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06 / 04 / 2021 | 456 vues
paul santelmann / Membre
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Embolie technocratique, crise démocratique et déclin syndical

Plaidoyer

La pandémie a illustré, à grande échelle, toutes les déficiences de l’hypercentralisation de notre Etat et de sa technostructure. Défaut d’anticipation, gestion calamiteuse, coordination lacunaire entre administrations, lenteur des processus de décision, insuffisances organisationnelles et logistiques, etc. Chacun pourra trouver des exemples correspondants à ces dysfonctionnements. Ceux-ci ne tiennent pas au sous-développement des administrations ou à des budgets insuffisants, la France bat des records en matière de prélèvements obligatoires et de services administratifs de gestion et de contrôle. Par contre les services d’intervention sont confrontés à des pénuries d’effectifs et de ressources depuis des décennies. 
 

Les gouvernements, toute tendance politique confondue, semblent incapables de remettre de l’ordre dans le système administratif malgré des discours récurrents sur la nécessité de réformer l’Etat. Bureaucratisation, autonomisation de l’administration et évanescence du politique vont désormais de pair au détriment de la vie démocratique avec comme conséquence une défiance croissante des citoyens à l’égard des institutions. La culture jacobine des principaux partis aggrave cette situation qui interpelle aussi les organisations syndicales, abusivement présentées comme des « corps intermédiaires » alors qu’ils sont plutôt considérés comme des supplétifs par la technocratie d’Etat. Ces constats m’ont amené à publier un « plaidoyer pour une refondation du syndicalisme » aux éditions l’autreface.
 

  • La contribution qui suit est largement inspirée de mon ouvrage…
     

Un syndicalisme coupé du travail

Le mouvement des gilets jaunes a été un révélateur du grand vide qui s’est installé entre la galaxie syndicale et le monde du travail marchand. Certes ce mouvement hétéroclite, traversé par de nombreuses tensions, n’a pas représenté une alternative au syndicalisme. Il s’est surtout arc-bouté sur un face-à-face stérile avec le chef de l’Etat, s’inscrivant de fait dans une surestimation des marges de manœuvre et de décision d’une administration boursouflée et essoufflée. En cela, le mouvement des gilets jaunes a porté à son paroxysme le tropisme du syndicalisme français consistant à s’adresser à la puissance étatique pour résoudre l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontés les salariés.
 

Que ce soit sur les conditions de travail, les enjeux technologiques, l’environnement, l’emploi, les retraites ou la formation professionnelle, le syndicalisme s’enferme dans une interpellation permanente des politiques gouvernementales supposées disposer de solutions alors même qu’elles dépendent bien souvent de l’implication, de l’engagement et des propositions des salariés.
 

Cette attitude qui combine le verbe haut et l’impuissance pratique s’est traduit par une désertion des salariés du secteur marchand et un néo-corporatisme syndical du côté du secteur public. Car le paradoxe du syndicalisme français tient dans la persistance de bastions publics d’implantation issus de l’après-guerre, reposant sur des « acquis » statutaires qui désormais font obstacle aux intérêts de la grande masse des ouvriers et des employés du secteur privé et associatif.
 

Le poids des syndicats du secteur public a fait perdre de vue la réalité des 20 millions de salariés du privé dont les moins qualifiés sont davantage ramenés à un statut de victime et d’exploité qu’à leurs compétences et à la valeur sociale qu’ils ont démontré lors de la pandémie. Car l’attente croissante des clients et usagers à l’égard de ces emplois suppose de leur part un niveau de responsabilité et d’engagement de plus en plus important puisqu’ils assurent des fonctions indispensables à la vie de la société et non des « corvées » comme certains dirigeants syndicaux[1] ou politiques[2] ont pu l’exprimer de façon malencontreuse (sous prétexte de moquer la formule d’Emmanuel Macron sur les « premiers de cordée ») mais explicite d’un certain paternalisme à l’égard des salariés de ces emplois majoritairement exercés par des femmes !
 

