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26 / 05 / 2017 | 70 vues
Jean-Claude Delgenes / Membre
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Le travail en 2022 : face au numérique, dialogue social ou violence sociale ?

Le travail en 2022

Une série de chroniques à suivre sur Miroir Social

- Jean-Claude Delgenes, fondateur et directeur général de Technologia

Retrouvez les chroniques de :
- Marie-Jeanne Fouqué
,
présidente déléguée de la mission locale de Toulouse > L'insertion des jeunes des milieux défavorisés
- Michel Debout
, psychiatre et professeur de médecine > Une source de bien-être psychologique et un facteur de souffrance
- Anne-Julienne Tillay, secrétaire générale de l'UNSA Paris > Perspectives critiques
Françoise Maréchal-Thieullent, avocate médiatrice chez Lawcean Selarl Interbarreaux > Retrouver la sérénité par les modes de règlement amiable des conflits
- Brigitte Dumont, directrice RSE d'Orange > Comment les grandes entreprises se mobilisent pour répondre aux mutations de l’économie et pour la qualité du travail ?

Récemment, je déjeunais avec le directeur des ressources humaines d’une grande entreprise sous-traitante de premier plan dans l’industrie automobile. Il me faisait part des avancées de la robotisation et sa réintroduction dans le cadre de la transformation du thermique vers l’électrique : « Nous avons des milliers de gens à reconvertir et à requalifier », m’avouait-il. « En raison de la voiture électrique qui finira par s’imposer dans les dix ans qui viennent. Nos métiers sont touchés mais nous nous demandons s’il ne serait pas préférable (comme le font tous les grands constructeurs) de sauter cette étape de requalification et d’aller directement vers des usines dont la fabrication serait confiée aux seuls robots ». 

Grêlée par les affaires, l’élection présidentielle a été une occasion manquée. Elle n’aura pas permis aux candidats de répondre à la question qui obsède en priorité les Français, celle de l’emploi et du travail. Pour une grande partie d’entre eux, en effet, les interrogations lancinantes, dans une société marquée par un chômage endémique, sont bien identifiées : « demain, dans cinq ans, aurai-je encore un travail ? Un toit ? Qu’en sera-t-il pour moi ? Pour mes enfants ? Pour mon conjoint ? Mes petits-enfants ? Aurai-je toujours cette même satisfaction au travail ? Aurai-je ce nouvel emploi auquel j’aspire ? Cette promotion que j’attends depuis si longtemps va-t-elle encore m’échapper ? Serai-je victime d’une restructuration ou de bouleversements professionnels ? Un robot prendra-t-il ma place ? De quoi vivrons-nous dans dix ans si le travail disparaît ? ».

Pour répondre à ces angoisses sociales et existentielles, le premier impératif est de mieux connaître le travail. Savoir notamment d’où l’on part pour situer les effets de la montée en puissance du numérique. On le sait, la numérisation devrait accentuer les tendances actuelles. Or, force est de constater que l’on ne possède pas une bonne représentation du travail malgré l’ensemble des données disponibles sur le sujet et toutes celles que l’économie numérique enregistrent quotidiennement.

Une France marquée par le travail atypique et pénible

Chacun pense encore le travail comme une activité stable allant du lundi au vendredi en journée. Or le travail est majoritairement atypique en France. Sur les 28,6 millions d’actifs en 2015 (5,5 millions d’agents de la fonction publique et 16 millions de salariés dans le privé), 2 sur 3 vivent un travail atypique. Ainsi, les actifs travaillent pour moitié le samedi, 30 % le dimanche et au moins un tiers est encore en activité le soir de 20h00 à 0h00. Cette tendance au travail atypique devrait se renforcer jusqu’en 2022, quand le nombre d’actifs qui continuera de croître jusqu’en 2060 atteindra près de 30 millions de personnes. 

