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27 / 04 / 2016 | 10 vues
Audrey Minart / Membre
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« Les épreuves, sources d’apprentissage pour les managers », Stéphan Pezé, DIM Gestes

Maître de conférences en sciences de gestion, Stéphan Pezé est aussi membre du conseil d’orientation et du bureau du DIM Gestes (en binôme avec Claire Edey-Gamassou) depuis 2015. Ses recherches portent sur les diverses épreuves rencontrées par les managers dans leurs premières années d’exercice, qui participent à la construction de leur identité professionnelle.

Après une formation en biologie, et un master dans le risque industriel, Stephan Pezé s’est lancé dans la vie professionnelle au début des années 2000, comme consultant-formateur en santé et sécurité. « Je ne me voyais pas continuer sur cette voie et j'ai donc rebondi sur la suggestion que l’un de mes anciens professeurs, enseignant-chercheur en sciences de gestion, m’avait formulée : faire une thèse ». Il a donc repris ses études, juste après la vague de suicides chez France Télécom et a envisagé de continuer à travailler sur la santé au travail. « On commençait alors à prendre conscience de cette question que j’avais moi-même vu émerger dès le début des années 2000, dans le cadre des formations que j’animais auprès des CHSCT. On parlait alors beaucoup du stress. Mais à l’époque, je m’intéressais plutôt aux risques industriels, n’étant pas formé au facteur humain ».

Il n’en avait alors pas moins observé la manière dont certaines entreprises réalisaient « un transfert de responsabilités » vers les salariés. « Ils avaient désormais l’obligation de gérer leur propre santé, à travers des formations à la gestion du stress, ou les opérations de promotion de la santé au travail que j’avais pu observer au Canada notamment : « mangez bien, dormez plus, faites du sport etc. » ou encore les massages, hotlines téléphoniques… Tout cela étant assez périphérique au travail. On voulait les amener à gérer cette question comme si elle n’était pas professionnelle mais individuelle et personnelle ». 

Il a décidé de se concentrer sur les pratiques des organisations en la matière. « En 2007, il n’y avait donc pas grand-chose, plutôt de la prévention tertiaire. Mais j’ai identifié un élément intéressant dans les accords sur le stress lancé par Xavier Darcos, en 2008 : les formations de managers. Je m’y suis donc intéressé : comment sont-elles organisées, dans quelles conditions, comment les managers les vivent et cela les aide-t-il ? ». Introduit dans des réseaux d’entreprise grâce à l’ANACT, il a trouvé son terrain dans une grande entreprise du secteur du divertissement et a commencé sa thèse en 2009.

Qu’avez-vous observé sur votre terrain de thèse ?
Plusieurs mois après avoir suivi ces formations, les managers m’expliquaient qu’ils s’attendaient à ce qu’elles les aide à ne pas passer à côté d’un collaborateur qui ne va pas bien et à apprendre comment l’accompagner. En 2010, l’effet des suicides était sans doute plus présent qu’aujourd’hui…

La compassion « ne va pas de soi ». Les managers en avaient donc une véritable crainte. Mais la compassion est un vrai travail. Elle ne va pas de soi. Ce n’est pas une qualité humaine que l’on peut tout simplement invoquer pour que cela fonctionne. Gérer la souffrance d’un collaborateur requiert également quelques conditions organisationnelles. On ne peut pas dire aux managers que c’est de leur faute si un membre de leur équipe ne va pas bien car eux aussi sont dans un contexte de ressources plus ou moins abondantes. Certaines difficultés n’émanent pas d’eux. Ces formations permettaient donc de les déculpabiliser, du moins en partie. Au final, j’ai utilisé la notion d’« épreuve » pour expliquer que les situations rencontrées, gérées avec les ressources propres du manager et la manière dont il parvient à s’en sortir, participent à la construction de son identité professionnelle.

Selon vous, quels ont été les principaux enseignements de cette thèse (« La construction identitaire en situation : le cas de managers à l’épreuve de la détresse de leurs collaborateurs ») que vous avez soutenue en 2012 ?

