, USCP-CGT,
  • Alexandre Torgomian, secrétaire général du Syndicat du commerce indépendant et démocratique

ont contribué à la rédaction du présent article.

 

La situation particulière de Paris

À paris, les tendances déjà observées semblent devoir encore s'accentuer. La rencontre avec Philippe Moati a bien souligné la situation particulière de Paris, qui ne peut pas être généralisée au reste de la France.
 

À titre d'exemple, dans le centre de Paris, la rue Réaumur, qui traverse le IIe et le IIIe arrondissements, comporte une quantité de magasins hyper-spécialisés (l'un dans le cheesecake, l'autre dans la truffe), des commerces de niche, qui incluent des AMAP et des espaces consacrés aux producteurs.
 

À l'inverse, dans de nombreuses villes de province, les commerces de centre-ville ont fermé, leurs vitrines désormais barrées d’écriteaux « bail à céder ». Face à une pareille désertifcation, la clientèle n'a plus que les hypermarchés pour s'approvisionner.


Une formule comme le « drive » connaît un grand succès en province alors qu’elle a beaucoup moins de chances de se développer à Paris. En revanche, à Paris, le « click and collect » existe depuis 2014 aux Galeries Lafayette et fonctionne également très bien à la FNAC et dans les Monoprix.


Ces dernières semaines, de très nombreux commerces ont urgemment mis ce type de formule en place pour maintenir un minimum d'activité et essayer d'assurer leur survie.


À ce stade, il est difficile de prédire quels vont être les effets à terme de la crise mais il est probable qu’elle contribue à la diffusion de ce modèle d'organisation, donc à l'accélération des tendances énoncées par Philippe Moati, notamment à la réduction de la place jusque-là occupée par le commerce physique.


Ces dernières années, l’attaque de la grande distribution a été très forte à Paris, avec l’installation d’une quantité de supérettes, dont beaucoup ne sont pas rentables, mais qui procède d’une stratégie d’occupation du terrain, pour empêcher la concurrence de s’implanter. Comme le soulignait Philippe Moati, il y a aujourd'hui beaucoup trop de surfaces de magasins.


Nous arrivons aujourd’hui au bout de cette logique : les enseignes de la grande distribution prennent maintenant des mesures pour franchiser leurs magasins, dans la perspective de la fermeture de beaucoup d’entre eux. Elles s’efforcent aussi de s’adapter à l’évolution de la demande, de se diversifier en mettant la main sur le commerce de niche, en avançant masquées : Naturalia dépend de Casino et Picard vient d’être racheté en sous-main par une filiale de Franprix, c'est-à-dire par le même groupe Casino ; elles s’intéressent également aux coopératives bio.
 

Pour les salariés du commerce, au-delà des discours tenus sur leur héroïsme, la crise sanitaire a d’abord été un véritable traumatisme et les perspectives de sortie de crise représentent pour eux une source d’inquiétude majeure, surtout en matière d’emploi.
 

Un début de crise traumatisant

Le début de la crise a été marqué par une panique générale, les clients se sont précipités dans les commerces, bousculant les salariés et pillant les rayons.
 

En interne, les relations avec les directions ont elles aussi été très tendues : les salariés étant dépourvus d’équipements de protection, leurs représentants ont invoqué leur droit de retrait pour danger grave et imminent, au sein de plusieurs enseignes (Gibert Joseph, Monoprix, Galeries Lafayette...). S’appuyant sur les déclarations gouvernementales au sujet des masques de protection, les directions ont répondu qu’il n’y avait pas de danger. De nombreuses réunions de CSE ont été tenues, pour décider de changements horaires, réduisant la plage d’ouverture, avec mise à dispositions de gants mais refus concernant le port de masques, considérés à la fois comme inutiles et anxiogènes pour les clients, comme à la Poste. Les contaminations ont probablement été nombreuses mais peu de salariés, tombés malades au cours de cette période, ont été testés : se faire tester voulait dire prendre le risque de se rendre à l’hôpital. Le taux d’absentéisme a considérablement augmenté, jusqu’à 37 % dans certains commerces. À l'angoisse d'être soi-même contaminé s'ajoute la peur de ramener le virus à sa famille. Les conditions de trajet domicile/travail se sont également dégradées, avec la diminution de la fréquence des transports en commun.

La prime de 1 000 €

Par la suite, après l’annonce par Bruno Le Maire d'une prime de 1 000 euros, les salariés sont largement revenus (ce qui donne une indication sur les difficultés fnancières qu'ils vivent au quotidien) alors que les conditions d’attribution de cette prime dépendent, de manière assez aléatoire, d'accords d'entreprise ou de branche.


Dans la pratique, de nombreuses enseignes ont annoncé des conditions restrictives au versement de la prime (Leclerc, Auchan, Monoprix et Intermarché et des incertitudes subsistent chez Lidl et Picard).


