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08 / 06 / 2015 | 159 vues
Thierry Segard / Membre
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Comment Huntsman a rayé de la carte le site de Calais

Tioxide va être rayée de la carte par la multinationale Huntsman.

Implantée à Calais depuis 1967, la capacité de production de cette usine a été portée de 75 000 à 100 000 tonnes en 1985. À cette époque, l’usine de Tioxide rejetait la quasi-totalité de ses effluents liquides en mer via un tuyau appelé émissaire.

En 1995, la société a décidé d’anticiper les normes européennes de rejet en mer qui allaient inévitablement voir le jour quelque temps après.

C’est lorsqu’il a fallu financer cette usine de traitement des effluents (toujours appelée l’UTE) qu’un premier plan social a vu le jour. Il allait être le premier d’une longue série.

La mise en service et l’exploitation de cette usine de traitement des rejets a été difficile car il s’agissait d’un procédé nouveau.

Évaporer, filtrer et reconcentrer de l’acide à des températures et un titre élevés n’était pas chose facile.

Peu à peu, le procédé a toutefois été maîtrisé mais il s’est avéré coûteux en énergie en risque opérationnel et surtout en coûts de maintenance.

Rachat par Huntsman

En 1999, la société Tioxide a été mise en vente et c’est le groupe américain Huntsman qui a rachetée.

Je me souviens encore de ce Texan venu en avion personnel, chapeau de cow-boy sur la tête qui assurait un avenir radieux aux salarié de Tioxide. Il était fier car chez Huntsman, on n’avait jamais licencié.

Le rêve a malheureusement été de courte durée car Huntsman, qui s’était trop endetté avec ce rachat, a annoncé un plan social d’ampleur dès l’année suivante ; cette restructuration allait coûter leurs emplois à des milliers de salariés en Europe.

Année après année, des projets incessants avec des noms comme Hermès, Coronado Compète, Cap 2000, Victoria etc.

Nous étions en restructuration permanente pour réduire les coûts, notamment les coûts fixes (ce qui représente en particulier les frais d’entretien et le personnel).

  • La première erreur d’Huntsman a probablement été d’externaliser la totalité de la maintenance et de la confier à la sous-traitance.


Dans une usine chimique aussi étendue et aussi complexe que Tioxide, avec de surcroît une pression sur les coûts, le personnel découvrait notre matériel et donc avait besoin d’apprendre chaque jour que c’était mission impossible.

Plusieurs années de pertes financières ont failli avoir raison de l’usine calaisienne une première fois, lors de la crise économique de 2009.

En interne, des solutions pour s’en sortir avaient été imaginées et cela a été le projet de production d’engrais (du sulfate de magnésium) produit à partir d’acide usé qui a été présenté à Huntsman comme porte de sortie.

Il est vrai que ce projet novateur apportait une solution non seulement écologique mais aussi potentiellement rentable et était un passeport pour l’avenir.

Séduit par ce projet, Huntsman annonçait d’ailleurs en janvier 2011 un investissement de 30 millions d’euros dans ce projet, avec le soutien des collectivités locales et de l’Europe qui ont également soutenu ce projet par des subventions importantes.

La construction a été lancée en 2012 et l’usines d’engrais devait être opérationnelle au printemps 2013.

Le marché du pigment s'est alors de nouveau retrouvé dans le creux et Huntsman a coupé dans les budgets d’entretien de l’UTE puisque la moitié de cette unité a dû être mise à l’arrêt quand l’usine d’engrais allait tourner…

Pendant ce temps, un produit que l’on appelle chez nous un grade destiné au marché des encres était développé et commercialisé.

Ce grade appelé TR52 était également l'une des raisons pour lesquelles l’avenir de l’usine ne semblait plus menacé car seule l’usine de Calais savait le fabriquer et la demande augmentait.

Échec de l'unité engrais

La mise en service de l’usine de sulfate de magnésium (engrais) s’est révélée difficile, comme tout projet innovant, les choses sur le terrain ne se sont pas toujours aussi bien passées que sur le papier et l’UTE (faute d’entretien) ne pouvait plus prendre le relais et bloquait la production par des pannes répétées.

C’était effectivement un échec car l’unité engrais n’a jamais été capable de produire le nominal prévu et nous n’avons jamais pu aller au-delà de 10 % de taux de marche.

  • Le plus étrange est qu’en comité d’entreprise, réunion après réunion, alors que nous étions inquiets de voir ce projet virer au fiasco, la direction nous assurait que le groupe Huntsman nous soutenait.


La seconde erreur de Huntsman a donc été de laisser faire les études en interne par des ingénieurs gestionnaires et non spécialisés en cristallisation. Une guerre des chefs a suivi, avec des conflits d’intérêts et un PDG en quête de réussite personnelle qui, semble-t-il, ne voulait pas avouer l’échec à la société mère et se tournait vers un projet alternatif de conversion du site de Calais pour fonctionner avec un minerai moins cher (l’ilménite). Ce projet n’avait pourtant aucune chance d’aboutir dans le contexte économique du moment.

