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14 / 12 / 2021 | 405 vues
Jacky Lesueur / Abonné
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« Notre rôle est fondamentalement républicain dans notre capacité à organiser la délibération des transformations économiques et sociales » - Jérôme Saddier, ESS France

Entretien avec Jérome Saddier, président d'ESS France, qui présente les initiatives du dernier congrès de l'économie sociale et solidaire (ESS) pour une république sociale et solidaire et les raisons d'agir.

 

Le congrès de l'ESS s'est tenu à Paris la semaine dernière, avec une forte ambition sur le débat.

En effet, c'était une grande première que de se réunir sous cette forme. Cet événement a entièrement été consacré à échanger, débattre et « faire mouvement », pour porter une parole forte de l’économie sociale et solidaire à quelques semaines de l’élection présidentielle. Mais je veux rendre hommage à ceux qui, il y a dix ans, ont réussi la prouesse d’organiser les états généraux de l’ESS, avec Claude Alphandéry et Hugues Sibille.

Nous sommes divers voire très différents les uns des autres dans nos activités, nos tailles d’organisations, nos statuts et dans nos motivations qui ne s’expriment pas toutes dans les mêmes termes. Mais les attentes de la société à l’égard de l’ESS sont assez unanimes et croissantes.

L’ESS fait partie des conditions d’un « futur désirable » qui reposera sur une économie plus orientée vers les besoins humains, qui prendra sa part des enjeux de la transition écologique, qui incarnera un autre rapport au travail et qui enrichira la démocratie.

 

Les attentes sont fortes. Comment voyez-vous les choses ?

Effectivement, ces attentes nous obligent. Individuellement et collectivement. Dans nos comportements, dans nos engagements et dans nos organisations. Les enjeux du pays nous concernent dans l’ESS plus que jamais. C’est d’abord en ce sens que notre rôle est fondamentalement républicain : dans notre capacité à accompagner, à inventer et à prendre en charge les nécessaires transformations économiques et sociales du pays. Mais aussi dans notre capacité à organiser la délibération autour de celles-ci. Il est urgent et stratégique de l’entendre, de le savoir, de le comprendre et d’agir, quitte à lever le nez de nos activités habituelles et à réapprendre à faire des choses au-delà de nos possibilités.


Les exemples de ce que nous avons tous construit dans nos domaines au cours de nos histoires font partie intégrante du modèle économique et social de notre pays. En d’autres termes, nous contribuons à définir la France et à faire vivre la promesse républicaine. Avec d’autres, nous sommes bien souvent les opérateurs du devoir de solidarité qui s’impose à la société à l’égard des citoyens ; en cela, nous sommes fidèles à la doctrine du « solidarisme », qui est l’une des sources de notre action.

 

Certes, mais les Français appréhendent-ils vraiment la véritable place et le rôle de l'ESS ?

Nos activités font souvent partie de la vie quotidienne des Français, sans même que ceux-ci ne sachent toujours qu’il s’agit de l’expression de l’une des formes d’action de l’ESS. Nous savons parler de ces activités et nous savons les défendre mais pas toujours au nom de leur motivation initiale, ni au nom de ce qui nous est commun.

Appartenir à l’ESS, c’est proposer un cadre d’explication et de compréhension au grand public, au moment où nos concitoyens expriment des attentes qui rejoignent largement nos motivations. Appartenir à l’ESS, c’est nécessairement exercer une pensée critique sur le monde mais c’est aussi faire de la prospective, construire, agir et entreprendre. Nous devons assumer notre appartenance collective à l’ESS au nom de notre histoire et au regard des nouveaux enjeux émergents : soit parce que ces enjeux bouleversent nos activités actuelles (pour des raisons techniques, réglementaires, sociales ou comportementales), soit parce qu’ils annoncent des développements nouveaux qui nécessitent des moyens et des compétences inédits. Nous sommes par définition des acteurs de l’innovation sociale, bien que celle-ci ne bénéficie pas encore de toute la reconnaissance qui lui serait due.

 

Mais le monde se transforme et les événements tels que ceux que venons de traverser bouleversent les approches traditionnelles et les organisations. Comment l'ESS voit-elle les choses?

Parce que nous sommes ouverts aux « bruits du monde », nous sommes aussi plus largement les acteurs d’un monde qui se transforme. Nos entreprises et organisations visent à incarner un cadre résolument moderne et attractif d’engagement (qu’il soit professionnel ou citoyen) et d’inclusion individuelle. Elles doivent être au cœur de la réinvention des politiques de solidarité et de la mise en œuvre de la transition écologique. Elles ont par nature un lien étroit avec les territoires, là où les choses s’inventent et se vivent. Elles stimulent la démocratie par la promotion et l’exercice concret de la citoyenneté économique, laquelle redonne du pouvoir d’agir aux gens dans leur vie au travail et dans leurs actes de consommation.

Ne nous y trompons pas : quelque chose a changé avec la crise multidimensionnelle que nous subissons depuis près de deux ans. En mai 2020, dans un texte personnel que j’avais intitulé « Pour que les jours d’après soient les jours heureux », je réagissais à l’euphorie qui semblait gagner bien du monde quant au surgissement inévitable d’un « monde d’après » forcément radieux.

Je proposais alors, dans l’ESS, de nous saisir de cet enthousiasme collectif et de cette soudaine lucidité quant aux dysfonctionnements du modèle économique dominant. Je proposais de faire de l’ESS le moyen de concrètement agir pour commencer à y remédier, par des formes alternatives de création de valeur et de son partage équitable. Je proposais d’en faire la voix collective qui exprime sa confiance dans l’avenir et dans tout le potentiel de la citoyenneté. Je proposais surtout de faire de l’ESS la norme souhaitable de l’économie de demain.

