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21 / 09 / 2018 | 5 vues
Jean-Philippe Milesy / Membre
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Il serait bon de résister...

Je me pose très régulièrement la question suivante : « Pourquoi l’économie sociale résiste-t-elle si mal à la pourtant très « résistible » ascension de « son » Haut-Commissaire ? ».

Il m’est arrivé à plusieurs reprise de citer Paolo Freire qui disait en substance : « L’homme peut changer le monde à deux conditions : qu’il ait conscience que le monde puisse être changé et qu’il puisse être changé par lui-même, celui qui se pose la question ».

Une première question est donc celle-ci : les dirigeants actuels de l’économie sociale et solidaire (ESS), ceux des grandes entreprises et institutions, ont-ils comme leurs grands aînés la volonté de changer le monde, de s’opposer, au-delà d’un discours convenu, à une évolution libérale du monde et de la société qui leur sera fatale ?

Je pense que c’est le cas pour un certain nombre d’entre eux mais pas tous. Ceux qui ont la conviction que le monde doive être changé sont des gens partageant des valeurs humanistes, sociales et progressistes.

Beaucoup d’autres ne se posent pas la question : ils assument tout simplement leurs mandats, pour certains durablement, voire confortablement, dans la routine.

D’autres enfin envisagent le « monde nouveau » avec envie, considérant les positions de pouvoir, voire l’enrichissement que celui-ci pourrait leur offrir.

Utilisant le vocable « monde nouveau », je tiens à souligner l’extraordinaire habileté macronienne à lui associer sa politique, aussi convenue et réactionnaire soit-elle.

En effet, qui ose assumer la revendication d’un monde ancien et vieux ?

Nous sommes dans une période paradoxale où la « modernité » est l'une des armes des tenants de politiques renvoyant à des vieilleries économiques et idéologiques : la « main invisible » de Smith, le refus des corps intermédiaires et de toute approche collective des contrats de Le Chapelier et autres antiennes des âges premiers du libéralisme, renouvelées par Friedrich Von Hayek et Milton Friedman. La frénésie de la « réforme » immédiate que nous connaissons, au nom de ces vieilles lunes, condamne les conquêtes sociales et démocratiques qui ont mis des décennies à s’imposer, les institutions lentement enracinées.

Le macronisme n’est pas « progressiste », il est « bougiste ». Il a l’empressement qui correspond au court-termisme de l’économie financière. Aller très vite, sans étudier les effets dans la durée des mesures. Ce disant, je suis bien dans notre sujet du devenir de l’ESS.

Nos coopératives, nos mutuelles et nos associations sont pour l’essentiel des créations inscrites dans la durée. Cela ne veut pas dire qu’elles soient figées ; elles évoluent, pas toujours pour le meilleur. Par ailleurs, elles ont innové et continuent de le faire. J’y reviendrai. Elles sont des faits culturels, c’est-à-dire enracinés. Le contraire des modes ou des « start-ups » que l’on nous donne sans cesse pour modèles et qui sont des structures par nature éphémères car elles ne sont pas dans une démarche entrepreneuriale mais spéculative. Mais elles sont « modernes », emploient un langage et des codes neufs et s’affublent de strass et de paillettes.

Alors elles impressionnent et attirent. Elles font « jeune ». Ah, la jeunesse ! Beaucoup de nos dirigeants de l’ESS sont paradoxalement d’autant plus fascinés par elle qu’ils n’ont pas su lui faire de place dans leurs entreprises et leurs institutions. Pas plus qu’il n’en ont fait aux femmes ou à ce que l’on nomme improprement « diversité », ce qui revient simplement à dire : les « autres ».

Ces « autres » (pas seulement les exclus, les discriminés, les migrants mais plus simplement les travailleurs pauvres et les précaires) sont pratiquement inexistants dans les instances des entreprises et les institutions de l’ESS.

Ainsi, les dirigeants de celles-ci sont souvent éloignés des situations d’urgence qu’il y aurait à changer le monde. Ils se réfèrent, pour le plus grand nombre, à des inégalités et injustices qu’ils n’éprouvent pas. Cela ne rend pas l’engagement radical impossible (car changer le monde est un engagement radical) mais c’est cependant un frein. Ainsi, admettons toutefois que, pour nous en tenir à leurs déclarations les dirigeants de l’ESS, dans leur majorité, aspirent encore à un autre monde. Encore faudrait-il qu’ils aient une conviction claire que ce monde puisse être changé !

On est là dans le schéma classique de passage de l’idée au projet. Les choses se compliquent alors. Bien des dirigeants de l’ESS sont sidérés par la rapidité des changements imposés par les libéraux, fascinés (je l’ai abordé) par la modernité. Beaucoup d'entre eux, même parmi ceux qui agitent sans cesse les chiffres magiques (X % du PIB, X millions d’emplois), ont intériorisé une certaine marginalité et la subsidiarité de leurs entreprises. Pour reprendre un mot à la mode, ils se réjouissent de la moindre pollinisation de l’économie par le « modèle ESS » mais ils hésitent le plus souvent quand il est question d’alternative. Ou quand ils parlent d’alternative, c’est pour évoquer une petite place à la grande table, jamais pour envisager un éventuel renversement de cette même table.

