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Harcèlement au travail : et si tout commençait par « la conscience de soi ? »
Le harcèlement, qu’il soit scolaire ou professionnel, est un fait grave. Il porte atteinte à la dignité, à la santé mentale, et parfois à la vie même de celles et ceux qui le subissent. Il ne peut, en aucun cas, être excusé, minimisé ou relativisé.
Son traitement doit donc comporter une réponse ferme, disciplinaire, institutionnelle, judiciaire (voir sur ce plan la campagne lancée par Technologia pour la modification de la loi sur le harcèlement moral en lien avec plusieurs groupes parlementaires.
Mais pour être efficace, cette réponse ne peut s’arrêter à la seule logique de sanction. Si nous voulons que les situations ne se répètent pas, il faut s’attaquer aux racines systémiques, culturelles et humaines du phénomène. Et parmi ces racines, l’absence de « conscience de soi » joue un rôle majeur, encore trop ignoré dans les politiques de prévention.
Le nécessaire rappel de la responsabilité
Rappelons-le clairement : le harcèlement au travail constitue un délit, inscrit dans le Code pénal. Il doit être documenté, instruit, puni. Mais, comme le constatent de nombreux observateurs et les représentants du personnel, le recours à la justice est coûteux financièrement et humainement, et laisse souvent les victimes seules face à l’épreuve. Les procédures existent, mais les témoins se taisent, les directions tardent, et la peur souvent isole. Le harcèlement se poursuit donc encore trop souvent dans l’ombre, jusqu’à ce que la victime tombe malade ou rompe le lien avec le travail.
Comprendre pour mieux prévenir
S’attaquer aux causes ne signifie pas excuser. Cela signifie empêcher que cela recommence. Or, un encadrant qui harcèle n’est pas toujours un prédateur cynique, mais parfois un professionnel mal formé, sous pression, inconscient de ses pratiques, pris dans une culture managériale toxique. Là encore, le refus de se voir tel qu’on est, alimente le problème. Comme le rappelle Juliette Han, neuroscientifique à Harvard :
« La conscience de soi est la compétence la plus sous-estimée et pourtant la plus importante pour réussir au travail. » Lors d’une interview à la BBC le 21 sept 2023 cette scientifique précisait que « la conscience de soi consiste à se connaitre soi-même et à connaitre son environnement pour savoir comment agir différemment »
Or, cette conscience de soi est rarement développée, évaluée ou même abordée dans les entreprises, tant chez les dirigeants que dans les corps intermédiaires. Pourtant, elle est un socle commun de prévention, car elle permet :
- D’identifier ses propres zones d’aveuglement relationnel.
- D’éviter les escalades, les tensions mal gérées, les rapports de domination larvée.
- De remettre en cause ses pratiques quand elles deviennent sources de souffrance.
Un impensé organisationnel : la culture de l’aveuglement
Comme l’a montré la philosophe et psychanalyste Alice Miller, un individu qui n’a jamais eu le droit de construire « une identité digne » devient souvent soit oppresseur, soit victime silencieuse et parfois les deux, successivement. Ces scripts appris tôt dans la vie se rejouent au travail, parfois sous des formes relationnelles insidieuses.
Mais il ne s’agit pas uniquement de psychologie individuelle. Les environnements professionnels entretiennent eux-mêmes cette inconscience collective :
- Par le culte de la performance immédiate.
- Par la peur de l’échec.
- Par le tabou de la vulnérabilité.
- Par la pression à « tenir » plutôt qu’à comprendre.
Ces mécanismes favorisent une culture de l’évitement, que dénoncent régulièrement les élus du personnel : refus d’ouvrir les yeux sur les risques psychosociaux, minimisation des alertes, absence d’enquête sérieuse. Le harcèlement dans ce contexte devient souvent un révélateur du dysfonctionnement global.
Représentants du personnel : entre lucidité et isolement
Les représentants du personnel sont souvent les premières sentinelles de ces dérives, car ils reçoivent la parole des salariés. Mais ils sont aussi les premiers à s’épuiser, confrontés à l’inertie des directions ou à la crainte de représailles. Nombre d’entre eux constatent que les alertes sur les RPS ou les actes d’autoritarisme déviant ne sont prises au sérieux qu’une fois les dégâts constatés – ou médiatisés.
Beaucoup réclament des formations spécifiques à la détection des signaux faibles, à l’analyse des jeux relationnels pathogènes, et à l’écoute active, qui suppose aussi… une certaine conscience de soi.
Que faire ? Mieux prévenir, à tous les niveaux
Voici quelques propositions, issues à la fois de la recherche et des pratiques de terrain :
1. Inclure la conscience de soi dans les référentiels managériaux.
Elle doit être considérée comme une compétence professionnelle, observable et travaillable, au même titre que la capacité à décider ou à piloter un projet.
2. Former les managers à l’autoréflexivité
Sur le plan de la formation on note une sensible accélération dans les grandes écoles de management. Ainsi à l’Insead les formations des cadres dirigeants font depuis quelques années une bonne place à « la conscience de soi ». Les véritables changements dans les méthodes de management surviennent quand les encadrants ont fait preuve d’autoréflexivité pour mieux se comprendre dans leurs interactions professionnelles. La conscience de soi est le socle des autres connaissances pour mieux animer les équipes et faire preuve d’empathie et de confiance. Par le biais de formations, d’ateliers d’analyse de pratique, de supervision externe. Comme le préconisent Yves Clot ou Christophe Dejours, la pensée sur le travail est aussi un acte de santé.
3. Créer des espaces d’écoute et de parole “rendus possibles”
Non pas pour "se plaindre", mais pour construire une écologie de la relation au travail, où chacun puisse nommer ce qui dysfonctionne sans être disqualifié. ‘ voila pourquoi Technologia, aux côtés d’autres préventeurs, demande à ce que l’écoute des salariés soit élevée au rang des grands principes de prévention.
4. Mieux reconnaitre et appuyer l’action des représentants du personnel
Leur rôle est central, mais ils doivent être outillés, formés, reconnus dans leur savoir au besoin appuyé par leurs experts, notamment dans la gestion des risques humains, pas seulement juridiques.
5. Aller au-delà de la tolérance zéro : définir un “vouloir vivre ensemble”
Être “contre le harcèlement” ne suffit pas. Il faut travailler ce que nous voulons “pour” nos organisations : des lieux d’apprentissage, de respect, d’écoute mutuelle, d’équité réelle. Cela suppose un engagement collectif, pas une simple communication de crise.
Vers une conscience collective ?
Comme l’écrivait Hannah Arendt, « Le mal radical n’est pas celui des monstres, mais celui des hommes ordinaires qui cessent de penser. » Il en va de même au travail : le harcèlement prospère là où la conscience s’efface. Ce n’est pas un problème d’individus seuls, mais de collectifs, de cultures, de responsabilités partagées.
La conscience de soi, individuelle et collective, est donc bien plus qu’un luxe ou un supplément d’âme : c’est une condition de survie et de justice
- Santé au travail parrainé par Groupe Technologia