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09 / 07 / 2019 | 71 vues
Cathy Simon / Membre
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Europe sociale, es-tu là ?

Depuis quelques mois, pour nombre de protagonistes (qu’ils soient simples citoyens ou issus du personnel politique, syndical etc.), l'urgence et le grand chantier sont de trouver le « nouveau » clivage capable de rendre compte de la complexité du réel.


Un clivage qui soit enfin susceptible de décrire (ou de « décrypter » comme certains médias aiment à le dire) la profonde mutation que nous serions en train de vivre. Cette mutation serait d’une telle ampleur (à vrai dire inédite par son échelle et par son contenu) que nous serions en droit de la qualifier d'« anthropologique ».


Ainsi, chacun y va de sa formule pour désigner ledit clivage qui caractériserait notre (périlleux) moment présent : « néolibéralisme contre illibéralisme », « centre et extrêmes » ou encore, variante de cette dernière, celle forgée par Emmanuel Macron : nous assisterions fondamentalement aujourd’hui à l’affrontement de deux camps, celui des « progressistes » contre celui « des populistes ».


Que nous le voulions ou non, bien des acteurs de notre vie politique actuelle se sont positionnés en fonction de cette grille de lecture caricaturale et le résultat des récentes élections européennes semble l’attester.


L’ironie de l’histoire a fait que si certains partis politiques ont voulu échapper à cette alternative réductrice, ils s’y sont néanmoins laissé enfermer, en accentuant, parfois jusqu’à la caricature, leurs positionnements respectifs dans le but précisément de ne pas cautionner ce prétendu nouveau clivage que certains veulent nous voir imposé aux forceps.


En revanche, d’autres partis politiques l’ont entériné, même si ça a été chacun à sa façon.


L’abstraction des termes utilisés pour désigner notre moment politique (progressiste ou populiste…) ne doit cependant pas faire illusion, même si elle se présente sous une forme inédite : il s’agit de poursuivre la querelle des anciens et des modernes sous d’autres formes et à partir d’un contenu renouvelé : le nouveau doit supplanter l'ancien à plate couture : progressisme contre libéral d’un point de vue anthropologique, libre-échange généralisé d’un point de vue économique, dépassement de la forme État-nation politiquement, primauté absolue de l’individu sur toute forme d’appartenance ou d’un quelconque collectif d’un point de vue sociologique (à bas les « corps intermédiaires »). Ces propos peuvent se résumer par la formule suivante : il est plus que temps que la France accepte (de bon cœur) la société de marché (à la mode anglo-saxonne, bien entendu) et plus seulement l’économie de marché.


À l’autre bout du spectre, pour les tenants du « progressisme », se trouve le triste populiste. Triste parce que ce dernier est animé de passions tristes. Nostalgique, il regarde dans son rétroviseur les « vertus » du passé et il a le tort, insensé, de s’y accrocher : il conserve le sens des limites (anthropologiques, géographiques, politiques, économiques etc.), le mot protection n’est pas une insulte pour lui. Pensé et envisagé à partir de l’État-nation, le concept de souveraineté du peuple ne doit pas être dépassé complètement, même s’il doit nécessairement être renouvelé, l’individu-roi ne doit pas être le dernier mot de nos relations (humaines, sociales etc.) et la médiation (institutionnelle, historique et humaine) est nécessaire pour protéger et porter l’individu dans ses relations avec les autres ainsi que dans son projet de vie.


De ce point de vue, la notion de « corps intermédiaires » est capitale et ce n’est évidemment pas un hasard si elle se trouve aujourd’hui au cœur des discussions. En France, après leur disparition à l’issue de la Révolution française, les « corps intermédiaires » ont mis plus d’un siècle à se (re-)constituer sous de nouvelles formes (à partir de la IIIe République essentiellement), avec l’essor d’un syndicalisme offensif, défenseur de la classe ouvrière, concomitamment à la naissance de la révolution industrielle, syndicalisme qui fut, qu'on le veuille ou non, le pivot dans la construction de la « social-démocratie » à la française.


Comme le rappelait récemment l’historien Jacques Julliard (1), la sociale-démocratie signifie l’organisation de classes salariées de la population en trois composantes : parti politique, syndicat et coopérative de consommation, étroitement reliés entre eux.


Certes, cette définition ne s’applique pas exactement à la configuration française puisqu’il n’a jamais existé, malgré plusieurs tentatives (avec les régimes communistes et actuellement dans les efforts de la CFDT de s’accrocher à un parti politique), avec ce type de triptyque (parti-syndicat-coopérative), comme c’est le cas dans les pays scandinaves par exemple.


Il n’en demeure pas moins qu'une « alliance » à travers une conflictualité sociale souvent vigoureuse, s’est implicitement formée pour donner naissance au salariat tel qu’on le connaît encore aujourd’hui. Un salariat encore porté par un « État » social et des « intermédiaires » (paritarisme etc.) capable de défendre ses intérêts.


Ce que l’on appelle le gaullisme social et, bien entendu, les partis politiques se revendiquant (fidèlement ou pas) du parti de Jean Jaurès se sont, en dépit de leurs profondes divergences parfois, dans les faits entendus pour créer de véritables « protections » aux salariés, que ce soit à travers son emploi ou dans l’attente (indemnité chômage) ou la suspension (maladie, système de retraite etc.) de celui-ci. De fait, jamais les classes salariales et les classes populaires notamment, malgré toutes les imperfections du système, n’étaient parvenues à un tel niveau de vie.


Le basculement a eu lieu à la fin du XXe siècle, suite à la chute des régimes communistes : bien des historiens confirment que la chute du communisme est la cause lointaine du déclin de la sociale-démocratie, à laquelle le syndicalisme est intimement lié.


