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14 / 05 / 2020 | 660 vues
Bruno Deporcq / Membre
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Quelles perspectives en matière d’emploi dans le commerce ?

Compte rendu de la rencontre que j'ai organisée le 6 mars entre les responsables syndicaux fondateurs du comité de liaison intersyndical du commerce parisien (le CLIC-P) et Philippe Moati, professeur d’économie à l’Université Paris-Diderot et co-fondateur de l’observatoire société et consommation (ObSoCo). 
 

  • Depuis 2010, le CLIC-P se consacre à la défense des intérêts des salariés du commerce de détail, notamment des temps de repos en commun (dimanches et horaires de nuit). Je suis l’auteur de CLIC-P, l’intersyndicale qui fait trembler les enseignes (Syllepse, Novembre 2019). Les participants à la rencontre étaient Karl Ghazi (US commerce CGT), Philippe Moati, Stéphanie Poursac (SCID), Éric Scherrer (SECI-UNSA) et Alexandre Torgomian (SCID).

 

  • Philippe Moati réalise un travail de recherche et de prospective sur l’évolution du commerce depuis vingt-cinq ans. Il a publié de nombreux ouvrages sur ce sujet. Il considère que le champ des ressources humaines est un peu l’angle mort de ses travaux sur le commerce de détail mais il est possible de déduire des mutations en cours les répercussions qu’elles vont avoir en matière d’emploi et de conditions de travail.
     

Une révolution est en cours

Le secteur du commerce est en train de vivre une nouvelle révolution : l’un de ces rares épisodes, du même ordre que ce qu'il s’est passé dans les années 1960 avec l’irruption de la grande distribution. Le terme de révolution n’est pas fréquemment utilisé dans la profession : c’est une manière d’essayer d’alerter les grands acteurs du commerce.
 

À la fin des années 1990, Philippe Moati avait écrit un ouvrage, L’avenir de la grande distribution, publié en 2001, qui aurait aussi bien pu s’intituler La crise de la grande distribution ; à l'époque, on voyait déjà émerger un nouveau contexte qui commençait à compromettre la validité des concepts ayant servi de fondement à la grande distribution.


Le secteur a mis longtemps à réagir aux changements qui surgissaient. Le cas du groupe Auchan en est un bon exemple. Il sera développé un peu plus loin. Lorsque l’on examine son histoire, on constate que le commerce s’est périodiquement réinventé, chaque fois que le capitalisme a lui-même vécu une période de transformation, c’est-à-dire une réorganisation à la fois de l’économie et de la société.


La grande distribution est née, au début des années 1960, dans une certaine configuration socio-économique (fordisme, production et consommation de masse) pour répondre aux besoins d’une classe moyenne, avide de consommation ; il fallait une distribution de masse.


Son apparition s’est accompagnée d’un grand nettoyage, essentiellement de la disparition d’acteurs du commerce familial et artisanal. Même les grands magasins de l’époque ont été marginalisés.
 

La révolution commerciale qui se déroule aujourd’hui relève d’un processus en deux temps.
 

  • Le premier temps, celui du commerce de précision et de la segmentation, est déjà largement entamé.
     

Le patron de Casino, Jean-Charles Naouri, le désigne de la façon suivante : nous sommes passés d’une distribution de masse à un commerce de précision. L’idée selon laquelle la demande est homogène, que l’on veut des prix bas et que l’on peut traiter tout le monde de la même manière, ne fonctionne plus : la société est entrée dans un processus de dé-massification. Les besoins de base sont couverts, nous sommes davantage dans le registre du désir que dans celui du besoin. À titre d’exemple, une voiture est un bien qui permet de se déplacer de façon automobile mais quand on a déjà cette fonctionnalité de la voiture, ce qui va donner envie d’en changer repose sur des considérations très immatérielles, et profondément subjectives.
 

