Réforme de la responsabilité financière des gestionnaires publics: où en est-on?
La réforme du système de responsabilité financière des gestionnaires publics a été à plusieurs reprises évoquée dans ces colonnes. Samuel Barreault, Président de l’ADAFiP (Association des administrateurs des Finances Publiques)(1) et Thierry Pourquier, membre du Conseil d’Administration ont bien voulu, avec le recul, faire le point sur les conditions de sa mise en place et répondre à mes questions.
Dès l’origine, l’ADAFIP s’est légitimement préoccupée de cette réforme qui remettait profondément en question le système de la Responsabilité personnelle et pécuniaires (RPP) des comptables publics.
Samuel Barreault : En effet, lors de la publication de l’ordonnance du 23 mars 2022 j’indiquais que la RPP était à bout de souffle et qu’il fallait évoluer vers autre chose. Cet « autre chose » est entré en vigueur le 1er janvier 2023.
Si le nouveau système présentait des points positifs par rapport à la RPP, dès novembre 2022, j’appelais l’attention sur un certain nombre d’interrogations, notamment:
- la définition de la responsabilité managériale
- la nécessité de ne pas bloquer l’action de l’administration et la prise de risques (en juin 2023, la Première ministre évoquait le droit à l’erreur pour “ceux qui tentent des choses même s’ils n’y parviennent pas”)
- l’inévitable judiciarisation des procédures avec le sujet de la protection fonctionnelle (coût d’un avocat).
Trois ans plus tard, qu’observe-t-on ?
Samuel Barreault: La jurisprudence se construit progressivement, par tâtonnements.
La définition d’une faute grave et d’un enjeu financier significatif n’est pas stabilisée. Le secteur public local, surreprésenté en raison des signalements des Chambres régionales des comptes, est en décalage avec les rapports publics de la Cour.
A cet égard, on observe une quasi-absence de sanctions d'infractions complexes dans les affaires jugées.
La politique des poursuites du parquet très large, conduit à mettre en cause un nombre important de personnes qui ne sont pas forcément condamnées (classement sans suite ou rappels à la loi).
La procédure est vécue comme une épreuve qui marque profondément les personnes mises en cause.
Toutes font part de la difficulté à se défendre tout en travaillant, d’une dimension psychologique lourde à porter et d’un coût financier important en l’absence de protection fonctionnelle pour assurer sa défense. Beaucoup renoncent ainsi à faire appel, ce qui empêche une jurisprudence équilibrée de se construire.
Ces interrogations ont d’ailleurs donné lieu à des échanges interministériels et un groupe de travail interministériel a commencé à se réunir à la fin de l’été 2025.
On peut espérer que les travaux de ce groupe permettront de préciser la nature de la faute, de mieux caractériser le caractère significatif du préjudice financier, qui est distinct de la gravité de la faute, de garantir une protection fonctionnelle et de prévoir la possibilité pour les ministres d’interjeter appel et de se pourvoir en cassation, comme je l’avais suggéré à la ministre dans mon courrier du 9 juin 2025.
Cela ne manquera pas de susciter des débats avec la Cour et au Parlement, lorsque le calendrier parlementaire le permettra.
A ce stade, quelles sont les enseignements à tirer de cette réforme, les tendances jurisprudentielles observées, leurs conséquences sur les comptables ou agents de la DGFIP mis en cause et sur l’état d’avancement de la demande de protection fonctionnelle
Thierry Pourquier: Depuis la mise en place de cette réforme, 24 décisions de la Chambre du contentieux de la Cour des comptes sont intervenues, qui sanctionnent majoritairement les services ordonnateurs (38 élus ou collaborateurs) et 6 comptables ou agents des Finances publiques.
- Les premières tendances quasi-jurisprudentielles :
Le total des amendes prononcées au 15 septembre 2025 s’élève à 174 000 €, chacune allant de 1 000 à 20 000 €.
Quant à la Cour d’appel financière, elle a prononcé 5 décisions à ce jour (2) dont 2 sont venues casser les arrêts de la Chambre du contentieux. Elle devra bientôt statuer sur 4 dossiers concernant des collègues de la DGFIP, et un appel de la Procureure générale demandant le doublement des amendes auxquelles ont été condamnés 2 comptables.
La notion de préjudice financier significatif se précise
La Chambre du contentieux adopte une approche extensive de la notion de préjudice financier significatif.
La jurisprudence qui se dessine retient des préjudices qui ne sont encore que très probables ou qui représentent un pourcentage « limité » du budget de l'organisme, par exemple 0,12 % du montant du budget pour un conseil départemental.
