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28 / 10 / 2020 | 104 vues
Cathy Simon / Membre
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Anarchie des normes et télédémagogie : quelle sera la « stratégie du choc » pour le patronat ?

Depuis la nuit des temps, nous savons que les crises sont les grandes révélatrices de vérités non dites (ou pas complètement), publiquement « complexées », mises sous le boisseau le temps qu’une occasion offre à celles-ci les moyens de leur éclosion triomphale. Dans une forme « très particulière » (pour ne pas dire complotiste), cette thèse a récemment été réactualisée par la journaliste canadienne Naomi Klein, dans son retentissant ouvrage La stratégie du choc (1).
 

Dans celui-ci, Naomi Klein soutient que les désastres (catastrophes naturelles, attentats, crise politique fatale etc.), générant par là des « chocs psychologiques » au sein des populations victimes, sont un formidable moyen (plus ou moins volontaire) pour les « ultralibéraux » (nourris à la pseudoscience économique de l’école de Chicago, jadis tenue par un certain Milton Friedman notamment) d’imposer leur doctrine, aidés en cela par la main de fer de l’État désormais à leurs bottes, en appliquant leurs potions « magiques » que constituent la « privatisation » intégrale des biens (communs) et des services (services publics, Sécurité sociale…), voire de l’existence toute l’entière. Autrement dit : la mise en coupe « réglée » du réel et de la réalité sous la seule et nécessaire « loi » du marché.
 

En dépit des outrances que ce livre contient, l’essentiel, déjà brillamment pointé par Marx demeure : le capitalisme a une formidable capacité d’adaptation, il sait faire feu de tout bois et, grâce à la puissance « démiurgique » qu’il détient, de se renforcer au contact de ses adversaires les plus tenaces jusqu’à les retourner à son avantage de l’intérieur comme un gant. Par l’insatiable appétit qui l’anime, l’ogre semble immaîtrisable et irrésistible.
 

Ainsi, à observer les indices qui pullulent aujourd’hui, repérables dans les thèses avancées par certains « faiseurs d’opinions » (certaines « branches » du patronat, essayistes « de tous ordres »…), il nous paraît légitime de nous demander si, à la « faveur » de la dramatique crise actuelle, un usage « immodéré » et cynique, donc parfaitement opportuniste, n’est pas fait des leviers et des outils qui sont censés nous permettre de potentiellement en sortir par le haut ?
 

Hié-anarchie des normes (Syntec)
 

S’il en était encore besoin, les récentes négociations qui ont eu lieu dans la branche BETIC ont parfaitement  illustré les conséquences du mouvement de « décentralisation » vers l’entreprise de la « fabrique de la norme », notamment de l’opportunisme en découlant structurellement. Ce long mouvement qui a débuté avec les lois Auroux en 1982 finira-t-il par absolument consacrer la primauté de la norme d’entreprise sur les autres niveaux que sont la branche, l’inter-pro et, bien sûr, le niveau législatif ?
 

Les choses ne sont pas si simples. Les négociations relatives à l’APLD (2) (que FO n’a pas signées) révèlent que l’ancienne « hiérarchie des normes » est aujourd’hui devenue (crise du covid-19 aidant) une « anarchie » des normes, à la faveur bien sûr du patronat le plus armé.
 

Les « normes » sont désormais en libre-service, selon les avantages que le patronat souhaite en tirer, et à la carte, en fonction de la taille des entreprises : les plus grandes d’entre elles pouvant, plus que jamais, continuer de régner en maître. ce qui ne fera qu’accentuer les inégalités encore davantage, aggravées par la « réforme » des OPCA qui a contribué à casser la solidarité et la mutualisation des financements entre entreprises en défavorisant, ce faisant, encore davantage les plus petites structures dont les marges de manœuvre sont beaucoup plus étroites. Ce qui est flagrant s’agissant de la formation professionnelle notamment (plan de formation…), comme l’a fort bien dit notre militant Robert Beraud, responsable des négociations au sein de la branche BETIC.
 

Le dispositif normatif relatif au droit social est devenu un couteau suisse pour le patronat et ses idiots utiles : dans certains cas, on renvoie la négociation au niveau de l’entreprise ; dans d’autres, on se débrouille pour qu’il y ait, au même niveau, une décision unilatérale de l’employeur. On « bricole » finalement pour qu’une norme s’applique sans l’intervention des organisations syndicales (il n’y pas de temps à perdre, seule l’urgence décide).
 

Ainsi, s’agissant de l’APLD, il y a tout lieu de penser qu’il sera imposé dans les entreprises, par décision unilatérale de l’employeur. Si la branche demeure, elle a en revanche perdu son caractère prescriptif (au bon sens du terme). Elle est devenue une machine ne servant plus, trop souvent, qu’à « ouvrir les vannes » dans le seul intérêt du patronat et de son pouvoir qui ne cesse de se renforcer.

 

Le symptôme d’une telle conception se vérifie dans le fait que seul un relevé de décisions (et plus un compte rendu révélant les positions et les revendications des uns et des autres) sort des « négociations » (le mot reste), lequel ne sert surtout qu’à refléter le consensus mou auquel certaines organisations syndicales et le patronat parviennent parfois.
 