La première manifestation de ce changement est l’apparition des concepts de précision et de segmentation : face à chaque segment d’attente de clientèle, on essaie de proposer un concept commercial. Le groupe Carrefour a intégré cette approche en diversifiant son offre : Carrefour Market, Carrefour City, Carrefour Café, Carrefour bio, etc. On ne fonctionne plus sur le mode amont-aval, en poussant des produits vers le consommateur mais en partant du consommateur pour remonter le flux.


C’est un renversement très difficile : traditionnellement, dans la grande distribution, le pouvoir est dans la centrale d’achats, qui achète les produits pour les mettre sur le marché. Avec une véritable orientation vers le client, le lieu du pouvoir se déplace vers le marketing. Mais ce basculement d’une logique d’achats vers une logique de vente se fait très difficilement : dans un grand groupe de distribution, l’espérance de vie d’un directeur du marketing est particulièrement brève. Les grands groupes deviennent concurrents de manière plus frontale avec les commerces indépendants : aujourd’hui, Carrefour est présent dans la ville, dans des formats relativement petits. De son côté, l'e-commerce est capable de faire du commerce d’hyper-précision, grâce aux algorithmes. Même Amazon est capable d’agréger du commerce de précision dans une plate-forme unique. Cette tendance forte au commerce de précision est en partie intégrée par la grande distribution. En revanche, le virage du bio n’a pas été pris, à l’exception de Casino avec Naturalia.
 

Auchan est passé à côté de cette évolution : 90 % d’hyper, le reste en super et quasiment rien en magasins de proximité.


Leclerc, Système U et Intermarché marquent quelques points parce qu’ils ont un ancrage local mais ils n’ont pas encore entamé de travail de segmentation. Ils partent avec un boulet aux pieds : la légitimité de la grande distribution a été de faire baisser les prix mais, aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion le montrent, on ne l’aime pas et on n’a pas confiance en elle, quoi qu’elle fasse. Une partie de la population dit ne plus en vouloir.


La grande distribution incarne le monde d’hier, le gigantisme, le commerce déshumanisé, la surconsommation, le gaspillage et le monde de l’industrie : plus un produit est transformé, plus il est mauvais. Quand une alternative à la grande distribution se crée, cela ouvre des espaces et l’on commence à observer de l’évasion.
 

Dans la grande distribution alimentaire, on parle de déconsommation parce que les volumes vendus baissent. Une partie du phénomène relève de l’évasion sur une quantité de produits d’hyper-précision : le producteur direct, sous une diversité de formes (les achats à la ferme, les marchés paysans, les AMAP et les commerces de proximité en circuit court) qui répondent à la demande d’une clientèle bobo, qui cherche un sens à sa consommation.
 

De l’autre côté, les déstockeurs alimentaires, de petites entreprises passent un peu sous les radars et répondent aux besoins d’une clientèle qui a une contrainte de pouvoir d’achat (typiquement les gilets jaunes, qui souhaitent pouvoir consommer mais n’aiment pas la grande distribution).
 

C’est un gros handicap pour la grande distribution parce que même si elle arrive à identifier les attentes des consommateurs d’aujourd’hui, même en faisant des efforts avec des actions concrètes, comme Carrefour avec Act for food, les gens n’y croient pas ; ils ne croient pas à la sincérité de leur démarche. Il y a là une véritable occasion pour le commerce indépendant. C’est une sorte de revanche de l’histoire, avec la création d’emplois à la clef.
 

De surcroît, il existe une contradiction entre ce qui est redistribué par les grandes enseignes à quelques personnes (dirigeants et actionnaires) et les plans de licenciement de salariés qui sont simultanément mis en œuvre : cet état des choses contribue à discréditer leur discours.
 

Plusieurs modèles coexistent donc dans la phase actuelle, avec au passage, du faux commerce indépendant.


Quand Danone rachète Michel et Augustin et quand Coca rachète Innocent, les anciens créateurs sont toujours là, en tête de gondole, et se gardent bien de dire que c’est désormais Danone ou Coca-Cola. Ce phénomène répond à un engouement pour ce qui est petit. Dans son activité de conseil aux grands acteurs du commerce, Serge Moati les incite à créer de nouvelles marques ou à en racheter. C’est le défi contemporain d’avoir à combiner la petite taille et la grande taille.
 

