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28 / 10 / 2019 | 286 vues
Arnaud Chneiweiss / Abonné
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La révolution numérique va-t-elle bouleverser le métier d’assureur ?

Pour commencer, admettons qu’il nous faut faire preuve d'humilité. Nous abordons une terre inconnue, où il y a plus de questions que de réponses. À ce jour, on ne peut pas dire que le métier d’assureur ait connu une révolution du fait des bouleversements numériques. Pourtant, on pressent de profondes évolutions.

 

  • De nouveaux mots sont sur les lèvres (intelligence artificielle, « machine learning », reconnaissance des voix et des images etc., on murmure souvent que les nouveaux barbares, les GAFA, sont à nos portes) mais ils n’ont pas encore attaqué ce marché. La liste des secteurs perturbés s'allonge (les médias, l'hôtellerie, les taxis, la musique...) et il n'y a pas de raison que l'assurance reste à l'écart, alors que son rôle est central dans la vie économique et sociale.
     

Le risque serait de minimiser ce qui s'annonce parce que nous ne le comprenons pas complètement. Des arguments existent pour relativiser.
 

  • Toute la population n'est pas prête à basculer dans le numérique. Au-delà des questions d'âge et de fracture numérique, sujets en soi, les assurés apprécient les trois réseaux de distribution, physique, téléphonique et numérique. Le numérique ne se substitue pas encore au réseau d'agences et tous ceux qui ont essayé en ce sens jusqu’à présent ont échoué :
     
    • dans l’assurance, l'humain joue un rôle très important, pour conseiller lors de la souscription et rassurer dans la gestion du sinistre. Les assurés accepteraient-ils une relation plus mécanique ? La réponse dépend des tâches à accomplir : la machine fera très bien l'affaire pour répondre à une question simple ou permettre de télécharger une attestation mais le conseiller humain restera nécessaire en cas de question complexe.
       
  • Les mutuelles affinitaires se sentent particulièrement protégées. Puisqu'elles incarnent « la famille » du sociétaire (militaires, médecins, enseignants, motards...), pourquoi celui-ci aurait-il l'idée de partir ?
     
    • De fait, on constate que les assurés font beaucoup de devis sur internet mais au moment de la souscription, peu le font en ligne.

       
  • Enfin, la mondialisation n’a pas encore fortement touché le secteur de l'assurance : nous n'avons pas vu d'acteurs chinois ou américains prendre des parts du marché français des particuliers. Le marché unique européen demeure très fragmenté et fonctionne parfois mal, la libre prestation de services étant détournée de son objet par certains acteurs peu scrupuleux qui s’installent dans des « paradis prudentiels » de l’UE.

 

Différer la prise en compte de la révolution numérique porterait un nom : se « kodakiser »
 

Kodak a été l’une des marques les plus valorisées au monde. Rappelons qu'en 2000, lors des jeux olympiques de Sydney, Kodak a encore été l’un des sponsors principaux. La faillite a été prononcée en 2012. Pourtant :
 

  • c’est Kodak qui a inventé la photo numérique en 1975 ;
  • et a introduit un excellent appareil photo numérique sur le marché dès 1991 (qui a, certes, été un échec commercial).
     

Kodak n’est pas mort d’avoir ignoré la révolution numérique, ni d’avoir été incapable d’y prendre une part active. La vraie raison de l’échec est de ne pas avoir parié sur le numérique en abandonnant l’argentique. La direction générale était convaincue que le numérique allait « un jour » remplacer l’argentique. Mais quand ? Nul ne le savait. Tous les actifs que l’entreprise avait mis des décennies à bâtir, les usines et les laboratoires de développement, qui étaient la force de l’entreprise et son avantage concurrentiel, devenaient inutiles dans le nouveau modèle d'affaires.
 

Les dirigeants ne se sont pas résolus à basculer d'un modèle à l'autre alors que, jusqu'au début des années 2000, la rentabilité était réelle. On peut imaginer ce que leur dilemme a été. Il aurait fallu beaucoup de courage, de vision et de force de conviction.
 

Cette histoire pourrait-elle se produire dans le secteur de l’assurance ?

 

Que va devenir le métier d'assureur ?
 

Des nouvelles technologies, on peut espérer une amélioration de la connaissance des risques. Dans la voiture connectée, les nouvelles fonctionnalités (freinage d'urgence...) devraient réduire la fréquence des accidents (mais pas forcément leur montant de réparation du fait du coût accru des pièces détachées). De même, dans la maison connectée, les fuites et incendies seront détectés plus tôt grâce à des capteurs.
 