L’importance du préjudice financier peut servir à qualifier la gravité de la faute de gestion alors qu’en théorie ces deux critères, préjudice et gravité, semblaient être distincts et cumulatifs.
Par ailleurs, la Cour a rappelé qu'il n'est pas nécessaire d'établir le montant exact du préjudice financier, mais que son ordre de grandeur doit être évalué avec une précision suffisante pour être apprécié par rapport aux éléments financiers de l'entité ou du service concerné.
Enfin, on peut signaler un réquisitoire particulièrement critique du Parquet financier, qui chiffre à 1 M€ le « préjudice d’image » que subirait l’État dans une affaire dont la presse a parlé savamment sans en connaître le fond. Ce chiffrage paraît dans son principe et dans son montant difficilement acceptable. Il a d’ailleurs été écarté vivement par la défense des agents et ensuite par la Chambre du contentieux.
- Autres enseignements
L’infraction « d'octroi d'un avantage injustifié à autrui ou à soi-même » a également été précisée. Elle nécessite un « intérêt à agir ». Cette notion est abordée de manière relativement large, incluant des situations telles que l'existence de liens professionnels anciens avec le bénéficiaire ou « la volonté d'améliorer son image ou la poursuite d'un intérêt bénéficiant à la personne morale que l’on représente au détriment d’une autre ».
Cependant, il appartient au ministère public d’apporter chaque fois la preuve de l’intérêt à agir.
Par ailleurs, la production d'un compte non conforme aux exigences a été sanctionnée.
Enfin, la RFGP a conduit à une sanction plus systématique des cas graves d'inexécution des décisions de justice, comme dans l’arrêt « commune d’Ajaccio ».
- La Cour met en cause des comptables mais également les agents placés sous leur autorité
Trois comptables ont été mis en cause dans des arrêts.
Mais aussi, trois collègues non comptables mis en cause sont de grade d’inspecteur principal ou d’inspecteur et de niveau n-1 à n-3 dans la hiérarchie de l’entité. Ce changement total de paradigme par rapport à la RPP mériterait une plus grande clarification de la part de la Cour (l’agent exerce sous l’autorité d’un responsable, pourquoi celui-ci n’est-t-il pas mis en cause si l’agent a appliqué les procédures ?) et de la Direction Générale (un agent qui valide parfois pour des millions d’euros de salaires dans un service de gestion comptable pourrait t-il être mis en cause malgré le contrôle hiérarchisé de la dépense?).
Dans un des cas examinés par la Cour, le Directeur a demandé à être mis en cause à la place des agents qui avaient appliqué les procédures qu’il avait définies. Sans succès. Pour donner une idée plus concrète, voici la motivation du Procureur financier pour ne pas attraire ce Directeur : « il n’apparaît pas que M.X soit intervenu de manière suffisamment directe dans le déroulement des faits pour que sa responsabilité puisse être engagée».
Par ailleurs, la Chambre du contentieux s’intéresse actuellement aux intérêts moratoires non mandatés par les collectivités locales et aux délais de paiement des comptables. Quelques affaires importantes en terme d’enjeux financiers sont en cours.
Il est regrettable que la jurisprudence se cristallise au niveau de la Chambre du contentieux et non au niveau de la CAF ou du Conseil d’État au moment où la Cour d’appel financière a parfois cassé des décisions de la Chambre du contentieux (arrêt Richwiller sur la mise en cause du maire ou Alpexpo sur le montant du préjudice financier).
Les réquisitions du Parquet général sont parfois très sévères dans les propos tenus à l’audience. Pour des gestionnaires publics qui ont commis des erreurs, donc pas de façon intentionnelle, ou qui ont simplement appliqué les procédures définies par leur hiérarchie, les propos tenus résonnent encore.
Par exemple, ces termes employés dans un réquisitoire: «enchevêtrement de fautes, négligences coupables, désastre, dilapidation programmée» revêtent un caractère accusatoire fort, le tout en public, et mettent en cause la probité de l’accusé.
Le risque pour le fonctionnement quotidien des services est évident. Tout le fondement de la RFGP, largement partagé, qui vise entre autres à simplifier nos procédures et maîtriser les risques, pourrait être remis en cause.
Qu’en est-il de l’absence de protection fonctionnelle ?
Thierry Pourquier : Pendant la construction de la nouvelle procédure, le sujet de la protection fonctionnelle a été ignoré ou esquivé. Si bien que la circulaire d’avril 2024 de la Secrétaire générale du gouvernement, analysant les textes et disant que la protection fonctionnelle ne pouvait pas s’appliquer dans le cas d’une instance devant la Cour, a constitué un véritable choc. En effet, le Code général de la fonction publique prévoit qu’elle est accordée devant la justice pénale et civile. La protection fonctionnelle n’est pas prévue dans le cas d’un agent attrait devant la justice financière.