L’irruption de l'e-commerce
 

Des dispositifs combinant achat en ligne, proximité et grande distribution voient le jour : Leclerc propose un relais sans stock, à Paris intra muros. Les clients commandent sur internet et viennent récupérer leurs achats. Le concept est de bénéficier des prix Leclerc à Paris.
 

Leclerc avait jusque-là refusé de s’installer à Paris, en raison des prix du foncier, tout en affirmant que l'e-commerce ne pourrait pas s’appliquer à l’alimentaire. Finalement, il s'attaque maintenant à Paris avec cette approche.
 

À ce qui précède, il faut ajouter la grande inconnue de l'e-commerce. Cela fait plus de vingt ans qu’il a démarré. Aujourd’hui, il doit en être à peu près à 10 % de parts du marché, tous commerces de détail confondus. La progression des hypers et des supers au cours de leurs premières années avait été bien plus violente mais le processus en cours est loin d’être achevé. Dans certains secteurs, l'e-commerce atteint les 20 % et son taux de progression est extrêmement élevé. Nous ne sommes pas arrivés au seuil de saturation. Le secteur alimentaire, qui était le plus en retard en la matière, démarre à présent, notamment à l’étranger.
 

Par la spécificité de son modèle économique, qui est celui des places de marché, l'e-commerce se concentre sous la forme d’un oligopole mondial. Amazon, aux États-Unis, où le marché est le plus mûr, détient à lui seul 50 % de l'e-commerce. Le deuxième est e-Bay, avec 8 %. En France, Amazon représente 250 millions de produits. À titre de comparaison, un grand hypermarché offre 80 000 produits.
 

Le dernière invention d’Amazon est la production de streaming video. Sur sa deuxième série, qui s’appelle Great Travel, chacun des produits apparaissant à l’écran peut être commandé sur Amazon (à l’exception des avions à hélices). Aux États-Unis, Amazon a acheté Whole Foods Market et créé Amazon Go ainsi qu’un premier supermarché et des librairies. Nous sommes face à un grand risque de mainmise sur le commerce de détail par un oligopole : Amazon, Google et Alibaba. Ce dernier gagnerait déjà plus d’argent qu’Amazon et est en train de construire un entrepôt de 430 000 m2 en Belgique. Google n’exercera jamais une activité de commerçant ; en revanche, il exerce une activité d’intermédiation et dirige les consommateurs vers les achats en ligne.


Seuls deux talons d’Achille peuvent les arrêter : une loi anti-trust et un mouvement citoyen qui déciderait de les boycotter.


Le premier scénario paraît le plus vraisemblable. Dans ce type d’approche, l’Europe semble portée à intervenir plus en amont mais il n’est pas certain qu’elle parvienne à établir un vrai rapport de force : à elle seule, la taxe GAFA a entraîné des mesures de rétorsion. Les États-Unis mettraient davantage de temps à réagir aux excès des grandes entreprises mais le feraient avec davantage d’énergie et il se trouve que Donald Trump n’est pas Amazon.
 

Amazon vient d’annoncer une réduction supplémentaire de son délai de livraison, étant désormais en mesure de livrer le jour même pour deux ou trois millions de produits. Le groupe gagne maintenant de l’argent, avec un taux de marge nette supérieur à celui de la grande distribution.
 

Ce qui fait son succès est d’avoir compris qu’il fallait arrêter d’être commerçant et devenir place de marché. Quel commerçant peut acheter et vendre 250 millions de produits ? Il faut pouvoir « sourcer » et disposer d’une trésorerie colossale pour les acheter ; ce n’est pas possible. Avec aucune immobilisation de capital ou presque et aucun risque commercial, le modèle de la place de marché est infiniment plus performant. À cela s’ajoute la capacité à vendre à très grande vitesse.


