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05 / 02 / 2024 | 169 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Lutter contre les idées reçues pour prévenir les crises suicidaires

En ce 5 février, une nouvelle journée nationale se profile, consacrée à la mobilisation, à l'information et à la formation pour la prévention du suicide. Portée par des associations et des préventeurs tels que le cabinet Technologia, cette initiative est plus que bienvenue. Reconnaissons-le, notre pays en a grandement besoin. Pour ceux qui osent encore se pencher sur ce sujet délicat, c'est une invitation à briser les tabous, une opportunité de réfléchir et de découvrir un aspect souvent négligé de l'existence.


Cette vie dans nos sociétés modernes, où la mort est souvent bannie, reléguée comme un phénomène aléatoire et lointain, peut nous laisser nous interroger sur sa réalité. Sommes-nous réellement mortels, ou bien est-ce une illusion ? Cette disposition singulière, cette « affirmation positive devant l'existence », comme aurait dit le poète Rilke, est probablement largement influencée par notre culture et les médias. Elle nous pousse parfois à accepter nos égarements dans la frivolité, le consumérisme débridé, et parfois l'inhumanité.

Lutter contre les idées reçues sur les suicides


Pourtant, rien n'est plus essentiel que cette introspection sur le suicide, comme l'a souligné Albert Camus. Juger si la vie vaut ou non la peine d'être vécue est, en effet, le problème philosophique le plus sérieux qui se pose à l'être humain. Pour ceux qui cherchent encore leur raison d'être, leur but dans l'existence, qui s'interrogent sur cette dimension, le livre "Idées reçues sur le suicide", que Michel Debout, psychiatre, et moi-même publions aujourd'hui aux éditions du Cavalier Bleu, peut offrir des perspectives intéressantes. Ce livre souligne également que l'on ne se découvre réellement qu'en allant vers les autres, que notre chemin de vie suppose empathie, voire compassion, et une attention à l'humanité. Ainsi, la prévention du suicide dépend avant tout de cette sensibilité envers nos semblables.


Il est indéniable que la France, pays des droits de l'homme, de la bonne chair et du luxe, a besoin d'ouvrir ce débat. Peut-on continuer "comme d'habitude" avec un tel malaise ? Le pays a récemment connu trois rébellions successives liées aux exclusions et aux inégalités ressenties sur les territoires : d'abord les Gilets Jaunes, puis les banlieues, et enfin les agriculteurs. La surmortalité par suicide s'ajoute à ces maux, révélant une autre facette du malaise.
 

  • Chaque année, environ 130 000 personnes sont hospitalisées en urgence en raison d'un passage à l'acte, et près de 10 000 victimes disparaissent pour cause de suicide. Cette vague morbide affecte un entourage déjà fragilisé. On peut estimer que chaque suicidé, chaque survivant d'une tentative de suicide, est en interaction régulière avec une quinzaine d'autres personnes au quotidien. Par ricochet, la vague suicidaire concerne peu ou prou 2 millions de Français chaque année.



Ce halo morbide se répète, invariable, mois après mois, de manière cumulative. La perte d'un être cher par suicide laisse une trace éternelle et indélébile dans la mémoire. Elle suscite des interrogations, des déstabilisations, voire des sentiments de culpabilité et des passages à l'acte. Ce phénomène se manifeste souvent dans les grandes entreprises, où les drames suicidaires peuvent, en raison d'une faiblesse de la prévention, inciter à d'autres passages à l'acte. Depuis 1997, Technologia intervient pour prendre en charge ces crises qui, faute d'analyse et de prévention adéquates, peuvent se propager sous forme de "suicides en grappe". Cela se produit particulièrement lorsque le drame fait l'objet d'un déni et d'un rejet par les dirigeants, qui le réduisent à une simple cause personnelle, tels des problèmes de couple ou de santé psychique. Le suicide demeure toujours plurifactoriel, mais cela ne signifie pas que l'activité professionnelle, qui occupe les deux tiers du temps éveillé des individus, n'est pas concernée. Bien au contraire, il est essentiel d'analyser ce que le suicide nous révèle sur le travail, de diagnostiquer pourquoi le travail n'a pas joué son rôle protecteur de santé. Les dirigeants redoutent souvent de voir leur responsabilité engagée à l'occasion d'un suicide reconnu avec imputation professionnelle. Ces drames liés au travail demeurent nombreux, estimés à environ 1200 chaque année.

