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24 / 11 / 2021 | 326 vues
paul santelmann / Membre
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Quelle place à la sécurité au travail dans la formation professionnelle ?

« L’état actuel des pratiques sociales est encore loin d’inscrire la prévention des risques professionnels dans une véritable culture professionnelle… » [1]

La question de l’insécurité au travail est éloignée des projecteurs médiatiques qui relayent la tendance des institutions à occulter le délitement du rapport au travail qui concerne notamment les nouvelles générations et les chômeurs. L’ouvrage récent de Véronique Daubas-Letourneux [2] sur les accidents du travail apporte des éclairages précieux et importants sur cette réalité sociale qui ne peut pas se réduire à des faits divers ou des données statistiques. C’est du rapport au travail et à l’emploi qu'il s’agit, que ce soit sous l’angle des organisations de travail, d’une division du travail qui entretient des inégalités flagrantes en matière de risques professionnels, d’accompagnement et de trajectoires des accidentés du travail. Il s’agit aussi de la place de notre système de formation professionnelle dans la politique de prévention des différents risques dans le travail. Les jeunes sont-ils préparés à se confronter aux situations à risque générées par des choix économiques, organisationnels ou techniques souvent présentés comme allant de soi ? La formation professionnelle est-elle à la hauteur de cet enjeu ?
 

Dimension multifactorielle des risques professionnels
 

En 2019, selon la Caisse nationale d’Assurance-maladie (CNAM), il y a eu 655 715 accidents du travail reconnus (AT) ayant provoqué 733 décès [3]. Ainsi, 50 % des AT sont liés à de la manutention manuelle et 33 % concernent les membres supérieurs (dont la main et les doigts). Les AT affectent surtout les entreprises de taille moyenne (20 à 199 salariés). Plus globalement, les mauvaises conditions de travail persistent et induisent d’autres effets néfastes (maladies professionnelles, épuisement professionnel, dépression, tensions diverses etc.). Cette situation traduit aussi une dégradation de la qualité du travail et des déperditions économiques très lourdes (45 millions de journées perdues avec les AT, 12 millions avec les maladies professionnelles) qui pèsent en réalité sur le revenu des salariés par le biais des cotisations sociales qui sont du salaire différé.
 

L’accidentologie n’est pas une fatalité ; elle est multifactorielle et sa réduction renvoie à plusieurs registres de l’action publique (prévention, contrôle et réparation) mais aussi du dialogue social relatif aux conditions, aux organisations et aux dimensions techniques du travail. La sensibilisation à la santé et à la sécurité au travail (S&ST) concerne les collectifs de travail et les individus amenés à intervenir dans des contextes de travail différents au cours de leur vie professionnelle. C’est donc un accompagnement préventif permanent aux risques professionnels qu’il s’agit de développer et qui relève d’un volet important de la formation professionnelle initiale. Car la santé/sécurité des jeunes n’est pas un problème anodin : on peut estimer les moins de 25 ans travaillant dans des secteurs les plus accidentogènes à 1,6 million, dont environ 400 000 apprentis et alternants. En 2019, 17 % des accidents du travail concernaient cette tranche d’âge, soit 111 500 AT (dont 15 % d’apprentis ou d’élèves selon la CNAM), ce qui représente un taux d’accident pour la population concernée de 7 % même si les jeunes sont moins touchés par les accidents graves qui augmentent avec l’avancée en âge (données DARES).
 

En 2012, une étude de l’INSEE Centre-Val de Loire [4] constatait que : « la fréquence des accidents de travail est plus importante chez les salariés de moins de 30 ans que parmi leurs aînés. Ils représentent ainsi un accident du travail sur trois en 2012 alors qu’ils n’occupent qu’un emploi sur cinq. Avec 33,8 accidents du travail par million d’heures rémunérées, la fréquence des accidents des jeunes de la région est 1,6 fois plus élevée que celle des plus de 30 ans ». La même étude constatait que la fréquence des accidents du travail chez les jeunes était plus importante dans les entreprises de taille intermédiaire (entre 10 et moins de 200 salariés), constat également pointé dans les statistiques nationales de la CNAM.
 