Les grandes enseignes n’ont pas compris assez vite qu’elles auraient pu se passer de payer leurs fournisseurs et opter pour le modèle de la place de marché physique. Un distributeur est en train de tester une formule avec ses fournisseurs selon laquelle il n’achète la marchandise qu’une fois qu’elle est vendue.
 

Côté ressources humaines, là où il y avait des salariés de l’enseigne, il y aura, comme c’est déjà le cas aujourd’hui dans les grands magasins, des salariés du marchand, que l’on hébergera dans le magasin.
 

Ce modèle se juxtapose à celui de la franchise, qui est le modèle de la plupart des petits magasins de proximité, adopté par Carrefour et Casino : après le drive, le nouvel eldorado est celui de la proximité.
 

Si l’on résume toutes ces évolutions...
 

Concurrence de l’e-commerce : si sa progression continue au même rythme, il confisquera toute la croissance de la consommation des ménages qui va dans le commerce, ce qui veut dire que, pour les magasins, ce ne sera pas une baisse relative de parts de marché mais une baisse absolue de chiffre d’affaires. Cela va accentuer un phénomène déjà patent, à savoir la surcapacité dans le commerce : depuis une quinzaine d’années, la croissance des m2 consacrés au commerce a été plus rapide que celle de la consommation des ménages. Dans les zones rurales, plus que la connexion internet, c’est le délai de livraison qui pose encore problème.
 

À Paris, il est possible d’acheter chez Monoprix sur le site d’Amazon (voire sur Amazon) des produits stockés par Amazon, qui sont livrés en deux heures si vous êtes « prime » et, si vous êtes très pressé, vous payez 4,90 € et êtes livrés en moins d’une heure, avec la possibilité de suivre la progression de la camionnette à l'écran. Les conditions de travail des livreurs (des indépendants payés à la course) sont abominables. Le seul espoir pour eux est que la Cour de cassation remette leur statut en cause.

 

  • Le deuxième temps de la révolution en cours est l’émergence du modèle serviciel.
     

Le capitalisme industriel à l’origine de la grande distribution était complètement centré sur le produit, la priorité étant de produire de manière efficace et standardisée pour comprimer les coûts de production. On partait de bas, avec une grande envie de consommation, et si l’on arrivait à produire à bon marché, on n’avait pas beaucoup de mal à écouler la production.


Aujourd’hui, produire bon marché est assez facile, d’autant que le marché est ouvert sur le monde entier. En revanche, vendre est infiniment plus compliqué parce que le marché est saturé et les consommateurs beaucoup plus exigeants. Quand on place le client comme point de départ, on s’aperçoit que produire n’est pas l’essentiel. Si le client cherche à acheter quelque chose, c’est qu’il a un problème à résoudre. La résolution de ce problème passe par l’achat d’un produit.


Mais si l’on veut gagner en pertinence commerciale, il faut arrêter de proposer des produits, et prendre le problème du client en compte en l’aidant à le résoudre dans sa globalité. En d’autres termes, passer d’un marché de produits à un marché de solutions.


À titre de comparaison, la relation de Valeo et de Renault n’est pas simplement la vente de pièces automobiles mais une coopération pour aider Renault à résoudre des problèmes. C’est cela qui commence à naître dans le commerce de détail mais ce n’est pas un exercice facile.


Si l’on prend l’exemple de Netflix, son activité n’est pas simplement de vendre des films mais des solutions de divertissement numérique, avec des algorithmes qui permettent d’établir des recommandations très précises en fonction des goûts de chaque consommateur, dans un catalogue immense.


Dans un autre domaine, Vélib ne vend pas des bicyclettes, mais un dispositif qui permet d’assurer les déplacements en bicyclette en ville.
 

On s’écarte très sensiblement du modèle classique, c’est plus compatible avec les enjeux environnementaux et cela consomme moins de ressources. La bonne manière de satisfaire un besoin n’est souvent pas de vendre un produit neuf mais de fournir un produit d’occasion et de le louer au lieu de le vendre.
 

Cela s’inscrit dans une forme de décroissance. Or, pour le moment, la création d’emplois est surtout fondée sur l’augmentation de la consommation.
 