La pénibilité du travail est une autre dimension de la France laborieuse. Le ministère du Travail vient de révéler l’ampleur du nombre de comptes personnels de pénibilité ouverts au début de l’année 2017 en raison des quatre premiers facteurs retenus par la loi (travail de nuit, répétitif, en équipe alternante et en milieu hyperbare) : 512 000 personnes ! Qui s’attendait à cela ? C’est pourtant une mesure de justice sociale. En moyenne, l’espérance de vie se réduit de sept ans pour une personne qui travaille de nuit durant plus de 20 ans. Les gens esquintés par le travail sortent souvent trop tardivement du secteur professionnel et entrent alors assez vite en lourde dépendance, demeurant à la charge de la société. Les études montrent que les dernières années marginales de travail pénible induisent cette forte dépendance par altération de la santé.    

L’acceptation du travail flexible

Vaille que vaille, au cours des vingt-cinq dernières années, les Français se sont adaptés en acceptant une grande flexibilité dans les modes d’emploi.

Alors que les effets de la transition numérique sont en majorité largement à venir, la flexibilité est aujourd’hui si avancée qu’elle semble contrarier la productivité qui était pourtant jusqu’ici un point fort de notre marché du travail. C’est le sens des travaux de Philippe Askenazy et Christine Erhel sur le lien entre qualité de l’emploi et productivité. En 2012, avant le basculement total dans la numérisation, 82 % des emplois créés étaient temporaires (contre 70 % cinq ans auparavant), explique l'INSEE.

Les conditions d’emploi se sont érodées. Les contrats sont de plus en plus courts, notamment pour les personnes faiblement qualifiées. Certes, le CDI demeure encore majoritaire mais les types de contrats à l’embauche sont moins permanents, à l’exception des fonctions très qualifiées. Les actifs passent pratiquement tous par le purgatoire des stages, de l’intérim ou du portage salarial (dont le statut se répand comme celui des auto-entrepreneurs) avant l’accès au graal du CDI. Tout cela génère une plus grande vulnérabilité psychique chez ceux qui sont tributaires de cette incertitude.

La multiplication des CDD courts entrave les temps d’apprentissage qui se réduisent. Sur ce plan, il est essentiel de comprendre que pour maîtriser une fonction, pour accéder à un métier qualifié, les temps d’activité réels, de la pratique sur le tas, participent à la formation. Ainsi, une partie de la population n’accède pas à des emplois à plus forte valeur ajoutée. Par ailleurs, le nombre de VAE s’est réduit de 4 000 entre 2010 et 2014 alors qu'en dix ans seulement la Nation a délivré 250 000 diplômes par cette voie. L’amertume est d’autant plus forte quand l’on sait l’importance accordée au diplôme en vue d’une embauche ou d’une promotion.     

C’est dans cet état que la France doit désormais affronter les défis que pose l’entrée dans la transition numérique qui a débuté il y a quelques années. 

Radiographie de la transition numérique

L’intelligence artificielle et le web sont partout et de plus en plus en concurrence avec l’intelligence humaine. Si ce constat est désormais sans appel, son histoire est relativement récente. Au début des années 1970, le premier microordinateur chez Xerox à Palo Alto, la première imprimante laser et le premier courriel grâce au protocole Arpanet (qui est ensuite devenu internet) sont apparus quasi simultanément. Dès 1971, on recensait donc à la fois l’ordinateur individuel, l’imprimante et le réseau qui s'est développé à l’échelle mondiale avec les capteurs et commutateurs au milieu des années 1990. 

2007 a été une autre année historique : Apple a lancé le premier iphone. Google son Android et Amazon son Kindle, sans parler de la croissance exponentielle de Facebook créé trois ans plus tôt et qui compte aujourd’hui plus de 2 milliards d’utilisateurs. Cette émergence des smartphones a permis la mise sur orbite des plates-formes collaboratives qui généralisent l’économie dite collaborative et la concurrence sur nombre de segments économiques traditionnels.

