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05 / 10 / 2017 | 80 vues
Secafi (Groupe Alpha) / Abonné
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AGIR face à la transformation numérique de la presse quotidienne régionale

Dans le cadre de sa collection de guides AGIR destinés à mieux appréhender les questions de santé et de qualité de vie au travail, Secafi publie un 12ème opus à l’attention des représentants du personnel sur les conséquences et les accompagnements de la transformation numérique dans la presse quotidienne régionale pour les journalistes et les équipes des groupes de médias, en termes de conditions de travail, de prévention des risques professionnels et de relations de travail.

État des lieux avec Christophe Gauthier et Patrick Malleviale, co-auteurs du 12ème guide AGIR, responsables de mission et spécialistes des médias, chez Secafi.

La presse a été l’un des premiers secteurs touchés par la transformation numérique. Vingt ans après les premières secousses, quels constats ?


Patrick Malleviale : Comme pour les autres secteurs, les enjeux de préservation des emplois sont très lourds. La presse quotidienne, notamment régionale, a très vite compris qu’il fallait qu’elle se diversifie et que le papier ne suffirait plus pour assurer la profitabilité et la sauvegarde des emplois. La nécessité était de se diversifier, de trouver des relais de ressources et de rebondir.

Le numérique est donc un axe prioritaire parce que, d’une part, si les journaux détenteurs de l’information n’y vont pas, ce seront d’autres, sans les valeurs attachées aux organes traditionnels de presse, et, d’autre part, c’est une voie via laquelle les journaux peuvent acquérir de nouvelles ressources financières et publicitaires.

Christophe Gauthier : J’ajouterai que la presse a beau avoir été l’un des premiers secteurs touchés par la transformation numérique, force est de constater que dominent encore des réponses inadaptées dans la mesure où elles font appel à deux limites que l’on retrouve régulièrement : une injonction de faire plus, sans préciser ou savoir comment, et selon un principe qui se voudrait pragmatique, « il y a ceux qui y arrivent et il y a les autres ». Ces deux expressions de pensée magique illustrent, selon moi, le fait que les directions de presse continuent d’être prises au dépourvu, même vingt ans après, face à cette transformation. Dans ce secteur, comme dans d’autres, l’urgence numérique ne s’est pas présentée en même temps et à la même époque pour tous les types de presse. Au sein des journaux, nous avons aussi assisté à des vagues de nouveautés qui ont affecté les services les uns après les autres. L’erreur récurrente des directions est de vouloir basculer confusément tous les services dans le numérique sans prendre le temps d’articuler leurs enjeux respectifs et l’évolution globale du journal. L’allocation des investissements est souvent confuse. Aucun média occidental n’échapperait à la disparition d’au moins 40 % de son CA si, au 1er janvier 2018 on arrêtait le papier. Pour la presse quotidienne régionale, on peut même dire 80 % ! Cela a justifié des modernisations industrielles à côté d’une absence de réinvestissement sur le journal en tant que produit papier. À l’inverse, avec la diversification et le numérique, devenus des revenus indispensables, les investissements numériques existent : ils apparaissent sous-dimensionnés, eu égard aux enjeux, et les multiples projets à moyens limités déstabilisent continuellement les organisations qui doivent les métaboliser.

Avec quelles remises en cause ?

Patrick Malleviale : La presse avait sa bonne volonté pour elle mais son manque de connaissance des organisations et des savoir-faire dans ce domaine contre elle. Si l'on va sur certains sites de téléchargement de musique ou de mise en contact, on est confronté à une stratégie marketing : tout est fait pour attirer le visiteur, l’intéresser et le convaincre d’adhérer. Le marketing numérique est un vrai métier. La presse a mis beaucoup de temps à le comprendre. Elle a expérimenté et tâtonné, tant au niveau marketing promotionnel qu’à celui des contenus. Comment faire, en tant qu’organe de presse, pour collecter pour le papier et aussi pour le web, alors que la forme du contenu numérique diffère totalement de celle du papier ? Sur le web, il importe de miser sur l’image, l’infographie, les tableaux… Comment collecter efficacement ces éléments et les mettre en forme, alors que la base de la collecte est avant tout formatée pour un support papier ? Donc, oui, il y a eu une vraie volonté collective de réussir cette transformation mais de façon expérimentale, sans accompagnement, chacun dans son coin, en essayant de répondre à un objectif de diffusion numérique, ce sans que le management, certes doté d’une profonde culture du print, ne soit accompagnateur et n'exerce un rôle de leader-guide.

 

Avec quelles conséquences pour le personnel ?

Patrick Malleviale : Très peu d’accords ont été conclus pour répondre aux multiples questions que pose l’intégration du numérique. Prenons, par exemple, cet élément majeur de la temporalité, qui illustre la grande différence entre l'imprimé et le numérique. Pour le papier, la temporalité quotidienne est fixe, connue et identifiée. Contrairement à internet qui ne boucle jamais, c’est du permanent. Comment s’adapte-t-on en termes d’horaires ? Un journaliste part sur le terrain en journée ; durant ce temps, il collecte pour l’écrit. Comment fait-il pour collecter aussi pour le web ? Pour faire, en même temps, images et vidéos alors que ses rendez-vous de la journée sont pour l’édition papier ? Quelles sont ses conditions de travail ? Fait-il lui-même le montage de la vidéo qu’il doit poster sur internet ? A-t-il les compétences et le temps ? Pour le journal, il rédige son article mais, comme il doit agir également pour le web, cela signifie qu’il doit interviewer, prendre des notes pour son papier, tourner une vidéo, prendre des photos etc. S’il fait un copier-coller sur internet, cela ne marchera bien sûr pas, tout doit être différent : titraille, structure, agencement…

Or, ces questions n’ont pas été discutées en profondeur entre le management et les rédactions. Les journalistes ont largement été livrés à eux-mêmes ; beaucoup ont pris de très belles initiatives mais beaucoup de gens ont aussi rencontré des difficultés d’organisation, de fonctionnement, des débats non traités, au-delà des seules conditions de travail, notamment autour des valeurs du métier.