La formation que j’ai observée durait deux jours et consistait en des échanges autour des situations vécues afin de « s’étayer » entre pairs. Elle était suivie de réunions mensuelles qui permettaient de poursuivre ce travail. Dans ce cadre, les managers ont pu prendre conscience de l’injonction qui leur était faite d’être vigilants, sans pour autant savoir ce que devoir gérer ce type de situation demande concrètement. Ils ne savaient notamment pas s’ils étaient ou non responsables des difficultés du collaborateur ou s’il ne s’agissait « que » d’une situation personnelle difficile… Ils ne savaient pas non plus quoi faire d’une souffrance lorsqu’ils en étaient dépositaires : en parler à leur supérieur, plus ou moins compatissant ? Dans tous les cas, dans ce type de situation, on observe généralement l’ouverture d’un « état d’exception » par le manager, c’est-à-dire une suspension d’une partie des règles qui sont applicables au collaborateur concerné. Cela a pour objectif de faciliter la mise en œuvre de réponses personnalisées pour l’aider à faire face à sa souffrance. Mais cet état ne peut être que temporaire. J’ai aussi observé une certaine invisibilité de cette activité réalisée en sus de ses activités régulières par le manager. On ne la voit pas ou on ne veut pas la reconnaître. L’ANACT appelle cela un travail de « régulation » : on règle au niveau local des problématiques plutôt relationnelles, parfois liées au travail (parfois non) mais pouvant aboutir à des solutions dans l’activité, avec par exemple des changements d’horaires ou une redistribution de la charge de travail pour soulager le professionnel en difficultés.

Votre thèse se base notamment sur une collecte par entretiens de 30 récits de situations dans lesquelles le manager a dû gérer la souffrance d’un collaborateur. Vous expliquez que sur ces 30 cas, 17 étaient d’ordre personnel et 7 plutôt de source professionnelle. Ces problèmes ne sont donc pas en prise directe avec le travail ? Est-il si facile de les distinguer ?
C’est compliqué. Il existe une certaine porosité entre les facteurs personnels et professionnels, d’autant plus que les temps de travail sont moins standards qu’auparavant et que les nouvelles technologies imposent de nouvelles exigences de réactivité. Une conciliation est donc nécessaire. Je ne suis pas surpris que les managers aient à gérer cela. Cela ne me semble pas illégitime. Certes, on pourrait penser que ce n’est pas leur rôle. Pourtant, dans un sens ça l’est puisque ces problèmes affectent le travail et les performances des autres collaborateurs.

Prendre le temps de créer cet espace de régulation et de réaliser ce travail compassionnel ne demande-t-il pas aussi une certaine disponibilité psychologique ?
Je ne l’ai pas étudié sous cet angle et ignore donc dans quelle mesure la charge psychique ou émotionnelle affecte les managers. Mais ce que j’ai pu voir, c’est que ce qui les rongeait était la fatigue, liée au temps passé avec le collaborateur en difficulté ou à réaliser une partie de ses tâches. Dans la durée, on est donc davantage sur une problématique de surcharge de travail.

Cette activité n’est d’ailleurs pas du tout prise en compte en termes d’évaluation du manager, ou d’objectifs ?
En fait si. Mais elle est évaluée de manière diffuse, informelle : comment gérer certaines situations compliquées avec ses collaborateurs ? En parler ou non ? Résoudre rapidement ou non ? Faire intervenir quelqu’un ? Ce n’est donc pas complètement invisible mais en tout cas ce n’est pas institutionnalisé. J’ignore si cela peut l’être d’ailleurs. Mais on pourrait tout de même reconnaître que cette activité demande du temps, des ressources et un accompagnement qui, aujourd’hui, peut faire défaut.

Vous évoquez des pistes de solutions (notamment d’éliminer les causes professionnelles conduisant à la détresse) mais aussi de créer des espaces de discussion entre pairs, afin d’éviter l’isolement. C’est bien ce que les formations que vous avez observées permettaient ?

« Tout est tellement contextuel que la légitimité d’un intervenant extérieur, à moins d’être très expérimenté, semble insuffisante ». En effet. C’est vraiment un moment d’expression destiné à accompagner chacun dans son propre parcours de professionnalisation. Cela leur permettait également de se rendre compte qu’ils n’étaient pas les seuls dans cette situation et de savoir comment les autres « bricolaient » dans leur coin. Voire d’apprendre une autre manière de faire. Mais je ne pense pas que la formation, au sens classique de la transmission de savoirs, soit une solution. Si ce n’est d’équiper en concepts théoriques, afin d’avoir une vision plus précise des mécanismes physiologiques du stress, de ce qu’est et de ce que n’est pas, au sens juridique, un harcèlement sexuel ou moral. Dès que l’on en vient à des « qu’est-ce que je dois faire ? » pour détecter et/ou gérer, tout est tellement contextuel que la légitimité d’un intervenant extérieur, à moins d’être très expérimenté, semble insuffisante. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il existe de solution précise. C’est du tâtonnement. Du tâtonnement intelligent. Ainsi, entre pairs, on discute de notre métier et on construit localement des règles qui vont fonctionner, qui sont légitimes dans notre environnement local compte tenu des ressources que nous avons.