Après 50 ans d’histoire, l’intelligence artificielle, l’automatisation, la robotique, l'internet des objets connectés, la production en 3D, le numérique au service de l’énergie électrique etc., soit toutes les vagues successives de la société numérique soulèvent quelques questions centrales qui, comme nous l’avons dit, sont aussi existentielles pour les citoyens et les actifs.

Demain, le travail existera-t-il en quantité suffisante pour tous ou sera-t-il rare et insuffisant pour nourrir la majorité des Français ? Sommes-nous voués à la dislocation des formes de travail dont la généralisation de la précarisation fait déjà son œuvre ? Le travail suffisamment rémunéré et stable sera-t-il réservé à une élite formée aux codes numériques ? Celle qui détient les entreprises et le capital de production ? Celle des héritiers ? Celle des initiés au codage ? 

Du point de vue de la civilisation, nous orientons-nous vers un nouveau Moyen Âge au sein duquel une petite minorité disposant des savoirs et des capitaux dominera une multitude ravalée au rang de citoyens de seconde classe bénéficiant des minimas sociaux pour survivre dans une existence au rabais ? Ou bien entrera-t-on dans une nouvelle ère économique bénie ? Celle de la frugalité des énergies fossiles ? Celle du développement de l’être en pleine conscience ? Celle de la prise en considération de notre empreinte planétaire et de notre espace terrestre limité et de nos moyens comptés ? Celle d’une maturation de la conscience collective apte à traiter les intérêts généraux de l’humanité ?

Le travail de demain s’observe aujourd’hui.

La société numérique frappe désormais toutes les professions dans lesquelles l’accumulation des données s’abonne à des volumes exponentiels. Ainsi, certains métiers commencent à se modifier et risquent de disparaître en raison d’une gestion avertie de ces données accumulées, ordonnées avec rigueur.

Déjà, un radiologue est moins performant pour aborder un diagnostic qu’un automate programmé en intelligence artificielle capable de tirer les enseignements de millions d’images collectées et centralisées dans une base afin de livrer avec précision un diagnostic argumenté. Le diagnostic du médecin radiologue est moins précis et surtout moins fiable. Certaines expériences ont montré que le diagnostic était dépendant de conditions matérielles et subjectives. Que dix spécialistes pouvaient rendre à partir de la même source des analyses différentes. L’humain est sujet à des biais que la machine évite. Cette évolution se retrouve dans nombre de métiers. Les biologistes bien entendu, parmi lesquels on retrouve la même logique que pour les radiologues. Les cancérologues qui sont moins performants concernant les projections de développement des cancers. Les professions du droit (avocats et juges) sont particulièrement concernées.

Chez les avocats, des robots « intelligents » travaillent déjà ardemment et absorbent environ 35 % de l’activité traditionnelle dans certains cabinets [voir l’article de Françoise Thieullent avocate et médiatrice > Retrouver la sérénité par les modes de règlement amiable des conflits ]. Ces robocats (robot-avocat) savent rechercher dans l’abondante littérature tous les arrêts de jurisprudence à mobiliser pour étayer une démonstration juridique et emporter la conviction du juge. En plus, ils travaillent 24 h sur 24 et savent rédiger sans faute de syntaxe ou d’orthographe. 

Dans des branches entières, les logiciels sont désormais à la manœuvre. Le traitement des dossiers d’assurance (qu’il s’agisse de la retraite ou de la maladie) sont de plus en plus confiés à des algorithmes, comme d’ailleurs la rédaction des polices d’assurance. Les humains experts d’hier tendent à devenir de simples opérateurs de saisie. Autre exemple : dans ce secteur de la banque-assurance, le robot Watson (qui coûte à l’achat 138 000 dollars) effectue le travail d’environ 30 personnes.

Hier encore, les citoyens qui appelaient un centre téléphonique pour obtenir divers renseignements pouvaient espérer tomber sur la chaleur, celle d’une voix humaine, même si celle-ci était délocalisée dans un pays à faible rémunération. Très prochainement, les chatbots, véritables robots « tchatcheurs », répondront à 85 % des questions posées.