Quelles perspectives en matière d’emploi dans le commerce ?
 

Pour revenir au sujet de l’emploi, dans le modèle du commerce de précision évoqué plus haut, la course à la productivité va malgré tout se poursuivre.
 

L’extension des horaires d’ouverture s’inscrit dans la logique d’être au service du consommateur. Comment arrive-t-on à offrir davantage de services tout en étant dans un contexte de concurrence par les prix, qui va être exacerbée par la concurrence de l'e-commerce ? Il faut réaliser des gains de productivité ; dans la distribution, les coûts d’exploitation sont dans la logistique et dans les frais de personnel.
 

Des solutions techniques arrivent, de plus en plus performantes. Le modèle va aller vers la réduction de l’emploi : non seulement à cause de la contraction du commerce physique (il y aura moins d’activité dans les magasins à cause du transfert vers internet et vers l'e-commerce, qui sont porteurs d’une intensité en emplois très inférieure à celle du magasin) mais aussi parce que, dans le magasin, on va rechercher des gains de productivité.
 

Le premier assaut des caisses automatiques n’a pas eu l’effet dévastateur que l’on pouvait projeter mais des solutions techniques sont en cours et vont lever les freins qui ont empêché le développement des technologies précédentes.
 

Nous allons vers des destructions d’emplois chez les grands acteurs. Est-ce que ce sera compensé par le renouveau des petits acteurs ? Même si leur croissance est forte, la différence de masse fait que c’est un peu le combat de David contre Goliath...
 

Le secteur du commerce de détail était créateur d’emplois depuis toujours (selon les derniers chiffres de l’INSEE, une petite croissance est encore observée en 2018) mais il y a de fortes chances pour que cela s’inverse.
 

Simultanément, il faut s’interroger sur sur la qualité de ces emplois : que dire du métier de caissière ? Des créations de nouveaux emplois sont en cours, comme celui de data scientist. Il ne s’agit pas des mêmes compétences et les recrutements se font en sortie d’écoles. Les entrepôts sont déjà très largement automatisés.
 

En revanche, le serviciel est davantage porteur d’emplois (la réparation, par exemple) : Décathlon est en train de réfléchir à une solution de bicyclette pour enfants, sous forme d’abonnement : on change la bicyclette au fur et à mesure que l’enfant grandit ; idem pour le casque et les accessoires. Pour reprendre la bicyclette, la re-conditionner et la remettre en circulation, il faut de la main-d’œuvre. Dans d’autres domaines, plus on voudra livrer vite et rendre un service complet au client, plus on aura d’emplois. Amazon expérimente un dispositif aux États-Unis, dans lequel le livreur est autorisé à entrer dans l’appartement, équipé d’une serrure numérique, pour remplir le réfrigérateur (sous la surveillance d’une caméra), l’objectif étant de réaliser le réapprovisionnement automatique de la maison pour tout ce qui est récurrent.
 

Le commerce vocal est une autre perspective : dire sa liste de courses pour être livré. Mais qui maîtrise la technologie du commerce vocal ? Ils sont trois : Apple, Google et Amazon. Amazon se fera un plaisir de vous livrer lui-même mais les autres distributeurs vont se retrouver dans la situation de devoir payer pout être référencés. Nos distributeurs en sont à analyser les tickets de caisse avec les cartes de fidélité du magasin. Google épluche vos courriels, vos requêtes, et dispose d’un tout autre spectre d’observation. Ce sont des entreprises de taille géante, d'envergure mondiale, qui ont les compétences pour exploiter ces données. Le big data sera le véritable enjeu de ce nouveau terrain de bataille.
 

Pour résumer, nous allons vers une contraction de l’appareil commercial physique : il y en aura moins, avec des destructions d’emploi à la clef mais aussi avec des réaffectations et des rééquilibrages. Qualitativement, l’appareil commercial est appelé à se redéfinir : fragmentation, commerce de précision et re-localisation là où se trouve sa cible, dans les gares pour les gens en mobilité, commerces bio pour les bobos dans le XIe, commerces dans les milieux populaires, le drive piéton est en train de se développer, les petits gisements, les marchés sont exploités...
 

