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02 / 12 / 2025 | 9 vues
Michel Berry / Abonné
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De l’éthique de l’ingénieur à l’économie du "sludge" : histoire d’un basculement

Nicolas Mariotte, (*) Diplômé de l’IEP Paris et ancien élève de l’École Doctorale de l’École Normale Supérieure (Cachan), de l’UCD Michael Smurfit Graduate Business School,  actuellement Partner chez Managerim,  livre ses réflexions pour "Elucidations managériales".

 

Pendant une grande partie du XXᵉ siècle, l’éthique dominante dans les métiers de l’ingénierie et du design reposait sur une philosophie claire : améliorer le réel. L’ingénieur était celui qui simplifiait, c’est-à-dire qui cherchait à réduire les frictions, à minimiser les pertes d’énergie, à optimiser les chaînes techniques et organisationnelles. Dans cette conception, la rationalisation productive n’était pas dissociée d’une responsabilité sociale implicite : rendre les systèmes plus fiables, rendre les objets plus sûrs, stabiliser l’environnement technique. L’efficacité et la robustesse constituaient des impératifs conjoints.

 

Le design industriel, de son côté, prolongeait cette orientation en articulant forme et fonction. Il s’agissait de concevoir des objets cohérents, dont la morphologie répondait à un usage situé, inscrit dans un contexte matériel donné. Le design n’avait pas vocation à “créer” le besoin, mais à accompagner une société industrielle cherchant à étendre la qualité d’usage et à rationaliser la production. C’était, en ce sens, une phase du fonctionnalisme, au sens large d’une culture technique orientée vers la résolution de problèmes pratiques.

 

Or, ce paradigme a progressivement été reconfiguré, non pas par accident, mais par transformation du capitalisme industriel et cognitif. Ce qui se jouait autrefois dans l’atelier de l’ingénieur s’est déplacé vers les départements marketing, la planification stratégique et la finance. L’objectif dominant n’était plus d’améliorer l’objet, mais de renouveler l’acte d’achat. La logique de la robustesse a cédé la place à celle du flux marchand.

 

Cette évolution, que les économistes Richard Thaler et Cass Sunstein ont théorisée sous le concept de sludge,(**)  révèle un glissement structurel : la complexité n’est plus un accident bureaucratique, mais une stratégie économique, c’est-à-dire l’introduction délibérée de frictions dans l’expérience utilisateur afin de canaliser, retarder, détourner, ou encore contraindre les comportements de l’individu.

 

De l’amélioration à l’obsolescence : une érosion progressive de la finalité du design

 

La première étape de ce basculement concerne l’obsolescence esthétique. Dès les années 1920-1930, certaines industries – notamment celles de l’automobile et de l’électroménager – commencent à renouveler les modèles non en raison d’une innovation technique majeure, mais pour maintenir un désir de nouveauté. Des travaux d’économie industrielle ont montré que General Motors, sous l’impulsion d’Alfred Sloan, systématisa la “mise à jour annuelle” de la carrosserie, même lorsque les moteurs restaient identiques. Ce renouvellement cosmétique visait à rendre le modèle précédent socialement déprécié. Le consommateur ne remplaçait plus ce qui était défectueux, mais ce qui était perçu comme dépassé.

 

Dans l’électroménager, les grands fabricants des années 1950-1960 ont intégré ce modèle : l’appareil n’était pas nécessairement meilleur, mais son apparence signalait une inscription dans une temporalité de consommation accélérée. L’esthétique devint un moteur économique. La valeur d’usage n’était plus centrale, car c’est la valeur symbolique qui guidait la dynamique marchande.

 

Un second glissement, bien plus profond, institua l’obsolescence programmée : la conception délibérée de la défaillance. Un cas emblématique revient dans l’histoire industrielle du XXᵉ siècle : le cartel Phoebus (1924–1939), consortium réunissant OSRAM, Philips et General Electric, qui décida de limiter la durée de vie des ampoules à environ 1 000 heures, alors même que des prototypes plus durables existaient. Cette limitation ne relevait pas d’une impossibilité technique, mais d’un calcul économique qui consistait à maximiser la fréquence d’achat.

 

Ce schéma s’est étendu, dans les décennies suivantes, à de multiples secteurs. L’essor de l’électronique grand public a permis d’introduire des composants non réparables comme les batteries scellées, les matériaux composites non démontables, ou encore les pièces uniques ne pouvant être remplacées indépendamment. Ces choix ne sont pas neutres. Ils traduisent une éthique alternative de l’ingénierie : produire la fragilité au lieu de produire la robustesse.

 

L’avènement du numérique : le client mis au travail

 

Ce modèle s’est, dans les années 1990-2020, déplacé vers les services numériques. On ne manipule plus des objets, mais des processus. Le premier mouvement consiste à transférer au client des tâches auparavant réalisées par les entreprises : s’enregistrer soi-même à l’aéroport, saisir ses justificatifs en cas de sinistre, suivre seul l’état de son dossier, contacter des services automatisés avant d’accéder à un interlocuteur humain.

 

Ce déplacement n’est pas présenté comme une réduction du service, mais comme une “autonomie”. Or, il s’agit d’une autonomisation fictive : l’utilisateur effectue un travail, gratuitement, dont la valeur est captée par l’entreprise. Son temps devient la ressource extraite.