Sur quoi portent vos recherches actuelles ?

Je compte désormais cartographier les « épreuves », au-delà des celles relatives à la gestion de la souffrance psychique des collaborateurs, rencontrées par les managers dans leurs premières années d’exercice. Je m’intéresse ainsi aux nouveaux managers, ceux qui ont pour la première fois, et depuis moins de 3 ans, la responsabilité hiérarchique d’un ou plusieurs collaborateurs.

Cartographier les épreuves rencontrées par les managers

Cela me permet d’étudier toutes les situations-types rencontrées par les managers sans qu’ils y soient préparés auparavant. Quelles sont ces épreuves ? Y en a-t-il des communes à tous les secteurs d’activité, dans toutes les équipes, malgré des effectifs différents ? Comment expliquer les différences ? Il serait nécessaire de recontextualiser ces épreuves dans le cadre d’une organisation donnée, sachant par ailleurs qu’elles peuvent être créées par l’organisation elle-même, sans que cela ne soit pour autant nécessaire. Même si, parfois, elles peuvent être considérées comme critères de sélection, permettant aux managers de prouver leurs capacités à gérer, leur loyauté etc. Qu’est-ce que ces épreuves laissent comme traces ? Ces situations sont subjectivement marquantes et demandent d’apprendre, de trouver un équilibre, de réaliser des choses auxquelles on ne s’attendait pas. Je prends souvent une métaphore : devenir manager c’est un peu comme devenir parent : on peut se préparer comme l'on veut, lire tous les livres du monde mais quand l’enfant est là… On ne sait pas ce que c’est, tant qu’on ne l’a pas fait.

Sur quels apports théoriques vous appuyez-vous ?

En sciences de gestion, il existe notamment deux courants : le « leader development » (qui mobilise des connaissances en psychologie cognitive et sociale ou en sciences de l’éducation notamment) et le « management working and behaviour » (qui porte sur la compréhension du travail de manager et sur ce qui permet de devenir un dirigeant efficace). Dans les deux courants, on interroge leur quotidien, leur expérience etc. Je m’appuie sur ces travaux, notamment quelques éléments : les événements déclencheurs ou épreuves fleuves. Mais ce sont souvent des travaux qui se sont intéressés aux cadres dirigeants reconnus comme ayant du succès et qui insistent sur l’efficacité. Cela ne m’intéresse pas vraiment de chercher l’efficacité à tout prix mais plutôt de voir comment on peut aider le commun des mortels (et pas seulement les cadres dirigeants) à se débrouiller dans ce type de situation. D’autant plus que souvent, dans ces travaux, quand le chercheur entre dans l’entreprise, on l’oriente vers les managers considérés comme exceptionnels. Sachant que grimper dans la hiérarchie peut être considéré comme indicateur de succès. C’est assez normatif. Je préfère la démarche compréhensive. Je suis aussi à la recherche d’une certaine utilité sociale : si l’on peut trouver des modalités d’accompagnement qui, aussi modestes soient-elles, sont susceptibles d’aider les nouveaux managers à cheminer dans leur propre parcours de professionnalisation, on aura fait quelque chose.

Vous êtes aujourd’hui au conseil d’orientation et au bureau du DIM Gestes. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce groupe d’études pluridisciplinaire ?
Sa capacité d’ouverture… Il n’y a pas de volonté de plaquer des explications toutes faites, ou de hiérarchiser les disciplines. Les membres sont plutôt favorables à l’enrichissement mutuel. C’est aussi un espace qui joue bien son rôle de mise en relation. Nous sommes parfois un peu enfermés ou isolés dans nos disciplines respectives, alors que nous traitons tous de travail, même si nos regards restent différents. En outre, je pense que le travail va continuer d'évoluer dans les années à venir. Il est donc très intéressant de mutualiser les éclairages sur ces évolutions, plutôt que de ne s’intéresser qu’à ce que cela pourrait rapporter en termes d’efficacité ou de performances. Ce qui me semble mince, voire un peu dangereux. Sauf à avoir une conception plus large des performances sociales, environnementales etc. Les études économiques et historiques sont très utiles pour éclairer les contextes, l’épidémiologie donne des connaissances solides… Par exemple, les effets du travail de nuit sur la santé ne sont pas une vue de l’esprit, ce sont des faits. Je vois difficilement comment construire un espace de compréhension des évolutions du travail plus intéressant que celui qui se construit actuellement autour du DIM. Il faut que cela continue, c’est important.

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