Les logiciels d’aide à la décision ont déjà largement sévi en matière d’emploi. Amazon qui s’était vu attaquer car les employés de ses entrepôts étaient souvent travailleurs isolés et parcourraient parfois jusqu’à 12 kilomètres par jour a mis en place des robots sophistiqués et se passe ainsi d’un grand nombre d’employés. Dans la grande et moyenne distribution, la suppression du poste de travail à la caisse est en cours de généralisation. Déjà, quand on se rend dans une grande chaîne de vente de matériels de sport, on doit assurer seul la lecture des codes-barres et le paiement par carte bleue. Demain, la généralisation des puces RFID qui équiperont les produits achetés évitera même la saisie en caisse. Le passage avec le chariot permettra d’établir la facture. Au bas mot, 250 000 emplois sont menacés en France à court terme. Mais cela ne touche pas que les métiers aux faibles qualifications : BMW a lancé un vaste programme de robotisation. Ainsi, en Angleterre, l’usine d’assemblage de la Mini, rachetée par BMW en 2000, retient 1 500 robots dernier cri pour 180 salariés. Ce modèle doit être appliqué pour toutes les usines du groupe, comme celle de Munich.

Des chantiers gigantesques

Gardons-nous toutefois de tomber dans une vision dépressive de cette révolution technologique et industrielle. Elle comporte aussi des avancées sur le plan de la préservation de la formation, de l’environnement ou de la santé. La formation à distance assure une diffusion de la connaissance comme jamais par le passé et évite aussi bon nombre de déplacements donc épargne notre nature nourricière. Autre exemple en matière de santé pour n'en citer qu’un mais assez visuel : dans une scierie, les ouvriers se tailladaient souvent les doigts sur la scie circulaire. Un simple gant équipé désormais de capteurs permet d’arrêter la scie quand la position de la main se trouve en risque. Hier, les ouvriers d’un centre logistique se plaignaient de nombreux troubles musculo-squelettiques. La mise en place de caméras et de capteurs et une étude sur une longue durée des données numériques concernant les mouvements des opérateurs a permis de mieux comprendre les contraintes d’activité qui s’exercent et donc d’améliorer le dispositif de production. Dans un centre d’impression graphique, la mise en place de gilets avec des capteurs pour analyser les mouvements effectués durant la journée favorise la connaissance sans doute aussi bien que l’observation d’un ergonome. Ces données sont à travailler même si elles sont à profusion à terme. Elles permettront des évolutions dans la conception des machines, dans la posture humaine et la régulation des charges de travail.

Les chantiers à lancer sont donc gigantesques. Pourtant, nous en sommes encore à discuter de la survenue de l’économie numérique alors que d’autres pays sont déjà engagés dans une forte anticipation. Les solutions doivent se tourner vers divers dispositifs qui consistent à renforcer la capacité de création, de formation et d’adaptation du plus grand nombre.

Je ne traiterai ici que deux aspects dans ce vaste programme à mettre en œuvre pour rétablir les grands équilibres. La formation et l’appropriation des évolutions par le renforcement du dialogue social.

L’effort de mise à niveau est titanesque. Il s’agit d’un nouveau paradigme contraignant dans la formation initiale, la formation continue et la gestion des carrières. Ainsi, les spécialistes estiment que pour suivre l’évolution des technologies dans son secteur un citoyen disposant d’une bonne formation initiale devra à terme consacrer chaque année environ 160 heures à l’entretien et à l’enrichissement de ses connaissances. Cette formation ne devant pas être simplement individuelle mais partagée dans des collectifs d’apprenants pour favoriser l’apprentissage et la compétence collective. Les groupes de hackeurs qui œuvrent en partageant leurs connaissances ont beaucoup à nous apprendre sur ce plan.

