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22 / 05 / 2019 | 151 vues
Jean-Philippe Milesy / Membre
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Fondations d'entreprise : l'art de la fausse générosité

Dans la première scène de La Scandaleuse de Berlin, de Billy Wilder, un vieux sénateur américain voyage dans un avion au milieu de sacs de denrées destinés à la nourriture des habitants de la ville dévastée. Remarquant la mention « Gift from the US Government », il s’exclame : « Ceci n’est pas de l’aide, mais un geste de propagande ».
 

Ces mots me sont revenus devant les premières manifestations spectaculaires des grandes fortunes de ce pays, au soir de l’incendie de la cathédrale de Paris. Au-delà des chiffres et des surenchères, il s'agissait de communiquer ostensiblement. Je me suis demandé si ce n’était pas là (enfin !) une manifestation concrète du mythe du « ruissellement » qui fonde la politique d'Emmanuel Macron : plus les riches sont riches, plus l’ensemble de la société en profite. Sauf qu’en l’occurrence, on voit que les dons iront à des professionnels sélectionnés de façon discrétionnaire, comme le prévoit la loi Notre-Dame qui doit bousculer toutes les règles en matière de marchés publics, ouvrant une nouvelle brèche dans ce qui fait l’État républicain.
 

Remarquons que nos grandes fortunes font davantage assaut de mécénat que d’esprit social et de philanthropie et cela renvoie au « post » qui a fait florès depuis, et où Victor Hugo remercie ceux qui ont tant fait pour Notre-Dame-de-Paris et espère qu’autant sera fait pour les misérables.
 

Il est question de philanthropie, de belle manière, dans le dernier ouvrage de Lionel Astruc intitulé L’art de la fausse générosité : la Fondation Bill et Melinda Gates.
 

Ce n’est pas la première fois que je m’interroge sur la présence des fondations dans le périmètre de l’économie sociale dans ces chroniques. Car enfin mutuelles, coopératives et associations sont avant tout des sociétés de personnes, gérées démocratiquement. Or, qu’est-ce qu’une fondation ? Un capital affecté et géré par un « board » désigné.

 

Si j’emploi l’anglicisme, c’est qu’il s’impose pour un modèle essentiellement anglo-saxon. C’est cette dérive anglo-saxonne qui marque les évolutions qu’après Bruxelles, le Haut-Commissaire entend donner à l’ESS. Outre la place essentielle qu’il fait à l’entrepreneuriat social (voir son article dans Forbes ou l’économie sociale se trouve marginalisée à l’extrême), on voit se développer le recours aux financements privés capitalistes là où l’État ou les collectivités publiques intervenaient jusqu'à récemment.

 

Les « social impact bonds » et autres processus du même type ont failli
 

Partout où on a cherché à les mettre en œuvre mais qu’importe : l’État se retire et les financiers capitalistes pourront choisir qui soutenir. Tout cela est très nouveau monde, c’est-à-dire retour au XIXe siècle.
 

S’agissant de la Fondation Bill et Melinda Gates, le livre d’Astruc en définit la logique et en décrit les effets. La logique est celle qui a fondé la fortune de l’homme le plus riche du monde. Avec une incontestable maîtrise technique, un réel génie de l’anticipation et une détermination totale, Bill Gates a réussi la privatisation d’un champ à l’origine coopératif, partagé et libre. Après adaptation, il a pris des brevets sur des logiciels et systèmes jusque là en partage et il a su défendre ses brevets et ses rentes avec une certaine violence. Ces tropismes « nouvelles technologies », « accaparement » et « monopoles » se retrouvent dans les actions promues et financées par la Fondation Bill et Melinda Gates. Ainsi, en agriculture, au nom de l’alimentation du plus grand nombre, seront promues les grandes exploitations à partir de semences bio-transformées par les grands groupes du secteur dont Bayer-Monsanto ou Cargill, dont on connaît les prédations au détriment des formes traditionnelles de l’agriculture souvent plus aptes à répondre aux besoins locaux.
 

Cette industrialisation des processus qui s’accompagnent de projets mirifiques de banques de semences, voue au contraire à la disparition effective de nombreuses espèces, de nombreux savoir-faire au profit de schémas théoriques déshumanisés, dans un nouveau scientisme qui relève davantage de « Soleil vert » que de l’Utopie. Il en est de même dans le champ de la santé où les politiques publiques comme les médecines traditionnelles, par ailleurs reconnues par l’OMS, se voient condamnées au profit des marchés des grands groupes pharmaceutiques.
 

Ce sont les manifestations d’un monde oligarchique de grandes sociétés multinationales disposant de ressources colossales, souvent supérieures à celle d’État.
 

Dans tout ce processus, l’humain disparaît ou se voit marginalisé au nom de grands principes et de croyances technologiques et idéologiques d’imprégnation religieuse. Mais la démocratie n’y trouve plus son compte puisqu’un petit cercle de possédants se proclamant « sachants » décide de tout.
 

Ajoutons à ces considérations des processus massifs de défiscalisation et une industrie de la philanthropie en tant que ressource financière.
 

À l’heure où les militants de l’économie sociale et de la transformation sociale s’emparent de la réflexion sur les « communs », et travaillent à des développements coopératifs, solidaires, écologiques et démocratiques, il est paradoxal de voir des modèles qui leur sont profondément antagonistes présentés comme les nouvelles frontières de l’ESS.

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