Le contenu numérique fonctionne s’il s’inscrit dans une démarche de stratégie éditoriale : identifier les besoins du lecteur en termes de forme, de contenu et de rythme et on s’adapte. Ce faisant, le journaliste peut être contraint de prendre une certaine distance par rapport à la déontologie car il n’est pas homme de marketing. Il apporte un contenu au regard de critères qui ne sont pas uniquement de séduction, qui sont plus sociétaux, politiques etc.

Christophe Gauthier
: Oui, avec une forme de souffrance inutile, voire de contre-performance, en n’ayant pas de stratégies plus adaptées qui prennent en compte les remontées de terrain et les diversités que soulignent largement les IRP. Les directions ont tendance à atténuer les messages d’une partie du personnel. Or, ces remontées concrètes pointent certaines préconisations inadaptées ou alertent sur les conclusions précipitées qui ne savent pas constater les améliorations ou le besoin de ressources différentes. Les directions se focalisent sur le final, reprochent que les résultats ne soient pas déjà là, parce qu’elles voient combien la concurrence a de nouveau accéléré ou que les revenus s’affaissent. Face à cela, nous avons essayé de développer des outils que nous présentons dans ce 12ème guide AGIR permettant de montrer à quelle étape de transformation chacune des composantes de l’entreprise est arrivée et comment il est possible d’en discuter avec les directions : base de discussion pour voir comment et si on atténue les règlements et comment on passe aux étapes suivantes. C’est ce que nous appelons un « diag flah » de maturité numérique. On veut pouvoir dire aux directions : « Une partie de votre entreprise est en avance, l'autre non. Si vous continuez d'avancer de manière monolithique, vous allez couper le collectif encore plus profondément. Comment gérer ensuite ? Si vos outils arrivent au mauvais moment, ils ne sont pas intégrés correctement et si votre stratégie part trop loin, vous n’avez plus les hommes ni les outils pour travailler correctement, vous avez tout perdu ».

Aujourd’hui, quelles sont les marges d’évolution ?

Ce sentiment diffus d’être mis dans des seringues productives... Patrick Malleviale : Aujourd’hui, les choses se structurent. La manière de collecter l’info et la gestion du flux d’informations s’organisent et se professionnalisent. On passe de l’expérimentation à une professionnalisation de plus en plus affirmée, avec l’arrivée d’experts numériques, par exemple. Mais cela pose un problème sérieux : quelle reconnaissance des efforts réalisés les années précédentes et pour quelles suites ? Dans les villes et les départements, puisque notre guide concerne la presse quotidienne régionale, certains journalistes se sont beaucoup investis pour le web et ont espéré une diversification, voire une promotion. Aujourd’hui, on leur dit : « ce n’est pas votre métier : vous vous occupez de collecter l’information, d’autres se chargeront de l’éditer ». Avec deux types de réactions : frustration de ceux qui se sont beaucoup investis ; satisfecit pour les autres qui se disent que, finalement, on revient à notre métier de base (collecter de l’info) et on est dégagés des contraintes du web. Mais on se retrouve avec un métier de plus en plus processé, organisé etc. Avec, tout de même, ce sentiment diffus d’être mis dans des seringues productives.

On est donc, aujourd’hui, sur une matière mouvante parce que l’on ne sait pas très bien comment tout cela va évoluer en termes économiques. Pour l’instant, il ne s'agit plus de compressions d’effectifs, pour juguler les pertes de l'imprimé mais on n’a pas trouvé de relais de richesses à travers le numérique. On est toujours en recherche et on est en train de provoquer une réorganisation du métier sans être certain qu’elle sera pérenne et sans en maîtriser ses évolutions car elle reste fondamentalement guidée par les « pure players » d’internet. On est toujours dans une course poursuite, avec ces acteurs à leur remorque. Les repères du métier se déplacent très nettement sans garantie d’atterrissage.

Christophe Gauthier : Nous constatons qu’un certain nombre de pratiques plus matures et agiles émergent chez certains groupes de presse, comme par exemple le fait de prendre en compte des rythmes de déploiement-projet différents : prendre le soin d’intégrer des temps d’ajustement humain et collectif, c’est aussi avoir le recul pour ajuster les projets à ces environnements devenus instables. L’arrivée récente d’outils (dernières versions des systèmes éditoriaux et outils prédictifs d’audience selon les mots clefs) permet également de pouvoir remplacer une partie de la surcharge de travail, liée aux multi-supports et aux contraintes de rédactions pour aligner pertinence éditoriale–personnalisation d’expérience–monétisation d’audience. En revanche, ce qui manque encore aujourd’hui, c’est une réflexion interne à la profession des journalistes sur « le traitement une actualité sur le bon média au bon moment sachant que toutes les autres versions autour de ce même sujet ne seront pas monétisées parce que jamais consultées par quiconque ». C’est la raison pour laquelle, dans ce guide AGIR, nous avons inséré une proposition de co-réflexion pour franchir les futures étapes car, comme le souligne Patrick Malleviale, en face, ils avancent à la vitesse de la lumière !

Retrouvez les 11 premiers numéros de la collection Secafi des guides AGIR pour l’amélioration des conditions de travail sur notre site en cliquant ici.

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