Dans cette logique, chaque salarié devrait devenir acteur de sa propre formation.
À l’analyse, on comprend donc l’intérêt mais aussi toutes les limites du compte personnel d’activité (CPA). Ce compte vise à rassembler tous les droits sociaux personnels utiles à quelqu'un pour sécuriser son parcours professionnel. Le CPA doit être mis en place dès l’entrée sur le marché du travail et tout au long de la vie professionnelle. Le CPA  intègre le compte personnel de formation (CPF), le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) et le compte d’engagement citoyen (CEC). Le CPA est en vigueur depuis 2017.

Dans cette logique, chaque salarié devrait devenir acteur de sa propre formation. Tout d’abord par la prise de connaissance et la gestion de sa situation individuelle. Ensuite, si les moyens sont déployés, ce compte devrait lui permettre de faire face à la diversité des parcours et des formes d’emploi. L’axe central est de favoriser la mobilisation individuelle de moyens pour accéder à des formations qualifiantes et ainsi sécuriser les mobilités professionnelles. 

On comprend qu’étant donné l’avancée des NTIC, les autorités du monde de l’éducation et de l’entreprise doivent absolument favoriser une meilleure insertion des jeunes avec des dispositifs de formation initiaux qui ne reposent pas sur la compétition et le stress mais sur une plus grande aptitude à la coopération et à l’appréhension collective des difficultés. Cette approche aurait dû se mener depuis au moins une quarantaine d’années dans un cadre européen en renforçant les échanges entre les jeunes générations. L’Union européenne a manqué d’audace. 

Réaliser le grand marché unique de l’intelligence au niveau européen devient un impératif absolu. Chaque jeune en 2nde, 1ère ou terminale d’un lycée général ou technologique devrait pouvoir suivre un an de scolarité dans un autre pays de son choix. De même, notre pays doit renforcer la formation par la recherche propre à l’université et sortir d’une sélection trop rapide ou trop élitiste. L’enseignement professionnel doit être réhabilité car, même au temps du numérique, les métiers demeureront.

Rien ne pourra se faire en affrontant les salariés et leurs représentants.

Face à tous les bouleversements qui vont survenir, l'une des plus grandes difficultés sera de garantir le maintien des grands équilibres sociaux.

Face à tous les bouleversements qui vont survenir, l'une des plus grandes difficultés sera de garantir le maintien des grands équilibres sociaux.

Nous menons plus de 300 études par an dans des entreprises de tous secteurs et de toutes tailles comme dans des collectivités et institutions publiques. Le constat que font remonter nos consultants est inquiétant : le taux d’hostilité latente et de mécontentement récurrent des subordonnés vis-à-vis de leurs dirigeants est passé d’environ 10 % à 20 % en quelques années. Ce raidissement social se retrouve dans la tension et la violence sourde qui s’exprime parfois chez les salariés à l’occasion d’un désespoir exacerbé en raison d’une perte d’emploi : bombonnes de gaz et usine piégée comme dernièrement chez GM&S. Cette tendance se manifeste aussi par un retrait a-motivationnel. C’est ainsi que le taux d’absentéisme est très sensiblement à la hausse ces dix dernières dans la plupart des secteurs. Les transformations technologiques et industrielles et l’accélération du temps économique et du temps numériques heurtent la société et nourrissent la violence.

Dans ces conditions, le renforcement de la représentation des salariés apparaît indispensable pour mener les évolutions rapides et surtout les réussir. Il s’agit de permettre aux salariés et aux agents de l’État de devenir acteurs de leur destinée à travers l’action de leurs représentants et de renforcer leur pouvoir d’agir. Seul un dialogue social de qualité peut favoriser l’évolution ou contribuer à éviter l’enlisement. Le dialogue social, s’il est rénové, traitera les problèmes et armera chacun.

C’est dans ce contexte gros de périls que prend place aujourd’hui la discussion sur la fusion des instances de représentation du personnel.

Faut-il fusionner, dans les grandes entreprises, le CE avec le CHSCT et les délégués du personnel, comme c’est déjà le cas dans les entreprises de moins de 300 salariés avec l’instauration de la délégation unique du personnel (DUP) ?

