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05 / 09 / 2011 | 4 vues
Bruno Brochenin / Membre
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Du caractère farfelu de « la croissance »

« Quelle est la valeur économique de la prestation du sapeur-pompier ? » Un article récemment publié par Qualitique Magazine tentait une réponse à cette question saugrenue. 

Un esprit sain, pour qui « le pompier » constitue le modèle du don de soi, de l’engagement social volontaire et gratuit, serait tenté de l’évacuer d’un haussement d’épaules : « Ce qui compte ne se compte pas », comme nous le rappelle régulièrement Victor Waknine, tout en promouvant la valorisation économique du bien-être au travail : cherchez l’erreur !

Si la partie monétarisée des échanges sociaux est importante, cela n’en reste qu’une fraction. Prétendre payer d’argent les prestations de son conjoint constitue au mieux une muflerie impardonnable, sinon un motif de divorce, voire un mobile de meurtre. Pourtant, l’insistance de notre époque à étendre sans cesse la sphère de l’économie marchande pour « aller chercher de la croissance » jusque dans le secours porté à son prochain en détresse, il y a de quoi troubler les consciences les plus solides.

Miroir Social ayant la gentillesse de me demander de revenir sur cette question, je vous propose d’y prendre prétexte pour mieux valoriser un aspect du contexte sous-jacent, dans lequel nous vivons et qui conduit certains à poser une telle question : le caractère résolument farfelu d’une certaine « croissance ».

Ne contestons pas le travail des professionnels du soin, de la réparation, de l’assurance, de la police et de la sécurité, leur contribution tant au bien-être individuel qu’à la qualité de vie collective, et le prix économique à payer par la collectivité comme juste rétribution de ce travail.

Prêtons néanmoins attention à la croissance de craintes trop souvent justifiées, d’autres peurs trop souvent imaginaires mais fort bien entretenues par des tiers qui y trouvent leur miel, et d’innombrables désordres malheureusement trop réels (justifiant l’intervention de ces professions).

Exemple parmi tant d’autres, servi de bon matin en cette semaine de « rentrée » par le radio-réveil branché sur une grande antenne nationale : des accidents cardiaques multipliés par trois chez les femmes en seulement dix ans, bientôt à au même niveau que chez les hommes ; stress et addictions de mieux en mieux partagés produisent les mêmes effets. Le progrès et l’égalité font rage, la croissance aussi.

Prêtons plus d’attention encore aux causes de ce phénomène. Les désordres économiques, sociaux et écologiques que nous vivons ne sauraient être le fruit du hasard mais celui de nos activités. Comment penser que leur croissance puisse trouver un quelconque encouragement social ? Nommons le phénomène pour ce qu’il est : un activisme débridé en perte de sens.

Ils sont nombreux à arguer que nos activités trouveraient leur justification incontestable dans « une demande croissante ». Sous leur influence, nous avons pris l’habitude de considérer cette « demande croissante » comme une sainte évidence. Or, rien n’est plus faux.

Les différents niveaux de la demande


Pour le comprendre, distinguons différents niveaux de cette demande :

  • La demande latente (DL) dépend de plusieurs paramètres, comme des contraintes personnelles variables d’un individu à l’autre, une propension à l’avidité propre à chacun et variable selon le type de bien, un ensemble d’incitations externes (la mode, la publicité…), des contraintes externes (par exemple, le marché pourrait proposer des ampoules inusables mais ne propose que des ampoules calibrées pour 1 000 ou 2 000 heures d’usage).
  • La demande instruite Instantanée (DII), correspond à une demande éclairée dans l’état actuel des connaissances et du contexte, dans le respect de soi, d’autrui et de son environnement : la consommation d’essence et les besoins de réparation sont moindres si l’ensemble des conducteurs conduisent prudemment.
  • La demande instruite optimisée (DIO) est une cible accessible grâce à des investissements publics dans la recherche et développement, ainsi que dans la diffusion de la connaissance auprès du public.
  • La demande exprimée (DE), la seule que nous ayons envisagée jusqu’à présent.