Si la crainte de l'accident diminue, est-ce une menace pour notre métier fondé sur la protection contre les coups du sort ? Répondons que :
 

  • nous ne pouvons que nous réjouir de la réduction des risques, en matière d'accidents de la route par exemple. C'est la raison d'être de l'assureur que d'améliorer la protection de l'assuré ;
  • la révolution numérique fait naître d'autres menaces (cyber-risques). Aux assureurs de se redéployer vers les nouveaux besoins de leurs clients ;
  • enfin d'autres risques (dérèglements climatiques) ne sont tout simplement pas affectés par la révolution numérique, ou très marginalement.
     

Les processus, eux, ils vont tous être touchés et chaque métier devra se ré-inventer : la tarification, plus en temps réel et individualisée si des capteurs sont disposés sur le lieu du risque ; le marketing, davantage sur les réseaux sociaux ; l'indemnisation, plus rapide et plus fluide grâce à la reconnaissance des images ; la lutte contre la fraude, plus efficace par le recoupement d'informations permis par le « big data »…
 

Tout changera dans nos métiers. Le numérique n’est pas simplement une histoire de dématérialisation, comme c'était le cas jusqu’à présent : il invite à tout revoir, pour aller vers une assurance plus proche, plus réactive et plus riche en services.
 

Le métier d'assureur consistera plus qu'aujourd'hui à être un agrégateur de services et d'assistance, l'assurance proprement dite étant l'un des éléments de ce « paquet d'ensemble ».
 

Mais retenons que l’économie naissante reposera toujours sur la confiance. Or, c’est justement le métier des assureurs que d'apporter de la confiance.

 

De nouveaux concurrents ?
 

On dit beaucoup que nos concurrents de demain sont à l'extérieur. Les « nouveaux barbares » seraient les comparateurs d'assurance, courtiers modernes qui veulent devenir de nouveaux points de passage obligés, ce qu'ils ont largement réussi au Royaume-Uni. Ou les GAFA, dont la maîtrise des données et la connaissance de nos habitudes quotidiennes sont très supérieures à celle des assureurs, pourtant beaucoup plus encadrés par la réglementation, française et européenne.
 

À ce stade, les comparateurs d'assurance n'ont que faiblement percé en France (moins de 10 % du volume d'affaires nouvelles passe par eux en assurance dommages) et les GAFA préfèrent adopter une approche partenariale sur ce marché très régulé.

 

L’occasion de se différencier
 

La révolution numérique est pleine de promesses et d’opportunités mais aussi d’inquiétudes et d’interrogations. L’utilisation intensive d’un volume sans précédent de données va permettre une tarification plus fine, plus segmentée et davantage en temps réel. Que va-t-elle permettre ? Une meilleure prévention ? Des tarifs plus ajustés ? Des produits personnalisés pour mieux servir nos clients ? Ou une intrusion généralisée dans nos vies intimes ?
 

L'assurance est par nature une industrie du traitement de l'information. Les données personnelles sont indispensables à l’exercice de notre métier, ancrées au cœur de notre modèle, pour proposer des offres pertinentes. Comment pratiquer le devoir de conseil si l'on ne connaît pas bien le profil et les attentes de l’assuré ? Ces pratiques existent depuis toujours. Mais elles vont être bouleversées par la montée en puissance des technologies numériques.
 

La mutualisation que nous pratiquons résulte en partie de notre ignorance quant aux risques que nous assumons. Déchirer le « voile d'ignorance » par une connaissance plus fine de la qualité de conduite ou des habitudes de vie quotidiennes n'aura pas que des effets heureux.
 

De redoutables questions éthiques seront soulevées par la collecte de certaines données. Jusqu’où partager sa vie privée et avec qui ? Faut-il se résigner à cette individualisation croissante de la société ? Les entreprises d’assurance ont été bâties sur l’idée de mutualisation des risques. On s’unit pour faire face aux coups du sort, on lutte contre la fatalité. De nouvelles formes de mutualisation sont donc à inventer avec le numérique, pour ne laisser personne au bord du chemin. Les assureurs en sont très conscients et on peut d’ailleurs constater leur prudence quant à des tarifications très individualisées.
 

Cela nous ramène à la question centrale de la confiance, dans une société française si défiante. Voici quelques engagements possibles pour que la révolution numérique profite au plus grand nombre :
 

  • dire que les données personnelles devraient avant tout être utilisées pour développer des comportements vertueux et pour améliorer la prévention afin de diminuer la survenance des risques ;
  • ne collecter que les données nécessaires ;
  • ne pas les revendre ;
  • les conserver dans l'Union européenne.
     

Voilà de belles occasions pour se différencier par l’éthique et en veillant au consentement de la personne dans l’usage de ses propres données. Le progrès technique doit être au service du progrès économique et social et non l'instrument de discriminations qui pourraient vite se révéler moralement insupportables.

 

  • Réflexions publiées dans la Revue de l'ENA.
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