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05 / 11 / 2025 | 9 vues
Jacky Lesueur / Abonné
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Défense, énergie, numérique : l’ESG au service de l’autonomie stratégique ?

Tandis que la communauté financière planche sur l’ESG 2.0, l’Europe cherche à renforcer sa souveraineté dans les domaines clés de la défense, de l’énergie et du numérique. Faut-il repenser les critères ESG pour les adapter aux réalités industrielles et sécuritaires du continent ? Candice Boclé, Directrice de l'investissement responsable,  chez Mandarine Gestion fait part de ses réflexions sur ce sujet important....

 

Souveraineté de défense : des compromis sans se compromettre

 

Longtemps en marge des réflexions ESG, le secteur de la défense occupe tous les esprits depuis le début de la guerre en Ukraine. Selon Morningstar1, l'exposition aux actions du secteur de la défense dans les fonds ESG européens a triplé au cours des trois dernières années, passant de seulement 0,6 % en moyenne en 2022 à près de 2 % en juin 2025.

 

La défense n’a jamais eu besoin des fonds ESG pour se financer mais l’éthique, la transparence et la durabilité rendent l’ESG de plus en plus pertinent pour un secteur longtemps sous-investi. Récemment, la France a renforcé le développement du cloud de défense souverain, piloté par la DIRISI (Direction Interarmées des Réseaux d'Infrastructure et des Systèmes d'Information), afin de sécuriser ses infrastructures critiques tout en maîtrisant leur empreinte environnementale. Ce projet s’inscrit dans une logique de cybersécurité et de sobriété énergétique.

 

Par ailleurs, les achats publics de défense intègrent désormais des critères sociaux et environnementaux. Le programme européen EDIDP (European Defence Industrial Development Programme) impose aux fournisseurs de respecter des standards ESG, notamment en matière de conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement.

 

Dans le même temps, les systèmes d’armes autonomes, dont le développement rapide échappe encore à un cadre normatif international, posent des défis en matière de gouvernance responsable. En soulevant des questions d’éthique, de responsabilité et de transparence, ils illustrent la nécessité d’intégrer la gestion des risques technologiques dans le pilier G de l’ESG.

 

Souveraineté énergétique : la durabilité comme levier d’indépendance

 

L’Europe importe près de 60% de son énergie (pétrole, gaz, charbon)2. La guerre en Ukraine a mis en lumière la dépendance énergétique de l’Europe, notamment vis-à-vis du gaz russe. Les ministres de l'Énergie de l'Union européenne ont approuvé, le 20 octobre dernier, l'interdiction totale des importations de gaz russe d'ici fin 2027. Parallèlement, les investissements européens dans les énergies renouvelables ont augmenté de 63 % au premier semestre 20253, atteignant un niveau historique. Le continent bénéficie d’une façade maritime très vaste, de massifs montagneux, de zones ensoleillées au sud, venteuses au nord…

 

Autant de particularités qui permettent de produire de l’hydroélectricité, de l’éolien (onshore et offshore), du solaire, mais aussi d’explorer la géothermie, la biomasse ou encore le biogaz. L’Allemagne a lancé en 2024 le programme SolarBoost, visant à tripler sa capacité photovoltaïque d’ici 2030. De son côté, la France a inauguré en 2025 le projet H2Med, un corridor d’hydrogène vert reliant Marseille à Barcelone, soutenu par l’UE. Enfin, il ne faut pas oublier le nucléaire, qui relève d’une forme de souveraineté "intellectuelle" européenne.

 

Au-delà des politiques publiques, des incitations fiscales et des partenariats public-privé, les investisseurs jouent un rôle clé dans cette transformation. Les plans de transition énergétique exigés par la directive CSRD permettent aux entreprises comme Engie ou Siemens Energy de démontrer leur alignement avec les objectifs de l’Accord de Paris tout en renforçant leur résilience face aux chocs géopolitiques. L’efficacité énergétique, la circularité des ressources et la décarbonation des chaînes de valeur deviennent ainsi des critères de souveraineté industrielle. Le groupe Schneider Electric, par exemple, intègre ces dimensions dans ses rapports ESG pour piloter ses investissements en Europe.

 

Souveraineté numérique : l’ESG comme catalyseur de résilience technologique

 

Face à la domination des géants technologiques américains et chinois, l’Europe renforce sa souveraineté numérique. En 2025, la Commission européenne a lancé l’Observatoire de la souveraineté numérique, chargé de suivre les dépendances technologiques et de promouvoir des alternatives européennes. Selon le Cigref4, 80 % des dépenses européennes en logiciels et services cloud bénéficient encore à des entreprises américaines.

 

Les centres de données, bien que moteurs de croissance, posent des défis ESG majeurs. Le projet GreenDataHub, porté par OVHcloud, vise à réduire l’empreinte carbone des data centers en France grâce à la récupération de chaleur et à l’alimentation en énergies renouvelables. La localisation des données, la transparence algorithmique et la cybersécurité sont désormais intégrées dans les politiques ESG des entreprises comme Thales, qui développent des solutions cloud souveraines et responsables.

 

Concernant l’intelligence artificielle (IA), l’Europe peut incarner un modèle plus sobre (via des acteurs comme Mistral par exemple), éthique et durable. L’Europe doit investir dans des capacités de calculs et de recherche pour rester compétitive. Les investisseurs responsables sont aujourd’hui confrontés à un dilemme : le secteur technologique, longtemps considéré comme un pilier des portefeuilles ESG, voit son empreinte carbone exploser avec l’essor de l’intelligence artificielle et des infrastructures numériques.

 

Dans une optique d’innovation, il s’agit de redéfinir les critères ESG à l’ère de l’IA, tout en utilisant le levier de l’engagement actionnarial pour influencer les stratégies énergétiques et éthiques des géants du numérique. En effet, l’ESG peut orienter les investissements vers des technologies respectueuses de la vie privée, de l’inclusion et de la cybersécurité.

 

Des cadres ESG repensés

 

Les investisseurs responsables sont conscients que la défense, la sécurité, le coût de l’énergie et l’impact de l’IA sont désormais au premier plan. Ils sont forcés de repenser leurs filtres et modèles d’analyse, ainsi que revoir leur gamme de produits pour continuer d’innover.

 

ESG et souveraineté sont loin d’être antagonistes. Ces deux dynamiques peuvent se renforcer mutuellement et dessiner les contours d’un modèle européen résilient, durable et autonome. Des initiatives comme le Digital Decade 2030 ou le Green Deal industriel montrent que cette synergie est non seulement possible, mais nécessaire pour bâtir une Europe plus souveraine et durable.

 

L’intégration des critères ESG dans les politiques de souveraineté européenne ne relève pas d’un simple alignement réglementaire. Elle traduit une évolution profonde des modèles de gouvernance, où la performance durable devient indissociable de l’autonomie stratégique. En somme, l’ESG peut devenir un levier puissant de souveraineté européenne, à condition de dépasser ses dogmes initiaux et d’intégrer les réalités géopolitiques et industrielles du continent.

 

Sources :

1) Comment les fonds ESG ont appris à aimer les armes, Morningstar, 2025

2) EU Energy in Figures: statistical data on EU energy sector, EU, 2024

3) New Energy Outlook, BloombergNEF, 2025

4) La dépendance technologique aux softwares & cloud services américains : une estimation des conséquences économiques en Europe, CIGREF, 2025

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