Dans sa forme, la branche est devenue une sorte de vulgaire conseil d’administration, un organe gestionnaire qui considère qu’il n’a plus à prendre les revendications exprimées par les organisations syndicales encore sérieuses en considération. FO a d’ailleurs été la seule organisation syndicale à exiger que ses revendications figurent dans ledit relevé de décisions. De quelle autonomie des « partenaires sociaux » parle-t-on ? De quelle « démocratie sociale » se revendique-t-on ?

 

Le but de la branche n’est plus de poser un cadre contraignant (pour notre part, nous n’avons cessé de faire en sorte qu’elle le soit pendant les négociations), le patronat sait profiter des subsides de l’État mais en les utilisant dans le sens de ses intérêts particuliers immédiats, sans véritablement se hisser au niveau de l’intérêt collectif. Au niveau de la branche, le patronat veut aujourd’hui « bousculer » et bouleverser un certain nombre de dispositifs (en les présentant comme transitoires) en brisant leur logique inhérente : ainsi du forfait jours qui a été initialement conçu pour certains cadres dont les fonctions nécessitaient davantage d’autonomie dans l’organisation de leur temps de travail mais que le patronat souhaite aujourd’hui généraliser à d’autres catégories de salariés qui n’ont pas nécessairement besoin d’une plus grande autonomie (temporelle) pour la réalisation de leurs missions.

 

Ainsi, on mobilise le dispositif du forfait-jours en le vidant de sa substance et en le privant du critère qui en fait sa justification (il devient simplement un moyen pour travailler plus tout en gagnant moins). On présente toutes ces mesures comme étant transitoires (généralement en vigueur jusqu’au 31 décembre 2022). Or, qui ne voit, qu’elles font figure de cheval de Troie pour démanteler la législation du travail toujours davantage ?

 

Télédémagogie

 

La boucle n’est cependant pas complètement bouclée car, dans cette volonté d’atomisation du « corps » social, il reste encore une étape à franchir pour nos brillants néolibéraux afin de complètement arriver à leurs fins : la mise en place de la démocratie « numérique » d’entreprise. Démocratie numérique d’entreprise réduite à sa seule véritable expression : le référendum numérique.
 

À travers le fétichisme technique dont les défenseurs de ce « modèle » sont gravement atteints, il faudrait que tous se convainquent que c’est essentiellement l’outil qui permet la démocratie. Plus exactement, que c’est en permettant à l’individu-salarié (mieux, tous les travailleurs « indépendants » que nous sommes tous censés devenir) d’être vraiment seul « face à lui-même » et de son outil, qu’il trouvera, du tréfonds de sa conscience et de la magie numérique, les lumières qui lui permettront de trouver la bonne co-décision avec son bienfaiteur « donneur d’ordres ».
 

Voici (vulgairement) recyclée l’ancienne thèse rousseauiste mise au goût du jour « individualiste » de notre époque. On se souvient que, pour Rousseau, il n’y avait pas de plus grand danger politique (donc démocratique) que les menaçants « corps intermédiaires » (les sociétés partielles qui composent la cité), toujours susceptibles d’empêcher la volonté générale de se former dans sa sublime et authentique expression, à cause de leurs irrésistibles volontés particulières et des intérêts égoïstes « particuliers » qui les animent fatalement.
 

Pour conjurer cette pesante menace à l’égard de la démocratie, Rousseau en appelait à la solitude du citoyen pour permettre et, le cas échéant, garantir la « pureté » de sa décision (3).
 

En somme, de court-circuiter les « corps intermédiaires » (ou « ses » sociétés partielles) pour laisser seul à seule l’individu-citoyen d’un côté et la volonté générale du peuple de l’autre (en nous appuyant sur cette conception, ici rappelée à grands traits, nous connaissons les conséquences néfastes que certains acteurs de la Révolution française sauront (partialement hélas) en tirer à travers la loi Le Chapelier notamment et la tournure « libérale » alors prise par ladite révolution).
 

Ainsi, le professeur d’économie Olivier Babeau, très en vue actuellement (en particulier sur les plateaux télé), propose, outre son souhait de voir le « monopole » syndical supprimé au premier tour des élections professionnelles (4) afin de permettre à tout salarié de pouvoir se présenter « en dehors de toute organisation syndicale », pour enfin « redonner » le pouvoir aux salariés, de recourir au référendum d’entreprise. Ainsi, selon cet auteur, il faudrait encourager l’accès aux outils numériques « pour favoriser le dialogue social en le modernisant », la modernité s’entendant ici comme la possibilité offerte par les nouvelles technologies aux salariés de directementexprimer leurs revendications (à travers le référendum numérique donc, lequel « pourrait permettre à chaque salarié de s’exprimer sur des sujets divers »).
 

Dans ce monde enchanté du numérique et de la manifestation de sa « liberté individuelle » par un seul clic, les médiations (notamment syndicales) sont perçues comme foncièrement néfastes et antinomiques avec la démocratie (sociale) car elles empêcheraient en réalité l’individu-citoyen dans l’entreprise d’exprimer ses véritables aspirations et la réalisation de son autonomie (afin que chaque salarié « n’opine que d’après lui »).