Rachat de Rockwood

En septembre 2013, nous avons appris que Huntsman se portait acquéreur de la société Rockwood.

En mars 2014, notre PDG John Dimas nous a annoncé qu’il allait quitter Tioxide pour une belle promotion au niveau européen dans une autre division de Huntsman.

Nous avons seulement été informés en juillet 2014 qu’en fait, le départ de John Dimas était en lien étroit avec une décision prise par lui et Huntsman qui allait avoir de lourdes conséquences pour le site calaisien.

  • En juillet 2014, nous avons appris que, pour satisfaire aux exigences de la Commission européenne en matière de concurrence, Huntsman avait décidé de céder le TR52 (notre produit phare) à un concurrent chinois, Henan Billions Chemical.


Non seulement le brevet a été vendu mais il allait en plus falloir apprendre aux Chinois à le fabriquer.

Parmi ses actifs, Rockwood comptait trois usines de production de pigments comme l’usine de Calais, dont une produit un grade équivalent au TR52.

Droit dans les yeux


Avec un marché en Berne, il ne fallait pas être devin pour savoir que Huntsman réduirait les capacités de production à la suite de ce rachat. Huntsman avait d’ailleurs déjà annoncé 130 millions de dollars de synergies avec cette opération.

Calais, qui venait de perdre le TR52 représentant quasiment la moitié de sa production, était donc en fâcheuse posture.

Aucune de mes démarches auprès de la DG concurrence, de l’État, de la région et de la DIRECCTE n’a pu convaincre les différents acteurs français d’intervenir pour interdire cette opération.

  • Le 10 septembre 2014, la DG concurrence a autorisé Huntsman à racheter Rockwood…


Lors du comité européen d’octobre 2014, j’ai interrogé Peter Huntsman qui, droit dans les yeux, m'a dit qu’il n’avait pas investi à Calais pour fermer le site, ni réduire la capacité.

Le 1er décembre 2014, Huntsman a annoncé un plan de réduction massif d’effectifs de 900 postes.

Notre nouveau PDG, Éric Cassisa, arrivé le jour même, nous a assuré que cela ne concernait que les sites que Huntsman venait de racheter à Rockwood.

Le 12 décembre 2014, j'ai découvert sur le site internet de Bloomberg une déclaration de Kimo Esplin (financier du groupe Huntsman) annonçant l’intention du groupe de fermer une capacité de 100 000 tonnes de pigments (ce qui est le nominal de l’usine calaisienne).

Le 18 décembre, en réunion du comité de coordination du comité européen au sein duquel je suis élu, j'ai demandé au DRH du groupe Kevin Wilson ce que cela voulait dire : je n’ai eu aucune réponse et il disait ne pas être au courant.

Fin décembre, j'ai vu sur internet un article faisant état des échanges entre Kimo Esplin et des banquiers, le site à fermer serait un site au « slag » (c’est le minerai utilisé à Calais) étant donné que le « slag » est plus cher que l’ilménite.

Courant janvier, on s’est aperçu que Huntsman déménageait la production par un balai incessant de camions.  Nous avons alors demandé des explications à la direction.

  • Celle-ci nous a assuré que c’était pour rapprocher le produit des clients.

Nous avons senti qu'un mauvais coup se préparait alors nous avons demandé une réunion exceptionnelle du comité entreprise pour avoir des réponses.

Ceci nous a amené au 12 février 2015, jour de la sentence personnellement annoncée par nos fossoyeurs, Phil Wrigley et Simon Turner venus en personnes mais accompagnés par une dizaine de gardes du corps.

Fermeture de la « section noire »

Le temps que les Chinois maîtrisent la production du TR52, on ne parlera plus de Tioxide.

Ils nous ont annoncé la fermeture de la « section noire » et la suppression associée de 169 postes.

Un mouvement de grève s'est immédiatement déclenché et ses éminentes personnes ont été obligées de se sauver par la petite porte.

Aucun plan social n’a été préparé, il faut attendre…

Peu à peu, le masque tombe et Huntsman est bien obligé d’admettre que l’usine est condamnée à moyen terme, sous la pression du ministère du Travail. Il a alors lancé qu’il n’avait pas d'obligation de une procédure de recherche d’un repreneur pour le site mais il savait bien qu’il n’avait aucune intention de vendre, d’ailleurs, pourquoi installerait-il un concurrent ?

L’usine de Calais est donc en plein plan social, les 100 personnes restantes savent que ce sera bientôt leur tour. Ce n’est qu’une question de temps. Le temps que les Chinois maîtrisent la production du TR52, on ne parlera plus de Tioxide.

Pourtant, je persiste à dire que Huntsman n’a pas fait le bon choix car le projet engrais commence à donner des résultats depuis janvier 2015 : on est passé d’un taux de marche de 10 à 25 % sans investissement complémentaire et nous savons que le coût pour rendre cette unité efficiente n’est pas si élevé et serait rentable. On parle de 3 à 5 millions d’euros alors que la fermeture du site va coûter au moins 100 millions.

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