Pour l’heure, le discours que l’on entend le plus souvent n’est pas celui de l’alternative éventuelle mais celui que « ce qui arrive est inéluctable, efforçons-nous d’y trouver notre place ». Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est que le néo-libéralisme financier n’a aucune place à leur laisser. Les entreprises capitalistes n’entendent laisser aucune place à l’économie « dite » sociale (pour reprendre un des premiers textes du MEDEF en juillet 2002), ni à l’économie publique si elle entend agir sur un marché solvable (le même texte du MEDEF était explicite sur ce point).

Malgré son goût pour les cartels (voire les monopoles), le capitalisme libéral tolère la concurrence à condition qu’il s’agisse de la concurrence du même, de celui qui fait allégeance à son modèle.

Il est illusoire de penser que l’ESS y trouve place, sinon au prix de renoncements qui feraient qu’elle ne serait plus « sociale », ni « solidaire », à l’exception des territoires de la charité, de la philanthropie et des fondations. Considérons par exemple les difficultés que l’Union des employeurs de l’ESS a à trouver sa place au sein des instances travail-emploi-formation. Elle signe des communiqués en ce sens avec la FNSEA qui avance cette revendication depuis plus de trente ans et se heurte à l’opposition du MEDEF, après s’être heurtée au refus du CNPF.

Quant à se demander si les dirigeants de l’ESS considèrent qu’ils peuvent, eux, Anselme X, Gaëtan Y, Yvonne Z, changer le monde en tant que personnes, il est bien difficile de répondre. C’est une question de conscience et de degré d’engagement. Même parmi les dirigeants installés de l’ESS instituée, il existe encore des militants convaincus et des humanistes en révolte, persuadés qu’un autre monde est possible et prêts à y apporter leur pierre.

Mais ils procèdent de l’élection et sont investis de mandants aux convictions diverses (certaines contradictoires), alors ils hésitent, au nom même de leurs valeurs, à transgresser ce mandat, attachés qu’ils sont au consensus. Dans bien des situations, la revendication de la « démocratie » est un confort. Alors les dirigeants des grandes entreprises et institutions, quelles que soient leurs convictions, observent en silence se dégrader le contexte politique dans lequel évoluent leurs entreprises et leurs institutions. On n’est pas forcément pour les « social impact bonds » mais c’est l’Europe, la modernité et puis l’État qui se dérobent, alors pourquoi ne pas « aller chercher l’argent là où il est » ? On cherche ce qu’il pourrait y avoir dans chaque loi actuelle de positif, sans travailler à déceler les logiques d’ensemble.

Un exemple : on se convainc que l’entreprise de mission est une pollinisation de l'ESS de l’entreprise, sans voir que les autres textes qui se rapportent au « social » et à l’ « environnemental » réduisent les timides préconisations Sénard-Notat à des proclamations de principes creuses et aux applications optionnelles de surcroît.

On valide par des déclarations communes les concurrents les plus acharnés des mutuelles. On accepte « French Impact » en se disant que rayer l'appellation ESS du vocabulaire public n'est pas grave alors que les instances européennes et onusiennes venaient, très prudemment il est vrai, de l’intégrer dans le leur. Ainsi, pas à pas et le plus souvent en toute bonne foi, on avalise des changements de paradigmes à coup sûr mortels pour le devenir d’une ESS aspirant à une société plus juste et plus éclairée.

Il existe pourtant une ESS vive qui s’empare des outils que les pères fondateurs lui ont laissés. Mentionnons ici Émile Proust qui, en 1934, a créé ce qui allait devenir la Maif : « C’est pour mener sur le front social, avec nos modestes moyens, la lutte contre le monstre capitaliste que nous avons créé la Maif ».

Créées pour faire face à la dégradation des conditions de développement de projets innovants, les coopératives d’activités et d’emplois apportent des réponses à la désalarisation aux prédations de l’économie de plates-formes. De nouvelles formes coopératives interviennent tant dans la production que dans la distribution d’une autre agriculture.

C’est aussi le cas pour la distribution des énergies alternatives. Ce l'est aussi pour les formes renouvelées de l’habitat social et éco-responsable. Il y a aussi toutes les organisations en réponses à l’exigence de nouvelles solidarités, femmes, migrants…

Ces initiatives innovantes, à forte valeur ajoutée démocratique, aux implications territoriales parfois déterminantes pour des « pays » entiers montrent qu’une autre ESS pour un autre monde est possible. Elles participent d’un mouvement à l’échelle mondiale dont ESS-Forum international, le CIRIEC International ou les forums sociaux mondiaux se font l’écho.

Les grandes entreprises et les grandes institutions de l’ESS peuvent y prendre toute leur place. Pour cela, elles doivent, à bon escient bien sûr, apprendre à dire « non ».
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