 

Mais si cette mythologie « démocratique » (3.0) reprend aujourd’hui de la vigueur, c’est bien parce qu’elle est étroitement liée à l’essor inédit du télétravail, consécutif aux mesures sanitaires qui ont dû être appliquées massivement.

 

Essor du télétravail qui, selon certains, peut être interprété comme le signe avant-coureur d’un essoufflement sérieux du salariat. Comme en témoignent les récents propos de Jean-Pierre Robin, qui se demandait si le télétravail n’allait pas bientôt sonner le glas du salariat, en précisant que le recours massif et contraint au travail à domicile imposé par le covid-19 s’inscrivait dans une « tendance de fond vers plus d’autonomie ». Et de se demander si nous ne serions pas en train de « revenir » à une tradition ancienne, à savoir le travail à domicile, après la parenthèse du salariat « née avec la première révolution industrielle qui a « enfermé » les travailleurs dans des usines au XIXe siècle » ?
 

Ce propos fait bien entendu écho à ceux tenus par le juriste Jacques Barthelemy lorsqu’il avance que « le droit a été façonné par la civilisation de l’usine et ses modes hiérarchiques d’organisation. Les nouveaux modes de fonctionnement de la civilisation du savoir doivent conduire au dépassement du droit du travail par celui de l’activité professionnelle » et qu’il fallait par conséquent, à tout le moins, dépasser « l’opposition salarié/indépendant, tenir compte, d’un côté, du degré d’autonomie réelle des salariés et, de l’autre, de la capacité effective des indépendants à négocier » en définissant un (nouveau) « statut » intermédiaire entre salarié et indépendant, le travailleur du troisième type en somme…

 

L’idée subreptice qui coule sous ces propos, profondément idéologiques et dans lesquels règne un certain nombre de confusions, est qu’au regard des nouveaux modes d’organisation (dont le télétravail et la demande d’autonomie qui seraient censées l’accompagner) il n’y aurait plus grand sens à invoquer le « lien de subordination » (donc le salariat) pour définir les liens qui « unissent » désormais les « travailleurs » et leurs « commanditaires ». Le télétravail bouscule certes le lien de subordination cher en effet à « l’usine manufacturière », avec son unité de temps, de lieu et d’action. Quelqu’un travaillant « chez lui » ne vivra pas le lien de subordination de la même manière qu’un autre quotidiennement « attaché » à son bureau. Mais ce lien n’en demeure pas moins, peut-être même d’une manière plus exacerbée encore car le salarié peut perdre le cadre protecteur que sa « communauté » de travail peut lui fournir, notamment à travers son engagement syndical.
 

Mais tout le monde comprend qu’il ne s’agit plus ici tant du télétravail, qui peut être une bonne chose lorsqu’il est limité, bien encadré et réellement basé sur le volontariat, que de la transformation du salarié en travailleur « indépendant » œuvrant à son domicile.

 

La boucle est bel et bien bouclée, avec le « télétravail massif » (pour ceux qui le peuvent), il est plus que temps pour les néo-libéraux d’annoncer que le salariat « classique » est mort (et le syndicalisme avec lui), donc que vive le néo-travailleur solitaire de la démocratie du simple clic. Le « choc » actuel laisse-t-il augurer, comme l’avance la thèse de Naomi Klein, un renforcement de l’emprise idéologique « libéral », glissant pour de bon dans « l’ultralibéralisme », dans notre législation et dans nos pratiques professionnelles ? Rien n’est moins sûr mais beaucoup de mal risque tout de même d’en découler si nous ne nous mobilisons pas suffisamment. L’histoire nous dira plus vite que nous le pensons dans doute si le capitalisme aura su se « réinventer » en tirant « profit » de la grave crise actuelle ou si, au contraire, le politique (et la politique au sens noble du terme) aura enfin réussi à reprendre ses droits en mettant un terme à l’hégémonie dévastatrice de la cupidité capitaliste.

 

De toutes ses forces, notre organisation syndicale contribuera à la réalisation de cette dernière hypothèse car si le dépassement du salariat a toujours été pour elle une fin à atteindre, elle sait pertinemment qu’il ne pourra pas se faire dans la « solitude » des consciences mais qu’il devra être porté par une force collective capable de transcender les petits intérêts particuliers (sans pour autant les nier) dans le but de garantir de véritables droits sociaux à tous les travailleurs, capables de les protéger en toutes circonstances, dans la perspective d’un progrès continu de l’égalité et de la liberté.

 

1. Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Acte sud, 2008.

2. Activité partielle longue durée. Voir notre communiqué du 11 septembre 2020 : https://fecfo-services-syn-tec.fr/activite-partiel-longue-duree-fo-ne-signe-pas-laccord/ Section Services 

3. Pour Jean-Jacques Rousseau, « Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui ». Livre 2, chapitre 3, du Contrat social.

4. Selon lui, les salariés qui construisent « leur propre réseau » et développent ainsi leur influence au sein de l’entreprise grâce aux outils numériques « doivent pouvoir se présenter aux élections, dès le premier tour ».

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