D’autres facteurs susceptibles d’expliquer ce déclin existent, bien entendu, mais il est indéniable que la crainte du communisme a longtemps persuadé « les forces du capitalisme que la sociale-démocratie était un moindre mal » et qu’il était donc nécessaire de négocier avec elle, en acceptant notamment un partage « équilibré des fruits de la croissance ». Ce temps-là n’est plus.


Ainsi, de défensives qu’elles étaient devenues suite à la Seconde Guerre mondiale, les forces au service du capital sont redevenues offensives, ce qui s’est concrètement traduit par une montée de l’actionnariat au détriment du salaire, donc du salariat.


Les tenants du capitalisme ont cru qu’ils avaient dorénavant les mains libres, ce qu’attestent la baisse drastique de la conflictualité sociale et le délitement des « organisations syndicales », discréditées, faute de « grain à moudre » à partager.


L’Union européenne, telle qu’elle s’est construite depuis sa fondation, a une grande part de responsabilité dans cet échec. Comme l’a parfaitement résumé un grand auteur (2), la doctrine européenne actuelle peut se résumer à l’axiome suivant (surtout depuis ses élargissements successifs) : « Face à la misère, la justice sociale est un luxe inutile. Seul importe un accroissement rapide des profits, sans trop se hâter de se soucier de leur redistribution ».


Comme l’ajoute Jean-claude Milner, l’arrivée du Royaume-Uni n’a pas opéré de rupture avec l’ambition de construire une Europe sociale tant que cette dernière a été dirigée par le Labour, le basculement vient de Margaret Thatcher qui a lancé l’assaut contre l’État-providence, contre toutes les formes de paritarisme et contre l’utilité irremplaçable de la négociation.


Les hauts fonctionnaires britanniques ont parfaitement mené le « lobbying thatchérien » au sein de l’administration européenne. Ainsi, si « le modèle social européen s’était longtemps défini à l’intersection du modèle social français et du modèle social rhénan ; en dix ans, le thatchérisme en a ruiné le prestige ».


La suite est bien connue : déçue par ses soutiens sociaux-démocrates, une partie des classes populaires s’est réfugiée dans les bras de l’extrême droite à partir des années 1980 et la fraction la plus favorisée a rejoint le « centrisme-libéral », aujourd’hui incarné par Emmanuel Macron.


Nous retombons dans la caricature décrite plus haut : centre-libéral ou extrêmes, sinon rien...


Pourtant, soulevons le paradoxe suivant : le recul de la social-démocratie n’est que la résultante de modifications « géostratégiques » (l’offensive des forces du capital et du changement du rapport de force international), certainement pas du projet qu’elle porte, lequel n’a jamais autant été d’actualité.


Mais quelle force pour porter le projet social-démocrate et quelles forces politiques et syndicales pour l’incarner sous des formes renouvelées ?


S’il n’y a plus de compromis possible (entre capital et travail/salaire), si par conséquent la conflictualité sociale (à distinguer radicalement de la violence sociale brute) ne peut plus s’exercer à cause du délitement social (généré par une précarité accrue des salariés), de la montée de l’individualisme et de la dictature du « c’est mon choix » hostile par principe à tout engagement (fidèle) et à toute organisation, de surcroît verticale, de l’exigence d’une démocratie « directe » et « instantanée » via notamment les réseaux sociaux, se traduisant par un rejet de toute forme de représentation et d’intermédiation (syndicale, politique etc.) et de la violence « directe » qu’est susceptible de provoquer l’absence de toute médiation organisée ou encore par la pression économique et financière due à une concurrence exacerbée, quelle place peut-on encore aménager au syndicalisme, libre et indépendant ?


La société est plus que jamais divisée, la fragmentation sociale bat son plein. Plus que jamais, le syndicalisme est aujourd’hui nécessaire.


Mais pour se développer, il a besoin qu’une force politique sociale et réellement progressiste soit en appui et elle ne peut l’être qu’à l’échelle européenne (du moins pour l’heure), comme cela a été historiquement le cas avec la social-démocratie.


Seule une Europe sociale (dans laquelle la mise en concurrence sociale et fiscale des États membres aura cessé) pourra résorber un tant soit peu les nombreuses factures qui nous divisent aujourd’hui.


Dans sa grande tradition de la négociation, notre organisation syndicale a toute sa part à jouer : elle n’entérine pas ce que d’aucuns appellent de leurs vœux : la « société de marché », construite sur un individualisme exacerbé, consommateur de droits et « n’adhérant » à des « structures » que de façon passagère et « circonstancielle » en faisant des organisations syndicales des « sociétés de services » comme d'autres, avec comme bras armé des avocats prêts à défendre les « intérêts individuels » des adhérents de circonstance, voyant le conflit collectif supplanté par les litiges individuels.


Pour nous, le mot collectif porte un sens éminemment positif, même si notre organisation syndicale a toujours valorisé et porté l’individu en tant que tel à travers ses combats.


Il est plus que temps de proposer un récit collectif à tous les travailleurs capables de les fédérer pour un projet collectif réellement progressiste, comme nous nous attelons à le faire au sein de notre section, notamment en combattant les conditions toujours plus précaires que vivent les intérimaires, les prestataires de services etc., il est plus que temps de dire à tous les travailleurs que leur destin est intimement lié et que le combat qu’ils doivent mener doit être plus que jamais fraternel et solidaire (entreprise cliente et les autres etc.), sans quoi c’est nous tous qui tomberons demain dans une précarité toujours plus grande.

 

1 Jacques JULLIARD, Allons-nous sortir de l’histoire ?, Flammarion, 2019.

2 Ibidem, p. 22.

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