Cette situation a des racines lointaines et s’est exacerbé dans les années 80 à l’occasion du développement du chômage de masse, de la tentative de démocratisation du système éducatif et des mutations post-tayloriennes du travail (informatique, innovations technologiques, nouvelles organisations de travail) où l’ensemble du syndicalisme s’est trouvé démuni et s’en est remis à l’Etat pour résoudre des questions qui concernaient prioritairement le dialogue social et la négociation collective.

Une dévitalisation du syndicalisme

La crise du syndicalisme s’est donc installée depuis plusieurs décennies et alimente un dialogue social artificiel et convenu auquel la grande majorité des salariés et des citoyens ne prête plus attention. Cette situation donne un espace hypertrophié à une réglementation du travail qui se nourrit de l’atonie de la négociation collective et fait de l’Etat un arbitre omniprésent dans toutes les questions qui affecte la vie professionnelle des personnes. Quant à la démocratie sociale, elle étouffe faute de compromis négociés permettant d’harmoniser efficacité économique et justice sociale tout en s’attaquant à des sujets de fond comme la transition écologique ou l’intensification de la révolution numérique. Les syndicats semblent préoccupés d’intérêts corporatistes ou catégoriels qui, d’ailleurs, sont souvent des leurres pour les salariés, chômeurs ou jeunes en insertion. Le service de l’intérêt général à court et moyen terme est pourtant une mission essentielle des syndicats et une condition indispensable à leur intervention constructive dans la négociation sociale. Avec 8,5 % d’adhérents dans le secteur marchand et associatif et moins de 20 % dans le secteur public, le désaveu à l’égard de l’action syndicale est puissant.
 

L’extrême division syndicale est peut-être l’illustration la plus flagrante de l’asséchement du syndicalisme car elle n’a plus que des justifications historiques douteuses qui échappent à l’entendement des salariés mais aussi des citoyens. Bien pire, cette atomisation a favorisé une porosité du mouvement syndical aux idéologies xénophobes, religieuses intégristes, anti-démocratiques, populistes qui brouillent encore davantage son image. Aucun des mécanismes qui sous-tendent la représentativité des syndicats (modalités des élections d’entreprise, modes de désignation des représentants syndicaux, critères de représentativité pour signer les accords d’entreprises, de branches ou interprofessionnels, pour gérer les organismes paritaires ou pour participer aux institutions tripartites) ne permettent aux salariés de pénaliser cette atomisation du mouvement syndical.
 

En un siècle les salariés ont renoncé à départager les différences stratégiques des grandes confédérations, à trancher entre voie réformiste ou voie révolutionnaire, entre corporatisme ou syndicalisme unitaire, etc. Cette fragmentation empêche, par nature et par construction, chaque syndicat de démontrer la validité de sa stratégie, ce qui supposerait qu’il puisse être majoritaire suffisamment longtemps dans l’ensemble des entreprises, des branches et des instances de la négociation collective. Le seul courant syndical qui a bénéficié d’une position hégémonique dans un laps de temps suffisamment long pour pouvoir être jugé par les salariés est la CGT durant les trente glorieuses, une CGT corsetée idéologiquement par le Parti Communiste Français (PCF). Depuis cette période, où la pertinence stratégique de cet attelage n’a guère été démontrée, le nouvel équilibre entre les familles syndicales ne permet plus d’imaginer un tel scénario d’hégémonie…
 

Le paroxysme de cette situation tient dans la consolidation de la bureaucratie syndicale, présente dans de nombreuses instances paritaires, tripartites ou quadripartites mises en place par l’Etat et où celui-ci apparait comme le planificateur d’un dialogue social stratosphérique et où les syndicalistes sont plus phagocytés qu’acteurs influents. Cette décrépitude du syndicalisme n’a pas empêché la multiplication de directions confédérales hypertrophiées mais à faible valeur ajoutée tandis que fédérations et syndicats « de terrain » étaient condamnés à une autonomie fictive et à l’isolement.
 