Un rendez-vous manqué avec les vivants

Le suicide, en tant que protestation et refus de toutes les injustices sociales menant au désespoir, est aussi un cri adressé aux autres. Comme le souligne Michel Debout, il résulte en quelque sorte d'un rendez-vous manqué avec les vivants. Un autre rendez-vous a été manqué sur le plan historique, celui des femmes et des hommes politiques avec le grand sociologue Émile Durkheim. Ce dernier a fondé la sociologie sur l'étude du suicide en tant que fait social, illustrant l'état de délitement d'une société. Il y a plus de 100 ans, Durkheim montrait déjà que le nombre des suicides était un indicateur du malheur moyen. Selon lui, le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux auxquels appartient un individu. Plus l'individu est intégré socialement, c'est-à-dire fait partie d'une communauté forte (association, syndicat, parti politique, famille, entreprise, profession, etc.), moins il a de risque de se suicider. Il est surprenant que notre pays ait subi un tel atermoiement alors que nous avions une telle avance dans l'analyse de ce phénomène. Les gouvernants se sont détournés de cet héritage, négligeant une recherche et un enseignement majeurs. La France a ainsi accumulé un retard manifeste dans la prévention du suicide, entraînant chaque année une surmortalité de plusieurs milliers d'êtres humains. C’est de cela dont il est question. Qu’il y ait un malaise dans la société cela peut s’admettre que l’on ne se donne pas les moyens ou si peu pour traiter les facteurs de ce mal être est juste insupportable.
Pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi un tel hiatus s'était instauré, en dépit des travaux de Durkheim traduits dans le monde entier. Pourquoi un tel gâchis en raison de cette discontinuité ?


Un jour, lors d'une manifestation que nous organisions à l'Assemblée nationale pour la prévention des crises suicidaires, le professeur émérite de médecine légale Jacques Védrinne m'en a expliqué la raison 
- Le film "La vie des autres", tu t'en souviens ?"
-Oui, j'avais vu ce magnifique film sorti en 2006, qui retraçait les agissements de la sinistre Stasi en Allemagne de l'Est en 1983, avant la chute du mur de Berlin en novembre 1989. La Stasi espionnait alors un dramaturge célèbre et sa maîtresse, les soupçonnant d'être critiques envers le gouvernement communiste de l'époque.
-  Te rappelles-tu les documents que les opposants politiques voulaient faire passer à l’Ouest ?
-  J'avouai mon ignorance, ayant oublié cet aspect essentiel du film.
- Eh bien, ils cherchaient à faire connaître au monde entier les statistiques sur le nombre impressionnant de suicides en Allemagne de l’Est.
-  Ah, d'accord !
- Tu comprends, les morts par suicide sont hautement significatives, elles parlent à toutes et tous, bien au-delà des vies perdues. Elles sont le reflet d'un mal-être que le gouvernement d’Erich Honecker voulait occulter pour se maintenir.
- Oui, ces statistiques de morts par suicide étaient subversives, en quelque sorte ?
- Oui, et on connaît la suite.
Cette réflexion de Védrinne m’a permis de mieux décrypter l’approche de cette thématique par nos femmes et hommes politiques.

Deux grandes attitudes


Deux grandes attitudes se retrouvent constamment : La tentation du renoncement qui conduit à l’impuissance en considérant qu’il n’y a rien à faire, que seules les associations sont légitimes à agir et celle de l’euphémisation, en partant du principe que la situation va s’arranger d’elle-même avec l’amélioration économique. Elle-même portée par le progrès permis par les technologies… il serait urgent d’attendre. Approches binaires qui évacuent toutes les actions pourtant nécessaires tout au long de l’année. Tant en matière d’information, de réflexion collective, de formation et d’animations sociales et professionnelles pour circonscrire et restreindre ce fléau. « Mourrez dans le silence » car ce sujet est trop lourd à porter par les stratégies de santé publique, trop angoissant pour être pris à bras le corps.


Pour faire face à ces résistance en 2011, j’avais pris l’initiative de lancer l’appel dit des « 44 » soutenu par nombre de grandes figures comme les psychiatres Boris Cyrulnik et Michel Debout qui avait lancé cette exigence dix ans auparavant , les sociologues De Gaulejac et Norbert Alter et pratiquement toutes les organisations syndicales qui s’y étaient associées afin d’amener les pouvoirs publics à la création de l’Observatoire national du suicide pour nous aider, les préventeurs sur terrain, à agir. La bataille a été dure et après quelques milliers de signatures, cet observatoire a été enfin créé en 2013 pour nous permettre de bénéficier des éléments de connaissance et de statistiques indispensables à l’action. C’est la démonstration que l’on doit poursuivre cette lutte pour une meilleure prévention car il reste tant à faire et pas simplement lors de ces journées nationales.


Les Français pourtant attendent une action forte de la part des pouvoirs publics. Ainsi comment ne pas comprendre l’attachement des Français à la cause des agriculteurs sans prendre en compte la dimension sacrificielle de cette communauté, qui aboutit chaque année à un risque de surmortalité supérieur de 30,9% à celui des actifs des autres régimes. En octobre 2022, la dernière étude publiée par la Mutualité Sociale Agricole reconnaissait, pour l’année 2016, 529 décès par suite de suicide. Soit trois morts d’agriculteur par suicide tous les deux jours. Chacun imagine les effets de résonance dans les fermes et les campagnes "Ami, entends-tu ces cris sourds du pays qu’on enchaine" aurait chanté Kessel.