Cette ambition ne sera réaliste que si l’ESS explique d’abord elle-même ce qu’est sa propre norme, à partir de ses modèles d’entreprises et de leurs performances originales. Ce sera réaliste si elle s’engage sur de nouveaux terrains de développement et si elle travaille aussi à l’hybridation des entreprises « conventionnelles » et à des alliances porteuses de sens.

C’est une ambition politique collective, au sens propre du terme. Celle dont je dirais même que nous avons cruellement besoin, au-delà de l’ESS. Mais elle qui transcende nos propres limites et champs d’action. Cette ambition nous réconcilie avec les forces et atouts de nos modèles et, plus largement, ceux de notre pays. Elle nous réconcilie également avec un avenir qui paraît souvent bien sombre, avec nous-mêmes et avec notre humanité.


Nous avons tous pris conscience que l’être humain est désormais en mesure de détruire sa civilisation. Nous savons aussi qu’il a non seulement les ressources pour survivre et qu’il les a aussi pour renaître en mobilisant des forces collectives. Dans l’ESS, nous faisons confiance aux dynamiques collectives et nous les incarnons. Nous savons associer nos forces d’engagement, mutualiser des moyens et des risques et coopérer pour entreprendre, consommer et travailler. À ce titre, nous savons aussi que les dynamiques collectives sont les plus durables et que nos statuts les préservent.

 

Ces dynamiques sont-elles bien appréhendées par la jeunesse ?

Ces  dynamiques collectives et d’engagement parlent à la jeunesse de notre pays. Cette dernière veut agir et parfois dans une urgence incompatible avec une  délibération bien construite. Elle veut travailler autrement et dans des  entreprises qui assument leur responsabilité sociale, environnementale et territoriale, qui  assument les effets qu'elles causent. Cette jeunesse est frappée par l’aggravation de ses conditions d’existence et la solidarité nationale ne s’exerce pas comme elle le devrait à son égard.

Enfin, cette jeunesse exprime une angoisse profonde quant à l’avenir, ce qui doit, pour nous, être la plus grande source de mobilisation. L’ambition qui nous porte dans l’ESS (que nous appelons nos « raisons d’agir ») doit nous mener à répondre à la jeunesse. Elle doit nous permettre à la fois d’exercer notre esprit critique sur la marche du monde et surtout d’agir et d’entreprendre concrètement.

 

Tous ces éléments ont en quelque sorte été au centre des débats de votre congrès, avec la formalisation d'engagements forts pour les organisations membres (*). Au-delà de la notion de « raison d'être » que de nombreux acteurs développent ces derniers mois, vous mettez en avant « vos raisons d'agir »...

C’est en effet cela que nous avons voulu exprimer dans la déclaration d’engagement que les organisations membres d’ESS France ont proclamé à l’occasion de ce congrès : nous sommes fiers de nos « raisons d’agir ». Elles sont toujours plus actuelles et leur réalité se mesure concrètement au quotidien. C’est le fondement de notre optimisme forcené : il y a toujours de la ressource humaine et de la volonté collective pour améliorer le monde. La déclaration d’engagement est le produit de cette réflexion. Elle se nourrit des dizaines de contributions individuelles ou collectives que nous avons reçues. Elle a été enrichie par des agoras, forums et webinaires. Elle a fait l’objet de riches débats entre les réseaux de l’ESS qui composent ESS France. Elle a fait appel à plusieurs plumes. Elle entend traduire le souffle qui nous anime, dans la moindre des initiatives depuis leur source et qui a mené à ce que nous sommes, individuellement et collectivement.


Lorsqu’ils parlent d’ESS, beaucoup évoquent des statuts (surtout, un peu hypocritement, pour en critiquer l’absence de vertu...) ou s’attardent sur des activités bien identifiées. Nous avons cherché à parler d’autre chose : ce qui nous inspire et nous permet d’innover, ce qui nous motive et nous fait nous engager et ce qui nous unit dans l’action et la vie démocratique de nos entreprises et de nos organisations.

Cette déclaration ouvre aussi de nouvelles perspectives de développement pour l’ESS. Pour toutes ces raisons, nous avons souhaité donner un statut suffisamment solennel à ce texte. En sus du projet associatif de nos membres, de la raison d’être de ces derniers et de leur objet social, la manifestation de leur attachement à l’ESS permettra ainsi de contribuer à redéfinir ou à réaffirmer « nos raisons d’agir ». Il n’y a que très peu de moments où l’ESS a pris le temps de stabiliser son identité commune.

Il était temps de nous doter d’une déclaration constitutive traduisant nos raisons d’agir pour une république sociale et solidaire. Elle sera adressée aux candidats à l’élection présidentielle, avec l’espoir de leur faire comprendre que nous ne sommes ni un secteur, ni des marginaux sympathiques, ni des illuminés, ni des inconscients. Nous voulons juste leur dire que nous nous sentons responsables et acteurs de notre société, de notre économie, de notre République... Donc de notre avenir commun. Notre rôle est d’instaurer et de faire vivre un dialogue républicain fondé sur l’intérêt des acteurs de l’ESS et sur le corpus des valeurs qui nous animent et que nous venons de proclamer. L’ESS n’aura jamais autant  démontré sa place au cœur de la République sociale et solidaire qu’en le rappelant ainsi.
 

(*) https://ess-france.org/fr

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