Si des simplifications peuvent sans aucun doute avoir lieu, pour répondre à cette question centrale il faut bien appréhender le rôle de l’instance de prévention. À quoi sert un CHSCT aujourd’hui dans les nombreuses mutations du travail en cours ? Dans les faits, l’information-consultation sur les plans d’évolutions structurelles favorise l’analyse en profondeur et donc l’anticipation des changements par des représentants du personnel qui se sont formés, professionnalisés et dotés d’un bon niveau de connaissances depuis plus de 30 ans.

En 2014, conscient de l’importance de cette instance consacrée à la santé et à la sécurité, le professeur de droit Yves Verkindt a ainsi proposé des solutions pour renforcer et moderniser les CHSCT dans son rapport à la Direction générale du travail. C’est d’ailleurs cette logique préventive efficiente qui a mené les gouvernements successifs à étendre le dispositif du CHSCT à la fonction publique territoriale et d’État.

En effet, avec les lois Auroux la France a pris depuis 1982 l’option de la prévention et pas celle de la contrainte. Cette logique de prévention s’oppose ainsi à une logique d’opposition et de blocage de la décision. En France, en cas de désaccord, n’oublions pas que les représentants du personnel n’ont aucun moyen juridique de veto pour bloquer une décision de l’employeur, comme par exemple en Allemagne où c’est le cas.

Par son action réelle et connue par les salariés au plus près du terrain, le CHSCT permet un pas de côté en faveur de la préservation de la santé et de la sécurité. Il favorise la mise en place de garde-fou. Il n’interdit en rien les évolutions bien au contraire par la remontée des informations des collectifs de travail, par la confrontation des points de vue et par une vision plus large de la part des représentants des salariés, le CHSCT demeure un instrument d’ouverture et de progrès social.  

C’est une instance concrète qui favorise l’action des salariés qui veulent s’investir sans pour autant rentrer dans des débats trop conceptuels. On ne compte plus les cas dans lesquels l’instance a favorisé le règlement de dossiers délicats qui auraient pu pourrir et donner lieu à des situations délétères. Cette soupape de sécurité essentielle doit donc être préservée. Elle a joué tout son rôle dans des crises funestes. En effet, le CHSCT est la seule instance au sein de laquelle les salariés peuvent encore traiter à égalité de dignité les problèmes qu’ils vivent.

La disparition de cette instance singulière aurait immédiatement deux conséquences inquiétantes : d’une part elle aurait pour effet de supprimer des milliers de mandats de représentations alors que le pays souffre d’une baisse de l’implication politique et sociale. On estime d’ailleurs que la création de la délégation unique du personnel par la loi Rebsamen a généré une érosion de 10 000 mandats. D’autre part, elle aboutirait à l’éradication d’une grande partie de la jurisprudence actuelle qui est protectrice en matière de santé et de sécurité du travail. D’après les magistrats, il faudrait au moins 5 ans pour reconstituer cette jurisprudence cohérente.

Pour finir, une question se pose. La décentralisation du point de gravité des négociations au niveau des seules entreprises (comme le recherche le nouveau pouvoir) va aboutir à donner un primat aux accords d’entreprise. Peut-on d’une part aller dans cette voie et d’autre part fusionner les instances représentatives des salariés et donc sensiblement affaiblir la partie salariée ? Si on n’y prend par garde, la contradiction pourrait être majeure.

Il ne s’agit pas ici de défendre un acquis intouchable du fait même qu’il serait historique mais de défendre l’existence du seul lieu spécifique où pourra s’analyser, se discuter et s’accompagner la grande transformation de l’économie. En effet, les employeurs n’étant pas culturellement disposés à l’octroi d’un droit de veto, le seul lieu où la violence sociale inhérente aux situations de crise et de changements accélérés peut encore être régulée demeure le CHSCT. La modernisation de notre pays suppose de rechercher sérénité et équilibre de long terme dans les relations au sein du monde du travail.

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