À titre d'exemple exemple, Casino a posé l'exigence d'une présence constante et à temps plein du 16 mars au 10 mai pour l'attribution de son montant total. Tout temps partiel, toute absence, à la seule exception des heures de délégation, affecte le montant de la prime, qui est alors calculé au prorata du temps de présence, ce qui représente une grande déception pour beaucoup de salariés, en particulier ceux qui ont été contaminés par le covid dans leur magasin.


La nature du contrat et sa date d'échéance servent également de critères discriminants : les absences des salariés en CDI ont été compensées par des recrutements de jeunes en CDD, pour beaucoup étudiants, principalement sur les postes les plus exposés. Or, seuls ceux dont le contrat se termine au-delà du 2 juin pourront bénéfcier de la prime, ce qui exclut une grande partie d'entre eux.

Double peine

Les représentants syndicaux du niveau régional sont très sollicités par les appels de salariés qui manifestent leur incompréhension et leurs inquiétudes quant aux déclarations du gouvernement et aux annonces faites par leurs employeurs : pas uniquement sur les modalités d'attribution de la prime mais aussi sur les nouvelles règles annoncées, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, comme l'allongement du temps de travail jusqu'à 60 heures hebdomadaires, la faculté donnée à l'employeur d'imposer la prise de jours de RTT, de jours acquis au titre du compte-épargne-temps, de congés payés ou encore les mesures de protection qu'il est tenu de mettre en œuvre.
 

Leur sentiment général est de subir une double peine : à la fois devoir aller travailler la peur au ventre et subir des restrictions systématiques de leurs droits dans la sphère du travail.
 

Certes, pour ceux que leurs employeurs mettent en chômage partiel, cette mesure offre une sécurité appréciable à comparer à ce qu'il se passe à l'étranger, grâce à l'indemnité d'activité partielle calculée sur la même assiette que celle des congés payés.
 

Mais avec des salaires déjà très faibles et un reste à vivre particulièrement bas une fois que les charges fixes du ménage ont été payées, cette diminution de revenus représente une difficulté majeure, d'autant qu'elle est associée à des retards de paiement dans de nombreux cas (surtout dans les petites entreprises) et à la nécessité d'avoir à faire manger toute sa famille deux fois par jour.

Besoin d'une réelle reconnaissance

En résumé, il y a loin entre les discours empathiques « Je veux dire aux caissières et aux caissiers, à ceux qui mettent en rayon, aux caristes : oui, votre activité est essentielle, et c'est de notre responsabilité de vous protéger » (Bruno Le Maire) et la réalité vécue par les employés du commerce : certes, ils sont subitement devenus visibles mais ils ne se sentent pas valorisés.

Le Syndicat du commerce indépendant et démocratique (SCID) a décidé de prendre notre ministre des finances au mot en proposant un ajout à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « Tout métier indispensable à la Nation ne peut être réalisé que par l'Homme, autrement dit, imposer le retrait des caisses automatiques et des robots dans les magasins ».

Par ailleurs, il rappelle les revendications du CLIC-P quant à la transformation des contrats précaires en CDI, des temps partiels imposés en temps complets et l'augmentation des salaires, cette fois à 2 000 € nets mensuels.
 

Les responsables syndicaux qui animent le CLIC-P insistent tous sur les savoir-faire quotidiennement mis en œuvre par le personnel de caisse, qui non seulement effectue un travail répétitif et physiquement éprouvant aux caisses (articles lourds à déplacer) mais doit aussi contribuer à garnir les rayons, remplir un rôle d'accueil et d'orientation des clients, de traitement des incidents, de vigilance pour éviter les vols etc.
 

Bien au-delà d'une prime ponctuelle de circonstance, l'enjeu est d'obtenir une véritable reconnaissance des compétences multiples de ces métiers jusque-là invisibles.

Réorganisations   

Aux traumatismes des premières semaines se sont ajoutées les inquiétudes au sujet des nouvelles modalités d'organisation mises en place.
 

Les enseignes de la grande distribution ont été très favorisées par les décisions politiques mises en œuvre face à la crise sanitaire : sous prétexte qu'une partie de leur offre porte sur les produits de première nécessité, elles ont été autorisées à ouvrir leurs magasins. Pour tous les autres produits offerts à la vente, elles se sont retrouvées dans une situation d'oligopole, les commerces concurrents de secteurs comme l'habillement, la librairie, la papeterie etc. étant tous contraints de fermer.


La forte fréquentation des supermarchés s'est traduite par une augmentation des cadences pour les salariés, assorties de nouvelles contraintes.
 

Certaines enseignes ont recruté des salariés en CDD pour faire face à l'augmentation de l'activité et à la hausse de l'absentéisme pour maladie, certaines ont commencé à faire appel à des auto-entrepreneurs pour assurer la mise en rayon.
 