Invisibilité sociale

Ce soutien des Français, hélas, fait encore défaut à une autre population qui souffre et meurt en silence elle aussi. Car dans cette silencieuse tragédie qui frappe notre pays, il y a une autre dimension souterraine que l’on côtoie pourtant régulièrement : Le suicide des personnes sans abri et sans domicile fixe (SDF). J’aborde ce point, car c’est aussi le prisme qui permet de comprendre où en est rendu notre univers moderne, qui abandonne les plus faibles, les plus démunis. Dans une société qui valorise "la pensée positive", la performance et les gagnants, celles et ceux qu’elle laisse au bord du chemin peinent de plus en plus à faire entendre leur voix et leur détresse.


Début février 2023, la Fondation Abbé Pierre a estimé, pour 2022, à 330 000 le nombre de personnes sans domicile fixe en France (SDF), dont la moitié en habitat d’urgence. Ce nombre ne cesse de croître avec 30 000 SDF recensés en plus par rapport à 2021. Selon les enquêtes de l’Insee, le nombre de SDF a été multiplié par deux en dix ans, avec 141 500 personnes alors recensées dans cette situation éprouvante en 2012. En bref, la croissance de cette population laissée pour compte est un autre stigmate du délitement de notre société. Ces indicateurs détestables nous enseignent que le temps ne fait rien à l’affaire et qu’en dix ans, le nombre d’exclus a doublé sur la période étudiée, en dépit d’une croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a toujours été positive, à part en 2020 avec une rétraction de 7,8 % en résultat de la Covid. Le problème est donc structurel et dure depuis des années, avec environ 4 millions de personnes mal logées.


Derrière ce sigle de SDF, il ne faut pas l’oublier, se cachent des êtres humains, mais hélas, ils font partie de ces ‘invisibles sociaux’, au même titre que les très précaires et les migrants. On connaît assez peu de choses sur ces catégories sociales. Les études sociologiques, statistiques, voire psychologiques et médicales, sont peu fournies et peu récurrentes. C’est un autre signe de notre autisme social.


En France, ce constat s’applique aussi, avec un défaut de recueil de données dans cette population. Après quelques années dans la rue, on estime que l’espérance de vie est fortement réduite. Elle serait inférieure de plus de 30 ans à la moyenne globale française, pour se situer à environ 48 ans en 2020. Le collectif "Morts dans la rue" évalue à 624 le nombre de personnes décédées sur la voie publique en 2022. Ce chiffre, sans doute, sous-estime cette épouvantable réalité. "Au pays des droits de l’homme, il semble que l’on ait oublié en chemin le troisième pilier de la république, celui de la Fraternité".


Ces indicateurs demeurent stables et ils montrent bien qu’il n’y a aucune amélioration sur les dernières années, en ce qui concerne ce drame sociétal qui n’interpelle plus, hélas, les politiques. À notre connaissance, deux présidents de la République ont échoué sur le traitement de ce problème, dont le candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy, qui déclarait en 2006 : "En deux ans, plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir".


Selon une enquête de l’Insee en 2001, divers facteurs de vulnérabilité et plusieurs causes déclenchent le basculement vers la rue. Le premier vecteur est le départ du domicile conjugal (25%). Le film "Une époque formidable" de Gérard Jugnot, sorti en 1991, montre d’une manière émouvante et remarquable de sensibilité et de dignité cette bascule qui peut faire glisser la personne dans un autre monde en quelques jours. Les autres causes sont la fin de la vie commune avec les parents (20%) qui concerne plutôt les jeunes, souvent décrocheurs sur le plan des études. La rupture des liens avec la famille, avec les parents qui peut être conflictuelle est alors source d’une lourde fragilisation. Le retour vers la famille pour tenter une sortie de la rue n’est pas évidente en raison des tensions et conflits survenues au préalable. Les expulsions à la suite de loyers impayés (20%) alimentent aussi ces flux vers la rue, elles concernent, hélas, parfois des enfants en bas âge. De même, en ce qui concerne les êtres humains qui parviennent en France après avoir quitté un autre pays (20%). Dernières catégories, les sorties d’institution comme la prison ou l’hôpital notamment (12%). La réinsertion sociale n’étant pas efficiente à la fin de la période d’incarcération ou d’hospitalisation. Il est délicat d’estimer les différents facteurs qui interviennent dans la mortalité de ces êtres humains sans abri ; néanmoins, une étude approfondie en 2014 (voir Okamura and all revue de littérature internationale) a permis de préciser que selon les pays, 18% à 51% des personnes SDF interrogées à l’époque déclaraient avoir réalisé une tentative de suicide. Le taux de suicide selon cette étude serait dix fois supérieur à celui de la population générale.

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