Le recours pour excès de pouvoir contre cette circulaire a permis au Conseil d’État de confirmer ce 29 janvier 2025 la position du SGG, en indiquant qu’il appartenait à chaque administration d’apporter éventuellement un « soutien technique, juridique et humain » à chaque agent concerné.
Et ce malgré les conclusions du rapporteur public auprès du Conseil d’État (3) : «Dans certaines hypothèses, les fautes financières motivant les poursuites devant la Cour des comptes mettent moins en cause un comportement personnel déviant que des dysfonctionnements d’ordre organisationnel qui, sans exonérer le gestionnaire public de ses propres manquements et donc sans faire obstacle à une éventuelle sanction, justifient, pour la durée de la procédure juridictionnelle, que ce dernier ne soit pas laissé seul pour se défendre de griefs mettant en réalité largement en cause le fonctionnement d’un service. »
Pourtant, dès que le gestionnaire public apprend qu’il devient justiciable devant la Chambre du contentieux, la présence d’un avocat est nécessaire. Dès cette phase, la préparation de la défense, les réponses aux questionnaires, les auditions éventuelles impliquent d’être assisté et conseillé. Si le gestionnaire public ne peut refuser de communiquer des documents, il doit être attentif et prudent aux réponses apportées aux questionnaires, surtout si ceux-ci visent sa relation avec sa hiérarchie ou les services partenaires. Le droit au silence s’applique.
La présence d’un avocat expérimenté s’avère indispensable pour que la défense soit assurée dans les meilleures conditions d’équité. Cette période d’instruction est difficile car il faut répondre rapidement aux nombreuses questions avec des moyens réduits sans disposer de tous les documents surtout si le gestionnaire public a été muté entre-temps.
L’ouverture d’une procédure a de nombreuses répercussions sur le justiciable, que ce soit dans son quotidien au travail (priorité donnée au temps passé à sa défense au détriment du reste de son activité) mais aussi dans sa vie personnelle (sentiment d’être accusé à tort, remise en cause de son propre fonctionnement, regard des autres, etc.)
La présence d’un avocat apporte une plus grande sérénité dans la procédure. Se défendre seul est illusoire, car seule l’expérience permet de bien argumenter sérieusement dans les mémoires et répliques adressés aux magistrats expérimentés.
Le justiciable doit ensuite se préparer à l’audience devant la Chambre. La préparation est juridique mais aussi psychologique. Le justiciable a en face de lui les magistrats en tenue. A sa gauche le parquet général représenté par 2 magistrats et à sa droite le greffe. Les audiences sont ouvertes au public.
Voici ce qu’en dit un justiciable :
«On peut déjà parler d’un sentiment de peur avant l’audience devant la Chambre du contentieux car notre réputation professionnelle est aussi en jeu. J’étais très impressionné et j’avais les jambes tremblantes en entrant dans la salle d’audience. Mon avocat m’a aidé à retrouver mon calme et ma concentration. Le caractère solennel de la Cour et le nombre de magistrats du siège et du parquet ne favorisent pas la sérénité des débats ».
En résumé, à ce jour, pas de protection fonctionnelle pour les agents des Finances publiques (3) qui doivent préparer seuls leur défense, répondre aux questionnaires de la Cour, fournir des pièces, aller devant la Chambre du contentieux, puis la Cour d’appel financière (CAF) et enfin devant le Conseil d’État s’ils en ont encore la force et l’assise financière. Sauf à financer eux-mêmes leur avocat.
Sur les 6 collègues concernés, 1 est allé devant la CAF et a été débouté ce 30 janvier 2025 (ira-t-il en cassation?), 4 ont contesté devant la CAF et 1 a « jeté l’éponge » compte-tenu du temps déjà passé sur l’affaire, de la pression psychologique et des frais d’avocat bien plus élevés que l’amende, alors que les arguments étaient largement défendables.
Payer a minima 7 000 € de frais d’avocat pour chaque phase de la procédure n’est pas de nature à poursuivre le contentieux, même si des arguments paraissent solides.
Quelle est, en fait, la position de la Direction générale ?
Thierry Pourquier : Le groupe de travail du 4 février 2025 portant sur la RFGP a été assez tendu car le sujet de l’absence de protection fonctionnelle a été longuement débattu. Certains représentants syndicaux demandent que les agents exigent des délégations de signature précises, de façon à ce qu’ils soient couverts en cas d’ouverture de procédure. Au lieu d’aller à l’essentiel, rationaliser, maîtriser les risques et les enjeux, établir des cartographies, les services pourraient, dans cette logique contraire à la RFGP, se surprotéger.