Les DRH des grands groupes de distribution souhaitent développer la polyvalence, dans l’idée que c’est une augmentation du capital humain et une garantie de redéploiement en interne. Mais pour les organisations syndicales, la marge de manœuvre pour sauvegarder l’emploi, que ce soit en s’opposant aux plans sociaux ou en accompagnant les salariés, est malheureusement assez faible.
 

Dans des secteurs comme l’habillement, le marché est également par une lente baisse de la consommation, sorte de désintoxication.
 

Pour les organisations syndicales, la question n’est pas de savoir si la polyvalence est souhaitable ou non mais de savoir de quelle façon elle est reconnue (si elle protège les salariés) et à quelles conditions de travail elle est associée.
 

Le plus souvent, elle est associée à l’augmentation des cadences de travail, axée de façon très limitée sur certaines tâches et lorsque ces tâches disparaissent, les emplois disparaissent eux aussi. Les compétences que les salariés ont acquises par le biais de la polyvalence deviennent obsolètes, que ce soit chez Carrefour ou chez Auchan.
 

Le secteur de la banque illustre bien ce qui va se passer dans le commerce : on ira de moins en moins dans les magasins parce qu’on achètera de plus en plus en ligne, de même que l’on va de moins en moins dans les agences bancaires (il y a des automates pour réaliser les opérations les plus élémentaires) et les emplois qui subsistent montent en qualification.
 

La limite de cette comparaison est que les rapports sociaux qui existaient dans les banques n’étaient pas les mêmes Dans le commerce, le renouvellement élevé permet des contractions d’effectifs sans qu’il soit besoin de passer par des licenciements. Par ailleurs, les salariés sont souvent heureux d’être débarrassés de tâches répétitives, comme le pointage des articles pour établir l’état des stocks.
 

Google offre des services qui, à première vue, sont très pratiques et il n’est pas certain que les consommateurs n’y voient pas leur avantage. La bataille est très inégale : non seulement les consommateurs trouvent ce qu’ils recherchent en-dehors des magasins physiques mais la raréfaction de l’offre dans ces magasins les en détourne. Dans le champ de la photographie, par exemple, l’arrivée du numérique n’a pas été prise en compte par Kodak. Ce n’est pas un choix moral ou éthique : l’offre est celle-là.


L’affaire de l’hypermarché Casino d’Angers est emblématique du processus qui est engagé : le TGI condamne le prestataire de Casino dont les hôtesses d’accueil effectuent un travail aux caisses le dimanche après-midi mais Casino continue désormais d’ouvrir le dimanche après-midi sans hôtesses d’accueil et l’automatisation en cours permettra à terme de réellement fonctionner sans personnel de caisse.
 

La diminution du temps de travail pourrait devenir un élément de réponse aux perspectives d’emploi assez sombres qui se dégagent de ces échanges.
 

Vers un changement de modèle économique ?
 

Philippe Moati estime que si l’on juxtapose les enjeux environnementaux qui vont nous imposer de consommer moins de ressources naturelles, la robotisation et l’intelligence artificielle, il va bien falloir réfléchir à réorganiser notre manière de fonctionner. Les dirigeants des multinationales commencent à en prendre conscience. Elles ne le font pas par souci philanthropique mais sous la pression des consommateurs et de leurs salariés : Coca-Cola entreprend d’uniformiser ses bouteilles pour toutes les boissons de la marque, afin de pouvoir les récupérer, les laver et les réutiliser.
 

Il s’agit d’un problème de fond : dans un monde où l’on produit moins de richesses, comment distribue-t-on la richesse qui permet d’acheter ce qui a été produit ?
 

La perspective d’avenir pourrait devenir celle de la diminution sensible du temps de travail et de revenus déconnectés du temps de travail. C’est une révolution colossale mais qui est encore loin d’être engagée.

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