Par ailleurs, le Ministère du Travail (DARES) publie de nombreuses données sur les conditions de travail et la confrontation aux risques professionnels [5] qui soulignent le place des jeunes dans le champ des risques professionnels. Ainsi, en 2017, les jeunes ont davantage été concernés par l’exposition aux produits chimiques cancérogènes ou aux pratiques professionnelles génératrices de troubles musculo-squelettiques (TMS).


Rôle de la formation professionnelle
 

Dans les métiers d’ouvriers, d’employés et de techniciens, près d’un million de jeunes bénéficient d’une formation professionnelle initiale, auxquels il faudrait ajouter les jeunes chômeurs en formation professionnelle qualifiante (150 000 environ). Le poids des jeunes par secteur varie de 8,5 % (industrie) à 18,5 % (hébergement et restauration) pour une moyenne de 8,1 % sur l’emploi total. Les 450 000 jeunes qui travaillent dans le secteur productif sont proportionnellement plus nombreux que dans le tertiaire et les services. On notera qu’environ 276 000 lycéens professionnels sont inscrits dans des spécialités de la production davantage concernées par les risques d’accidents.
 

Récemment, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a mené une démarche prospective sur la formation en santé et sécurité au travail [6] qui a permis de rassembler de nombreux éléments d’analyse des défis auxquels le système de formation professionnelle est confronté et sur les tendances en œuvre dans ce domaine. L’instabilité du rapport à l’emploi et aux mobilités et une impréparation aux transformations du travail et aux innovations technologiques font partie des difficultés à mener une politique efficace de formation préventive aux risques professionnels.
 

Toute la question est de trouver une interaction vertueuse entre l’effort de prévention en formation professionnelle initiale et l’intégration de la S&ST dans la culture des entreprises. Or la volonté de développer l’apprentissage comme principale voie professionnelle pour les nouvelles générations incite à penser qu’il faut prioritairement sensibiliser, accompagner et instrumenter les entreprises sur cet enjeu dans une logique de responsabilité sociale et sociétale mais aussi de synergie avec les CFA ou les organismes de formation. Sans une forte implication des collectifs de travail, les CFA ou les lycées professionnels ne peuvent pas porter seuls l’ambition d’une amélioration conséquente des conditions de travail. D’une part, il y a les risques propres aux structures de formation et ceux rencontrés dans les entreprises d’accueil qui sont loin d’être maîtrisés. Selon une enquête de Nouvelle-Aquitaine [7], la question de la sécurité est caractérisée par de nombreuses différences (fonctionnement spécifique des CFA, disparités de logiques selon les filières sectorielles et les niveaux de formation concernant des tranches d’âge différentes). Cette enquête apporte quelques informations sur la perception des 6 000 apprentis interrogés sur les apports de la formation elle-même : « … un peu plus d’un apprenti sur deux (55,3 %) se rappelle avoir eu une information sur les risques pour la santé liés à sa profession. Ils sont moins nombreux à en avoir eu une dans l’entreprise (44 %). (…) Selon la filière, les données sont très différentes. Dans la plupart des cas, les apprentis se rappellent plus fréquemment des informations dispensées au CFA qu’en entreprise. (…) Les apprentis des filières bâtiment : gros œuvre, autres matériaux et électricité, et mécanique-automatisme sont les seuls à être plus de la moitié à se rappeler avoir eu une information aussi bien au CFA que dans l’entreprise ».
 