Cette situation a entrainé une dévaluation du rapport au travail et à l’emploi pour la grande majorité des actifs sous plusieurs aspects : les revenus tirés du travail se sont vus minorés par un système de redistribution de plus en plus pléthorique et illisible, la réduction du temps de travail s’est accompagnée d’une détérioration des conditions de travail, le chômage de longue durée a touché des millions d’actifs, la poursuite d’étude pour les nouvelles générations a été interprétée comme un moyen de ne pas exercer en début de carrière les emplois d’ouvriers et d’employés (pourtant 50 % des emplois !), les jeunes sont massivement touchés par le sous-emploi et la précarité, l’âge est la première discrimination à l’embauche, le management « à la française » a entretenu un désengagement croissant des cadres tandis que l’organisation des fonctions publiques a aggravé considérablement les conditions de travail des fonctionnaires de base tout en perdant en efficience…
 

Cette liste peut être allongée mais elle suffit à comprendre que les fondations et l’architecture du mouvement syndical ne sont plus adaptées aux défis qui s’imposent à notre société (mutation écologique, transition numérique, essor de l’économie sociale et solidaire, nouveaux statuts d’emploi, etc.) ni même au monde du travail confronté à une recomposition statutaire qui dépasse le salariat mais concerne des millions de travailleurs et d’auto-entrepreneurs ayant les mêmes intérêts que les salariés.

Quelles perspectives ?

Si le syndicalisme veut reconquérir le monde du travail, il lui faut rompre avec une addiction à la sphère technocratique pour construire avec les représentants des employeurs un paritarisme d’action ancré dans les territoires. Plus largement le syndicalisme doit être en première ligne pour souligner, défendre et promouvoir les apports, les compétences et la place des salariés dans l’économie. Pour cela il lui faudra pondérer l’influence corporatiste et disproportionnée des syndicats du secteur public au sein des confédérations. Une influence qui entretient la division syndicale (la plupart des syndicats non représentatifs comme SUD, l’UNSA, la FSU ou les syndicats autonomes sont issus du secteur public) et surtout une incapacité des syndicats à être force de proposition dans les transformations techniques et organisationnelles du travail, dans les objectifs et les contenus de la formation professionnelle, dans les modalités de lutte contre le chômage de masse ou l’insertion des jeunes.

 

Les pistes de refondation du syndicalisme convergent toutes vers un décloisonnement du mouvement syndical : ouverture aux enjeux d’intérêt général (environnement, logement, transport), intersectoriel (fusion des branches professionnelles y compris entre public et privé), territorial (recomposition unitaire et régionalisée des structures interprofessionnelles locales), abandon du scrutin proportionnel au profit d’un scrutin majoritaire à un tour à tous les niveaux de représentation du syndicalisme, élargissement des prérogatives opérationnelles des syndicats dans le domaine de l’emploi et de la formation professionnelle, désenclavement de la formation des syndicalistes, simplification drastique des instances tripartites et quadripartites en lien avec le système majoritaire de représentation syndicale, constitution d’une structure interprofessionnelle de services et de représentation des travailleurs non-salariés, etc. La voie est étroite pour une telle évolution que d’aucuns jugeront irréaliste par l’éventail des conservatismes institutionnels. Pourtant, la transformation de fond du mouvement syndical est aujourd’hui indispensable à la revitalisation sociale du travail dans ses contenus et ses objectifs ; c’est un printemps social que nous devons aux nouvelles générations et à notre démocratie.

 

[1] « Les premiers de corvée n’ont rien ! » Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, aux « 4 Vérités » de France 2, jeudi 3 septembre 2020.

[2] Notamment Jean-Luc Mélenchon ou Olivier Besancenot… Cette expression sera également utilisée par des journaux et des revues de gauche (l’Humanité ou Politis).

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