 

Le second mouvement consiste à introduire des frictions intentionnelles dans les parcours : résiliation difficile, impossibilité de contacter un humain, interface orientée vers des choix indésirables, étapes multiples et redondantes. Les dark patterns ne résultent pas d’erreurs : ils sont des dispositifs stratégiques, destinés à dissuader l’usage de droits théoriquement accessibles.

 

Dans des secteurs tels que l’assurance maladie ou l’accès aux prestations sociales, ces frictions peuvent produire des conséquences graves : retards de prise en charge, interruptions de traitement, pertes de revenu.

 

Une économie de la mise à distance

 

Cette logique renvoie à ce que François Dupuy a décrit comme le fonctionnement technocratique des organisations contemporaines : des institutions qui se structurent d’abord autour de leurs propres contraintes internes – normes, procédures, parcours utilisateurs, indicateurs, outils de reporting – plutôt qu’autour des situations concrètes vécues par les usagers.

Dans cette perspective, la tâche première de l’organisation n’est pas de résoudre les problèmes, mais de s’en protéger. Le sociologue Michel Crozier l’avait déjà mis en évidence dans son analyse des bureaucraties : lorsque les règles deviennent la matrice centrale de l’action, elles n’ont pas pour fonction de garantir l’efficacité, mais de réduire l’incertitude à laquelle sont exposés les acteurs internes. La règle n’est pas un instrument d’aide, mais une barrière.

Dans un tel système, celui qui demande – le client, l’assuré, l’usager – apparaît moins comme celui pour qui l’organisation existe que comme un perturbateur, c’est-à-dire un élément susceptible de déranger l’équilibre interne de procédures conçues pour s’auto-entretenir.

 

Ce qui distingue aujourd’hui cette technocratie de ses formes antérieures, c’est qu’elle se pare désormais d’un discours d’écoute, de proximité et de personnalisation. L’organisation met en scène l’attention : enquêtes de satisfaction, interfaces chaleureuses, messages valorisant l’individualité du client. Mais cette personnalisation relève surtout de la mise en récit. Dans les faits, elle s’accompagne d’une production délibérée de parcours impraticables, d’outils qui multiplient les points morts et les successions d’étapes inutiles. 

Ce décalage entre la promesse affichée et l’expérience vécue conduit à une érosion profonde de la confiance. Lorsque les institutions organisent l’absurde, celui-ci n’est jamais vécu comme accidentel, il est interprété comme intentionnel. Le client se convainc qu’on cherche à l’épuiser pour l’empêcher d’obtenir ce à quoi il a droit.

 

C’est là qu’intervient la lecture d’Albert Hirschman. Face à l’insatisfaction, trois issues théoriques existent : exit (se retirer), voice (protester) ou loyalty (rester malgré tout). Or, dans de nombreux secteurs contemporains – assurance santé, énergie, finance, télécommunications – l’exit est difficile, car les services sont structurellement captifs. Ce qui semblait être un marché est en réalité une dépendance. On mise alors sur la “loyalty fatiguée”, c’est-à-dire le renoncement. 

 

Le sludge devient un outil de gestion du découragement : la friction n’est pas un effet secondaire, elle est la méthode. 

Des enquêtes journalistiques ont mis au jour cette économie de l’abandon : ProPublica a montré que l’assureur Cigna rejetait automatiquement des milliers de demandes de remboursement via un système algorithmique interne, en pariant sur le fait que seule une minorité ferait appel ; chez naviHealth (filiale d’UnitedHealth), 90 % des refus infirmés en appel témoignent du caractère artificiel du tri initial ; Toyota Finance a été condamnée pour avoir maintenu une ligne d’assistance téléphonique volontairement conçue comme un cul-de-sac, sans possibilité d’aboutir à un interlocuteur humain.

 

Lorsque l’exit est impossible et que la voice se heurte à des dispositifs de dissuasion, il reste ce qu’Hirschman n’avait envisagé qu’en négatif : l’effondrement de la relation dans la colère. C’est ce que l’on a vu dans l’assassinat du dirigeant de UnitedHealth par un assuré se percevant comme piégé dans un système opaque et indifférent. Cet acte extrême n’a pas seulement suscité l’effroi, il a aussi – fait plus significatif encore – été accompagné de manifestations de soutien sur les réseaux sociaux et dans certains cercles militants, révélant que l’acte, aussi condamnable soit-il, trouvait une résonance dans une expérience collective de dépossession institutionnelle, dont on ne peut pas sortir et où l’on ne peut pas faire entendre sa voix.

 

Analyser le sludge, c’est ainsi mettre au jour une transformation éthique du geste technique. L’ingénieur, autrefois producteur de robustesse, devient l’architecte de la contrainte. Les organisations ne simplifient plus le monde, elles le rendent illisible. Repolitiser l’ingénierie ne signifie pas abolir la technique, mais restaurer la cohérence : concevoir des dispositifs où la règle sert l’usage et non l’inverse, où l’accès au droit ne dépend pas de l’endurance administrative et où les intentions des systèmes sont explicites, plutôt que dissimulées dans la complexité.
 

 

(*) Il enseigne également à l’ESSEC MBA et en Master à Glion Institute of Higher Education.

(**) En économie comportementale, le terme sludge désigne toute forme de friction liée à la conception, à l'administration ou aux politiques qui entrave systématiquement les actions ou les décisions des individus. 

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