Même si la DG peut apporter une aide « technique, juridique ou financière », même si elle a « engagé une réflexion pour mettre en place un dispositif interne pour apporter aux agents qui le souhaitent un soutien et des mesures d’accompagnement afin de les aider à construire des éléments de défense à toutes les étapes de la procédure », il reste à aguerrir l’équipe dédiée aux subtilités, non pas de nos métiers, mais des procédures juridiques devant la Cour. Et aller devant le Conseil d’État nécessite la présence d’un avocat au Conseil.
Notre Ministre a adressé ce 11 mars une note au Premier ministre pour demander l’extension de la protection fonctionnelle aux juridictions financières. Par ailleurs, le Ministre de la Fonction publique a été sensibilisé à plusieurs reprises sur cette nécessité.
A contrario, la Procureure générale près la Cour des Comptes s’est exprimée à plusieurs reprises sur la RFGP.
Elle s’est dite opposée à titre personnel à cette protection fonctionnelle (la Gazette des communes du 19 mai 2025) : «La protection fonctionnelle a été conçue pour protéger les agents publics des attaques ou des suites dont ils peuvent être l’objet dans l’exercice de leurs fonctions et à condition, dans le second cas, qu’il ne s’agisse pas d’une faute détachable de l’exercice de la fonction. Elle n’a jamais été conçue pour protéger un agent public à raison des infractions qu’il a commises au détriment de la collectivité publique qu’il est censé servir, a fortiori au détriment de la caisse publique qu’il est censé protéger. Ce serait un dévoiement de la protection fonctionnelle.
En revanche, il me semblerait juste de prévoir un dispositif permettant de rembourser les frais d’avocat d’un agent public relaxé devant les juridictions financières. On pourrait même envisager d’étendre ce remboursement à des cas où l’infraction est purement formelle. Il ne m’appartient pas, évidemment, d’en décider. C’est au législateur de se saisir de la question, s’il le souhaite. »
Enfin, l’ADAFIP a adressé une lettre à notre Ministre le 9 juin 2025 pour rappeler ses positions .
Mais la réponse datée du 24/07/2025 à la question écrite (5) posée au Ministre de la Fonction publique laisse place à un grand scepticisme sur la volonté d’avancer vers une protection fonctionnelle. Et enfin, qu’en est-il de la proposition de loi déposée par la députée Violette Spillebout signée de 104 députés (6) ?
Il est urgent qu’une décision politique soit prise, d’autant que la Procureure générale a annoncé la multiplication des procédures - son souhait est d’1 audience par semaine.
La mise en place d’une protection fonctionnelle serait une marque de confiance vis à vis du gestionnaire public. Cette confiance doit s’exercer dès le début de la procédure afin de permettre une défense équitable devant la juridiction financière. Ce serait une marque de solidarité, vis à vis de la communauté des agents qui travaillent dans l’entité concernée. Une preuve essentielle de soutien psychologique. Sans protection fonctionnelle ou sans avocat rémunéré, le justiciable, même s’il peut être aidé (« soutien technique, juridique et psychologique ») est seul devant des magistrats. Et bien sûr, cette protection fonctionnelle ne s’appliquerait pas en cas de faute détachable du service.
La Procureure générale précise que de nombreuses procédures se terminent par un classement sans suite. C’est une excellente nouvelle pour le gestionnaire public qui voit la fin de la mise en cause de sa gestion, mais à quel prix? Le prix de l’avocat qu’il aura payé pour se défendre. Quid du remboursement des frais avancés pour se défendre d’une mise en cause erronée ? Pas de réponse à ce jour.
Nous espérons collectivement que cette demande va permettre la modification du Code général de la fonction publique et permettre une défense équitable de nos collègues.
(1) L’ADAFIP rassemble très largement les fonctionnaires des corps des administrateurs des finances publiques et administrateurs de l’Etat ou assimilés, ainsi que les contractuels, exerçant ou ayant exercé des fonctions supérieurs de direction, d’encadrement d’expertise ou de contrôle visés par l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de la Haute Fonction Publique.
2) Publications (page 1 sur 1) , COUR D'APPEL FINANCIÈRE | Cour des comptes
https://www.ccomptes.fr/fr/publications?f%5B0%5D=institution%3A16262
3) Sauf s’ils ont souscrit une assurance ad’hoc, à distinguer de l’assurance protection juridique
4 ) Position du rapporteur public sur la protection fonctionnelle en matière de justice financière : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2025-01-29/497840?download_pdf
5) https://www.senat.fr/questions/base/2025/qSEQ250504708.html
6) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b0688_proposition-lo