De manière plus marginale, des magasins situés dans des quartiers de bureaux ou dont la clientèle dépend de l'accès par les transports en commun ont été mis en activité partielle. Les salariés des magasins Monoprix de la rue Caumartin et de la place des Ternes ont été incités à aller travailler dans d'autres sites.
 

Les dispositifs déjà existants de vente en ligne avec livraison à domicile ou « picking » ont vite été saturés. Plusieurs enseignes et commerces indépendants qui n'en avaient pas encore mis en place ont commencé à en proposer à leurs clients.

Gibert Joseph a fait appel au volontariat pour la préparation de commandes passées sur internet et destinées à la livraison à domicile, de 9h00 à 13h00 (journées payées à 100 %) mais sans être en mesure de s'engager à la fourniture de masques.
 

Au vu des questions qui leur sont remontées par les salariés, les responsables syndicaux ont le sentiment que beaucoup de directions d'entreprises du commerce ont maintenant tendance à se considérer comme affranchies des règles préexistantes, y compris lorsque les réorganisations projetées devraient passer par la négociation d'un accord interne.

Amazon, le grand gagnant de la crise

Les grands gagnants de cette situation de crise sont sans conteste Amazon et Netflix. Amazon dispose de la logistique nécessaire pour absorber l'augmentation de la demande, en dépit du jugement rendu par le juge des référés de Nanterre lui imposant de restreindre son activité aux commandes de produits alimentaires et médicaux, en raison des risques de contamination auxquels ses salariés sont exposés.
 

La question est maintenant de savoir si les pratiques d'achat des consommateurs développées dans le contexte de la crise vont devenir pérennes : augmentation de la part des achats en ligne, dé-consommation dans un certain nombre de domaines, comme l'automobile ou l'habillement etc. Ce qui voudrait dire accélération de tendances déjà annoncées par Serge Moati et la perspective d'une réduction importante de l'emploi dans le commerce.
                                                                                                                                                                                                        

Sortie de crise

Deux secteurs semblent particulièrement menacés :
 

  • l’habillement, déjà en diffculté avant la crise sanitaire : les ventes des collections de printemps/été qui n’ont pas eu lieu ne pourront pas être rattrapées et les centres commerciaux qui hébergent leurs magasins n’acceptent pas de renoncer à leurs loyers pour l'instant ;

  • les magasins les plus dépendants de l’activité touristique, comme les Galeries Lafayette, dont 70 % du chiffre d’affaires reposent sur une clientèle étrangère (en partie tracée grâce à la détaxe). La reprise complète pourrait ne pas avoir lieu avant 2022.    
     

Depuis l'annonce du déconfinement par Emmanuel Macron pour le 11 mai, les entreprises du commerce ont commencé d'annoncer leurs plans de reprise. Des ballons d'essai ont été lancés, sans doute inspirés par la stratégie du choc préconisée par les économistes de l'école de Chicago, à l'image de la proposition, par Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, d'une augmentation durable du temps de travail (proposition aussitôt relayée par Agnès Pannier-Runacher) d'une latitude à accorder aux entreprises pour répartir le temps de travail sur trois années consécutives. Autant de remises en cause des droits des salariés au nom de l'unité nationale, requise au nom de l'état d'urgence sanitaire, qui ne sont pas de nature à rassurer les salariés quant à ce qui les attend en sortie de crise.
 

Le Bon Marché, dont la clientèle est majoritairement française, a convoqué un CSE en vue de la reprise d’activité, annonçant la commande de masques, la mise en œuvre de mesures d’hygiène et l’affectation des salariés aux activités logistiques préalables à la réouverture.
 

Le 11 mai, début du déconfinement, la situation du commerce est passablement incertaine. Les grands magasins ne sont pas sûrs de pouvoir rouvrir avant quelques semaines, les syndicats de salariés ont beaucoup de mal à adopter des positions communes.
 

Nous faisons aujourd'hui face à de nombreuses incertitudes.

  • Est-ce que le déconfinement sera ou non suivi d'une deuxième vague de contaminations, plongeant de nouveau une partie des commerces dans la perte sèche de chiffre d'affaires et favorisant de nouveau ceux qui ont les moyens d'y échapper ?
     
  • La tendance à la baisse des dépenses des ménages observée ces derniers mois va-t-elle se maintenir, sur fond de crise économique ?
  • Dans les grandes surfaces, l'automatisation déjà engagée sera-t-elle poursuivie ou assortie d'une organisation en télétravail pour les fonctions de « back-office » ?

  • Dans quelle mesure les changements de pratiques des consommateurs (achats en ligne et soutien au commerce local et aux circuits courts), qui se sont accentués au cours de la crise sanitaire, vont-ils se pérenniser, voire continuer de se diffuser ?

  • Et bien sûr, pour les salariés du commerce, quelles vont en être les conséquences sur leurs emplois ?

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