D’autre part, beaucoup d’apprentis et d’alternants ne sont pas recrutés dans les entreprises d’accueil et connaissent des trajectoires sinueuses où les acquis en SS&T perdent de leur pertinence. Ainsi, les études du CEREQ constatent qu’un nombre de plus en plus important de jeunes n’exercent pas le métier qui correspond à leur diplôme professionnel. Ils sont également concernés par les contrats précaires (CDD et intérim) marqués par des fréquences importantes d’accidents du travail. En fait, les questions de prévention relèvent plutôt de « l’information » que de l’acquisition de compétences (certifiables et transférables) permettant d’identifier et de maîtriser des situations dangereuses. Le fait qu’une grande partie des accidents du travail relève d’abord de pratiques professionnelles et d’organisation du travail inappropriées et non de métiers intrinsèquement « dangereux » n’est pas véritablement et convenablement traité dans les cursus de l’apprentissage.
 

Que faire ?
 

Avant d’envisager de certifier la maîtrise des risques professionnels comme une compétence qui structure la professionnalité d’un jeune, il faut déjà amorcer la transformation de l’information sur les risques en démarches formatives. Ainsi, rien n’empêche un CFA d’enrichir cette information relatives à la santé et à la sécurité au travail (SS&T) par :

  • des ressources spécifiques et informatives (supports de cours, documentation plus ou moins approfondie) qui « accompagnent » la maîtrise d’une activité professionnelle dans une logique de prévention ;
  • des mises en situation (non dangereuses en elles-mêmes) ou de cas pratiques destinés à s’approprier des gestes, des postures, une vigilance sur les risques encourus dans l’exercice particulier d’un métier donné de façon active ou théorique ;
  • une exploitation des séquences en entreprises par le CA sous l’angle de l’ergonomie et de la prévention des accidents.


Chaque métier présentant un certain nombre de risques professionnels (la liste est longue) correspond à des règles spécifiques pouvant parachever l’apprentissage de son exercice dans une logique de prescription. Mais dans nombre d’activités de travail, les salariés sont amenés à prendre des initiatives, à improviser, à gérer des aléas, à s’adapter à des contextes instables, à s’assurer des tâches ponctuelles ne relevant pas de leur activité régulière etc. Ces contextes nécessitent de la part des concepteurs de formation à la S&ST de tirer des leçons où l’activité de travail-type qui sert de référence à la conception ne suffit pas à définir un périmètre stable des risques professionnels.
 

Il faut donc réfléchir à une nouvelle façon d’aborder la maîtrise des risques professionnels en tant que compétence transversale combinée aux spécificités du métier préparé. Trois autres problématiques sont concernées par une telle approche : la qualité du travail (le travail bien fait), les enjeux environnementaux et la coopération professionnelle (première compétence transversale citée par les salariés)…
 

Ces quatre volets qui sous-tendent la dimension collective du travail, concernent la quasi-totalité des emplois d’ouvriers, d’employés et de techniciens et devraient prendre forme dans la conception des parcours de formation et dans les critères de certification professionnelle.
 

Chaque cursus de formation professionnelle qualifiante devrait donc comporter des exercices pratiques et des mises en situation liés à ces quatre composantes de la professionnalité au-delà des règles spécifiques au métier appris. En clair, chaque formation de métier devrait intégrer des « généralités » opérationnelles sur la prévention des risques, la notion de qualité du travail, les enjeux écologiques et les pratiques de coopération.

 

[1] Verdier, E. 2010. « Petites entreprises et jeunes salariés de la réparation automobile : le rôle de la formation initiale dans la prévention des risques professionnels », Formation emploi n° 111, juillet-septembre.

[2] Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles – 2021. Bayard.

[3] Données 2019 - CNAM DRP – Mstat.

[4] INSEE analyses Centre-Val de Loire, n° 27, juillet 2016.

[5] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/chiffres-cles-sur-les-conditions-de-travail-et-la-sante-au-travail

[6] https://www.inrs.fr/media.html?refINRS=PV%2015

[7] « La santé des apprentis de Nouvelle-Aquitaine - ressentis, comportements et attitudes », 2018, réalisée par l’Observatoire régional de la santé (ORS) de Nouvelle-Aquitaine (financement région Nouvelle-Aquitaine).

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