Le niveau général de l’instruction a un effet déterminant sur le niveau de la demande exprimée ; cette instruction se construisant dans le débat contradictoire et la confrontation au réel, elle constitue un bien (collectif plus qu’individuel) qui augmente avec la qualité du dialogue social et diminue avec le désordre social.

L’ouverture d’un marché à la concurrence marchande n’est pas neutre par rapport au niveau de demande exprimée. Dans un tel cas, les compétiteurs multiplient les incitations à consommer, et résistent difficilement à la tentation manipulatoire pour contraindre la demande, l’exemple des ampoules (déjà évoqué) étant emblématique : la demande latente (DL) augmente.

Dans le même temps, la mise en compétition généralisée des acteurs est destructrice des comportements altruistes et des comportements coopératifs. De façon connexe, le surcroît de conduites à risques pour l’individu et pour la collectivité induit un surcroît de sinistralité auquel il faut bien faire face. Enfin, l’investissement promotionnel marchand augmente également la demande exprimée (DE).

Les objectifs de l’investissement d’intérêt public et ceux de l’investissement d’intérêt marchand étant distincts, le retour sur investissement de ces deux types d’investissements s’analyse de façon différenciée :

Le « retour sur investissement » d’un investissement d’intérêt public s’analyse en trois parts :

  • le succès de la lutte contre les excès des marchands  par une réduction de la demande latente ;
  • le succès de l’éducation de la demande par une réduction de la demande effective ;
  • le succès de l’éducation de l’offre par une optimisation de la demande instruite.


Le ROI d’un investissement d’intérêt marchand s’analyse différemment :

  • l’élévation de la demande effective au-delà du nécessaire ;
  • l’élévation de l’appétence globale à consommer.


Dans cette perspective, l’on voit clairement que la loi de l’offre et de la demande (en l’absence d’éducation et de régulation sociale) nous offre le choix entre deux tyrannies : celle de l’ignorance ralliée à la sottise ou celle de la cupidité et de l’intempérance réunies ; elle ouvre aux hâbleurs le boulevard de la tromperie.

Pour ce qui concerne la satisfaction des conditions matérielles de la vie ordinaire, toute conscience éclairée par la connaissance, c’est-à-dire par la culture du débat public contradictoire, trouve pour toutes les choses matérielles son niveau de satiété et considère farfelue l’idée d’aller au-delà.

Dès lors, une croissance « compréhensible » tient à la croissance démographique. Sauf à croire qu’une planète finie pourrait connaître une expansion démographique humaine infinie, la croissance indéfinie est une idée mort-née. Dans un contexte de population globalement stable (à la fois du point de vue de son effectif et de sa composition) la croissance est une idée globalement farfelue.

Avouant qu’un régime de trois steack-frites quotidiens serait fatal à quiconque s’y adonnerait, de bonnes âmes nous promettent une économie de la santé (c’est-à-dire du soin) et de la connaissance. Qui peut comprendre ce qu’ils signifient par-là ?

N’observe-t-on pas que des individus satisfaits dans leurs besoins naturels, menant une vie socialement riche et valorisante, vivent généralement fort longtemps et en fort bonne santé ? De quoi faudrait-il les soigner ?

N’observe-t-on pas qu’une société vivant dans la liberté, l’égalité et la fraternité n’éprouve pas le besoin d’en appeler aux forces de l’ordre ?

N’observe-t-on pas la diffusion spontanée du langage et des savoirs entre des êtres avides de partager leurs interrogations et leurs émerveillements ? Que le savoir même est le fruit du dialogue universel entre ces êtres depuis l’origine des temps ? Une quelconque somme d’argent a-t-elle jamais permis à quiconque de produire, de normaliser, de « packager » et de distribuer du savoir ?

  • À « la demande sociale », l’économie n’apporte pas de solution pour la simple raison que ce n’est pas de son domaine. Si l’insécurité, la maladie et l’ignorance ont leurs coûts, la quiétude, la santé et la science n’ont pas de prix ! À moins de trouver le moyen de propager industriellement l’insécurité, la maladie et l’ignorance, l’économie de la santé et de la connaissance ne sauvera pas la croissance.

À tous les fétichistes de la croissance, exprimons que « travailler mieux pour vivre mieux » nous paraît un bien meilleur programme !

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